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La Turquie brutalisée

Ainsi, le président Erdogan a réussi son pari et a « présidentialisé » le système politique turc à la faveur du référendum organisé le 16 avril 2017. Certes, sa victoire est courte (51, 4 %) et surtout entachée de fraudes massives que le Haut Conseil électoral ne tente même plus d’occulter, mais comme Erdogan l’a rappelé, le « cavalier a déjà traversé la rivière1 ». En réaction au rapport préliminaire accablant de la mission d’observation conjointe de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe et de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (Osce), démontrant que jusqu’à 5 % des votes comptabilisés pourraient être frauduleux2, il s’est contenté de préciser : « Ils préparent un rapport à leur goût. […] Nous ne tenons pas compte de tout rapport que vous pourriez préparer3. »

Paria du régime dans les années 1990, Erdogan peut désormais se présenter officiellement comme source et horizon de tout pouvoir, qu’il soit exécutif, législatif ou judiciaire : il ne dirigera pas seulement le pays, mais désignera en tant que futur chef de l’Akp (Parti de la justice et du développement) les députés du parti majoritaire, nommera en tant que président la plupart des magistrats (pas uniquement ceux de la Cour constitutionnelle) et commandera, en tant que chef suprême, les armées. Il est difficile de savoir dans quelle mesure ce résultat aura un impact sur le respect des droits, et plus particulièrement des droits humains massivement bafoués, dans les formes et en pratique, depuis bien plus longtemps.

Sur un plan strictement formel, d’abord, le régime a renoncé à sauver ne serait-ce que les apparences d’un pouvoir légal-rationnel depuis de longues années : alors que selon la Constitution, à laquelle il a prêté le serment de loyauté au moment de sa prise de fonction en août 2014, le président de la République ne dispose que de pouvoirs essentiellement symboliques, il dirige de fait l’exécutif et prend des décisions majeures comme celle qui a consisté à arrêter les négociations de paix avec le Pkk (Parti des travailleurs du Kurdistan) à l’été 2015. Outrepassant ses pouvoirs constitutionnels, il a refusé de reconnaître les résultats des élections législatives du 7 juin 2015, limogé le Premier ministre Ahmet Davutoglu qu’il avait lui-même désigné comme son successeur, puis son ministre de l’Intérieur Efkan Ala en 2016. Enfin, c’est lui qui élabore et énonce la parole officielle, désigne qui est « ami » et qui est « ennemi », « terroriste » ou encore « traître », ces appellations constituant souvent le prélude à une arrestation ou à une condamnation prononcée par une justice qui n’a plus aucune autonomie.

Sur un plan pratique, également, le « recul » des droits avait pris une ampleur alarmante bien avant la proclamation de l’état d’urgence le 20 juillet 2016, quatre jours seulement après une tentative avortée de coup d’État : l’intervalle qui sépare les élections législatives du 7 juin, où l’Akp obtint 43 % des voix, soit un score insuffisant pour disposer de la majorité absolue des sièges, de celles du 1er novembre, où son score s’éleva à près de 50 % des voix, fut marqué par une terreur blanche. Des affrontements avec le Pkk firent plusieurs centaines de victimes et Erdogan mena une politique de chantage au chaos. Plusieurs villes kurdes qui avaient voté à plus de 75 % pour le Hdp (Parti démocratique des peuples), dont le centre historique de Diyarbakir inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco, furent placées en état de siège avant ou après ces « élections renouvelées », et réduites à néant lors d’opérations qui s’étalèrent sur de longs mois. À Cizre, où la répression fut la plus brutale, des dizaines d’enfants et de jeunes furent brûlés vifs dans les sous-sols de bâtiments4. Composées de militants islamistes ou de droite radicale, les « forces spéciales » déployées dans la région kurde laissèrent de nombreux graffitis derrière elles, notamment dans des chambres de filles de maisons détruites (« Nous sommes venus vous voir les filles, mais vous n’étiez pas là ! ») ou sur des murs en ruine où l’on pouvait lire : « Nous t’aimons, ô homme grand », en allusion à la grande taille d’Erdogan.

La campagne référendaire et l’état d’exception

La campagne occasionnée par le référendum, qui proposait ni plus ni moins que la fondation d’un régime autocratique, se déroula en plein état d’exception, celui-ci impliquant déjà une singulière restriction des libertés publiques, notamment d’expression et de rassemblement. L’interdiction de la plupart des médias indépendants avait également renforcé le contrôle que le pouvoir exerçait sur l’information. Pendant la campagne, alors que le camp du « non » a été accusé de trahison, voire de complicité avec le « terrorisme » incarné par le Pkk, la mouvance güleniste5 et l’État islamique, ainsi qu’avec les ennemis de l’extérieur6, le « oui » a été présenté comme un commandement divin et une condition pour gagner sa place au paradis7.

La répression, à la fois systémique et aléatoire des opposants8, a atteint un niveau d’intensité plus élevé que celui, déjà considérable, de la période 2013-2015 : dans un contexte où la Cour constitutionnelle s’est déclarée incompétente sur les dispositifs pris par des décrets-lois promulgués par l’exécutif en contournant le pouvoir législatif, plus de 100 000 fonctionnaires se virent limogés et virent leur nom largement diffusé par la presse de manière à leur interdire toute embauche dans le secteur privé (une infime partie seulement étant ensuite réhabilitée). L’enseignement supérieur, déjà dans la ligne de mire du pouvoir depuis la publication d’une pétition pour la paix début 20169, et la justice furent particulièrement touchés par ces sanctions collectives. De même, quelque 30 000 contrats privés furent annulés, près de 40 000 prisonniers de droit commun libérés pour faire place à autant d’opposants, parmi lesquels des dizaines de magistrats, 150 journalistes et des milliers de militants kurdes, dont quatorze députés. La plupart des maires kurdes furent démis de leurs fonctions pour être remplacés par des « administrateurs provisoires » proches de l’Akp. Des milliers d’associations et de fondations ainsi qu’une quinzaine d’universités furent dissoutes, plusieurs dizaines de journaux, périodiques, stations radiophoniques ou chaînes audiovisuelles interdits. Les avoirs des entreprises accusées d’être proches de Fethullah Gülen (représentant soixante-cinq milliards de livres, soit près de quinze milliards d’euros) furent saisis et au moins trente-cinq personnes, arrêtées ou licenciées, se donnèrent la mort ! Ces personnes, ainsi que des journalistes septuagénaires emprisonnés comme Nazli Ilicak, Sahin Alpay et Hilmi Yavuz dont les retraites ont été confisquées, sont considérées comme des « vies nues » au sens propre du terme : ces derniers ne peuvent plus jouir des droits humains, d’une protection juridique ou d’une reconnaissance éthique ! Enfin, soulignons qu’Erdogan, qui s’était déjà exprimé en faveur de la peine de mort supprimée au début des années 2000 pour permettre la candidature de la Turquie à l’Union européenne, est désormais accueilli par des foules brandissant des cordes.

La syntaxe du pouvoir

Les luttes livrées depuis de longues décennies pour les droits humains et plus généralement pour les droits civiques nous apprennent que le système juridique ne constitue pas une simple « superstructure » occultant les rapports de domination et les contradictions à l’œuvre dans une société. Pourtant, lorsque l’on regarde de près l’évolution de la Turquie, on peut se demander si le recul des droits et les pratiques répressives qui en résultent10 ne constituent pas la partie visible d’un processus bien plus disruptif qui, à terme, pourrait provoquer l’effondrement non seulement du système politique, mais aussi de la société elle-même. La syntaxe du pouvoir, qui se réduit désormais à une quinzaine de vocables belligènes (« trahison », « ennemis de l’intérieur » au service des « ennemis de l’extérieur jalousant nos succès et notre puissance11 », « croisés », « lobby », « zoroastriens », « hérétiques », « pervers », « complot », « faire payer le prix », etc.) et sature l’espace médiatique via les discours-fleuves d’Erdogan diffusés sur de nombreuses chaînes simultanément, montre clairement qu’une dynamique de brutalisation est à l’œuvre dans le pays. Répétitif à souhait, ce langage vise délibérément à diviser la société entre « amis », soit les Turcs sunnites loyaux à l’autorité, et « ennemis », soit les Kurdes, les alévis, les minorités non musulmanes, mais aussi des Turcs sunnites dissidents. Les « loyaux » ne doivent pas seulement obéir, comme c’est le cas sous les systèmes autoritaires qui craignent en règle générale toute politisation de leurs sujets, mais obéir activement, en restant en permanence en état d’alerte et en utilisant, si nécessaire, leur potentiel paramilitaire pour défendre l’instance qui requiert leur obéissance. On peut imaginer le risque qu’une telle exigence d’allégeance peut représenter dans un pays où un habitant sur quatre est armé12 et où les autorités expriment leur souhait de former des milices d’autodéfense13.

Plus important encore, si l’ennemi d’aujourd’hui est connu, seul le leader, dans sa perspicacité souveraine, saura désigner l’ennemi de demain, contre lequel une nouvelle mobilisation sera nécessaire. Ainsi, les opposants kurdes ou la gauche libérale, qui purent par le passé être considérés comme des alliés contre l’establishment kémaliste, devinrent, du jour au lendemain, des ennemis de la nation, tout comme les milieux accusés de proximité avec l’imam Fethullah Gülen, qui jadis figuraient parmi les amis d’Erdogan, voire les piliers de son système. De nombreux signes indiquent que la prochaine vague de répression visera cette fois-ci les « traîtres de l’intérieur » au sein de l’Akp, parmi lesquels des figures de premier plan comme l’ancien président Abdullah Gül et l’ancien vice-Premier ministre Bülent Arinç, qui se réfugient dans un silence assourdissant depuis de longs mois. Cet état de peur permet certes de promouvoir une « élite d’opportunité », que représente une troisième génération de l’Akp, qui n’a pas eu à intégrer l’histoire de ce parti qui s’identifie totalement à Erdogan au détriment de toute allégeance partisane et qui se donne pour mission de radicaliser le système en anéantissant tout mécanisme de contrôle et d’équilibre qui pourrait le freiner. Plus qu’à un régime autoritaire, terme qui semblait encore faire sens il y a peu14, le pays ressemble désormais à un bateau ivre.

Détruire les facultés cognitives de la société

Tout indique en effet que le régime s’est livré à une guerre contre les facultés cognitives de la société, qu’il est sans doute en train de gagner – au prix de la perte de toute rationalité, y compris celle nécessaire à sa propre stabilisation. Un simple regard sur la chronologie des événements post-2013 montre en effet que l’« erdoganisme » ne peut s’ancrer dans la durée qu’à condition de provoquer, de manière cyclique, de nouvelles crises : chaque campagne contre un « ennemi » donné occupe tout l’espace médiatique pendant plusieurs mois, avant de perdre en intensité et de laisser place à une nouvelle phase d’hyper-mobilisation. Ces cycles produisent cependant des effets cumulatifs qui alimentent une vision guerrière du monde. Aux yeux d’Erdogan, qui ne connaît pas de langue étrangère et dont la culture politique et historique se réduit pour l’essentiel à quelques dizaines d’ouvrages nationalistes/islamistes lus au tournant des années 1980, les Turcs constituent autant le bras armé que la nation sacrificielle de l’islam. Fier d’avoir soixante-dix-huit « nécropoles de martyrs turcs » à travers le monde, le président estime en effet que « la terre ne peut devenir patrie, et le tissu se transformer en drapeau, qu’à condition qu’ils soient arrosés de sang15 ».

Si l’inimitié constitue ici le « moteur de l’histoire », le nom et la nature de l’ennemi concret peuvent cependant changer. La Turquie se trouve en effet dans la position de l’« Oceania », pays fictif que George Orwell décrit dans 1984 : elle est en guerre permanente, mais sans que l’on sache si c’est contre l’« Estasia » ou l’« Eurasia ». Israël et la Russie furent indéniablement les ennemis à abattre dans la première moitié des années 2010, pour devenir ensuite des quasi-amis envers lesquels toute critique apparaît désormais suspecte. Ils laissèrent leur place à l’Iran, dont l’on rappelle souvent le caractère chiite, ainsi qu’aux États-Unis d’Obama, avant l’élection du très islamophobe mais aussi très imprévisible Trump. Puis l’Europe, qualifiée de « nazie » pour avoir refusé d’extrader les « terroristes » et interdit la participation des ministres de l’Akp aux réunions électorales, prit la relève des États-Unis : le patriotisme anti-« hollandais », notamment, a pris durant le printemps 2017 la forme d’une destruction des symboles évoquant ce pays : les tulipes et les oranges. Quelques vaches « hollandaises » payèrent également de leur vie l’« hostilité » du gouvernement de leur pays d’origine. La très forte dépréciation de la livre turque durant cette période a été également attribuée au « terrorisme économique16 » fomenté depuis l’Europe. Après s’être dressé contre la « nation en colère » des kémalistes17, l’Akp forge désormais la sienne, mais sans savoir vers où la canaliser, ni le pouvoir. Dès lors, comme la « Turquie ancienne », qu’Erdogan dénonce avec virulence18, la « Turquie nouvelle » qu’il construit utilise la crise comme un outil d’ingénierie, en prenant des risques que le pays n’est pas toujours en mesure d’assumer.

Les défaites en série en matière de politique étrangère, qui expliquent par ailleurs l’agressivité du pouvoir sur la scène intérieure, montrent clairement ce fait. Au tournant de 2012, une fois le choc des contestations révolutionnaires arabes passé, la Turquie, alors bercée par une grandeur illusoire véhiculée par Ahmet Davutoglu, ministre des Affaires étrangères et théoricien de la célébrissime Profondeur stratégique19, s’imaginait dans le rôle de la superpuissance régionale. Certes, malgré la violente nostalgie de l’Empire, elle n’avait pas de projet néo-impérial en tant que tel, mais espérait néanmoins s’imposer comme le primus inter pares des partis issus de l’islamisme en Libye, en Tunisie, en Égypte, et bien sûr en Syrie. La fin de cette utopie, qui ne trouvait pas de preneur au sein de ces mouvements conservateurs avant leur chute violente ou pacifique, avait transformé la Syrie en seul espace possible pour l’exercice d’une hégémonie régionale. Mais le régime d’al-Assad, incapable de contrôler l’ensemble de son territoire et déterminé à rendre la monnaie de sa pièce à Ankara qui soutenait son opposition armée, s’est retiré de la bande frontalière pour la confier au Pyd (Parti d’unité démocratique), « parti-frère » du Pkk. Le choix consécutif d’Erdogan de jouer la carte djihadiste contre la mouvance kurde, d’abord avec al-Nosra (« Front de la Victoire », branche locale d’al-Qaïda), puis avec l’État islamique, lui a valu une nette dégradation de son image en Europe et aux États-Unis, avant de déclencher une crise d’une rare violence avec la Russie. Erdogan fut finalement contraint de capituler devant Poutine en abandonnant son soutien aux résistants à Alep avant d’offrir ses services à l’administration Trump, les deux puissances continuant d’apporter leur soutien au Pyd, en dépit de tous les efforts déployés par la Turquie pour s’y opposer.

Loin de déboucher sur un examen critique de leurs décisions, cet isolement renforce le cadre à trois temps mobilisé par Erdogan et ses proches pour interpréter le passé : après une phase d’innocence, la « turcité », « missionnée » par l’histoire pour défendre l’islam et dominer les nations afin de les civiliser, aurait été attaquée par ses ennemis de l’extérieur et trahie autant par ses propres élites aliénées et occidentalisées que par ses ennemis de l’intérieur. La Première Guerre mondiale, dans laquelle l’Empire ottoman s’engagea en réalité de son propre chef et sans provocation aucune, aurait constitué la phase finale de cette agression, avant la délivrance obtenue par la guerre d’indépendance de 1919-1922. Une délivrance toutefois seulement partielle, dans la mesure où la Turquie est amputée de son Empire et demeure menacée de l’intérieur et de l’extérieur par les mêmes ennemis tentant d’entraver son développement et lui interdisant de prendre le leadership de la oumma20. Dans cette optique, seul un élan collectif qui supprimerait les conséquences néfastes de deux siècles d’occidentalisation et d’aliénation, instaurerait un modèle de pouvoir authentiquement turco-islamique et assurerait la formation de nouvelles générations dans une culture « nationale » et « religieuse » permettrait la régénérescence du pays. Ce vaste programme devrait être réalisé en respectant scrupuleusement trois échéances imminentes : après la célébration en 2023 du centenaire de la République, qui représente à la fois une délivrance partielle du joug des ennemis et le triomphe de la trahison que désigne le terme d’« occidentalisation », puis celle en 2053 du six centième anniversaire de la conquête d’Istanbul, qui fut indéniablement l’acte fondateur de l’impérialisation des Ottomans, les Turcs devraient inaugurer une nouvelle ère de domination universelle à l’occasion du millénaire de leur arrivée en Asie mineure en… 2071.

La réalisation de ce projet millénariste exige la réorganisation du pouvoir autour d’Erdogan, désormais ouvertement appelé reis (« chef »)21. Si l’« égocrate22 » est connu pour son palais de plus de mille pièces, sa résidence qui en compte 250, son avion figurant parmi les plus onéreux du monde et sa garde personnelle habillée à la manière des anciens soldats turcs, seldjoukides ou ottomans, à ses yeux ces signes extérieurs de pouvoir renvoient à une philosophie nationale : au-delà de sa personne physique, le leader y figure une essence faite terrestre pour accomplir une mission historique qui, elle, ne saurait être terrestre. Il doit se trouver en permanence en fusion avec sa nation dont il incarne le passé et investit le présent pour la doter d’un futur. Il est, par définition, exemplaire : ses relations avec sa mère et son grand-père, tous deux défunts23, ou sa femme et ses enfants, qu’il détaille souvent dans ses discours et qui sont désormais relatées par mille et un récits, ne permettent pas seulement de comprendre la « fabrique du héros », mais ont valeur d’exemplarité. Son arrestation pendant trois mois en 1999 alors qu’il était maire d’Istanbul n’atteste pas seulement des sacrifices qu’il a dû consentir pour sa nation, mais est élevée au rang d’épisode fondateur de la « nouvelle Turquie ». Cette homme-nation, ou si l’on veut cette nation-faite-homme, ne saurait souffrir des lourdeurs des institutions, qu’elles soient de nature bureaucratiques-technocratiques ou électives : pour gagner en efficacité mais aussi permettre à la nation de vivre en lien organique avec lui, le reis doit établir un lien sans médiation institutionnelle avec les quelque 600 sous-préfets du pays – en contournant ses 81 préfets – ainsi qu’avec les quelque 50 000 maires de quartier conviés par cohortes entières au palais présidentiel pour recevoir leurs instructions directement de lui. Il en va de même de ces centaines de milliers de commerçants et d’artisans invités à accomplir, en dehors de leur rôle économique de tous les jours, les « tâches du soldat, du policier et du juge » de proximité24. Ainsi, corporatiste et s’appuyant sur une bourgeoisie d’origine provinciale, les classes moyennes turco-sunnites conservatrices, des couches défavorisées dépendant des organismes de charité de l’Akp et un mouvement syndical proche du gouvernement (Hak-Is), le « système Erdogan » se dote des outils directs d’intervention au niveau le plus élémentaire de la société. En créant un « fonds d’avoirs » de vingt milliards de dollars, qui comprend l’essentiel des entreprises publiques rentables, Erdogan se dote aussi des moyens nécessaires au financement de ses actions25. Enfin, tout indique que le pacte que l’Akp a négocié avec le Mhp (Parti d’action nationaliste, droite radicale) en contrepartie de son soutien au projet de la présidentialisation a permis à ce dernier d’intégrer nombre de ses « Loups gris » de macabre réputation au système sécuritaire.

Comme le montre l’ensemble des rapports sur les droits humains, qu’ils soient signés par des organismes non gouvernementaux comme Amnesty International ou Human Rights Watch, ou inter-gouvernementaux comme l’Onu ou l’Union européenne, la Turquie d’avant Erdogan n’était certainement pas un État de droit. Mais le recul actuel des droits, qui frappe les imaginaires par la simple démesure des données que nous avons rappelées au début de notre contribution, se produit dans un contexte de désintégration sociale et politique accélérée, où les mots se vident de tout contenu, où « toute chose et toute personne qui hier encore passait pour “grande” […] sombre dans l’oubli et, si le mouvement continue sur sa lancée, doit même nécessairement sombrer dans l’oubli26 ». Forme « nationale » d’égocratie, l’erdoganisme se construit en détruisant l’Akp qui lui avait donné naissance et en assommant sa « masse » électorale qui ne vit plus que dans la peur. Alors que l’horizon de visibilité se réduit souvent à quelques heures, le temps d’un prochain scandale, d’une prochaine campagne contre un ancien ou un nouvel ennemi, ou d’un prochain attentat, et que le for intérieur devient le seul refuge pour de nombreux citoyens, le démolisseur des repères dans le temps et dans l’espace s’impose comme le seul repère pérenne. Or le droit requiert des dispositifs et des institutions juridiques, la légitimation des luttes « pour avoir des droits27 », la possibilité d’un temps court du jugement entendu comme réparation, autant que celle d’un temps long nécessaire à la consolidation des acquis juridiques. Comment donc penser le droit dans un contexte où si celui-ci apparaît comme central, c’est uniquement par le vide que laisse son absence et par le mépris exprimé à son égard ?

Lieux de résistance

Qu’il nous soit permis néanmoins de conclure cette contribution sur une note positive en guise d’hommage aux multiples espaces de résistance qu’on observe en Turquie de nos jours : les « académies libres » mises en place par des enseignants-chercheurs licenciés, la presse électronique qui fait montre d’une grande inventivité pour produire une information de qualité, les cercles de socialisation autonomes et les milieux de création artistique que nourrissent mille et une façons de dire « non » montrent parmi d’autres initiatives combien le courage citoyen est nécessaire pour préserver la simple dignité humaine. Ces initiatives sont d’autant plus remarquables que leurs auteurs, véritables « porteurs de conscience », se trouvent largement abandonnés par l’Europe, qui est prise en otage par Ankara28. Être, agir, résister, ne s’agit-il pas ici d’une façon de dire et de pratiquer le droit au vu et au su d’un appareil juridique dont la mission consiste pour l’heure précisément à détruire toute notion de justice ?

  • 1.

    « Erdogan : Bosuna Ugrasmayin, Ati Alan Üsküdar’i Geçti », T24, 16 février 2017.

  • 2.

    International Referendum Observation Mission, Republic of Turkey, Constitutional Referendum, 16 avril 2017 (voir www.osce.org/odihr/elections/turkey/).

  • 3.

    Marc Semo, « En Turquie, Erdogan s’en prend aux critiques des résultats du référendum », Le Monde, 18 avril 2017.

  • 4.

    Voir Association for Human Rights and Solidarity for the Oppressed, Cizre Investigation and Monitoring Report on Developments during the round-the-clock Curfew Imposed on the Town between December 14, 2015 and March 2, 2016 (www.mazlumder.org).

  • 5.

    Exilé aux États-Unis, le prédicateur Fethullah Gülen, ancien allié d’Erdogan, est accusé d’être l’organisateur de la tentative avortée de putsch du 15 juillet 2016. Voir mon article « Le coup d’État raté en Turquie », Esprit, septembre 2016, p. 10-15.

  • 6.

    Voir les propos de Berat Albayrak, ministre de l’Énergie et gendre d’Erdogan, tenus dans le numéro de T24 du 26 mars 2017.

  • 7.

    Voir les propos d’Erdogan sur le site www.habererk.com.

  • 8.

    Voir Ayşe Uslu, « L’université turque sous haute surveillance », Esprit, février 2017 et le site www.amnesty.org/.

  • 9.

    Voir le site des « Universitaires pour la paix » (https://barisicinakademisyenler.net/).

  • 10.

    Voir Simten Cosar et Gamze Yücesan-Özdemir, Iktidarin Siddeti. Akp’li Yilar, Neo-Liberalizm ve Islamci Partiler, Istanbul, Metis, 2014.

  • 11.

    Voir les propos d’Erdogan dans T24 le 19 janvier 2017 et ceux de Mevlut Cavusoglu, son ministre des Affaires étrangères dans le même périodique, le 1er avril 2017.

  • 12.

    Voir www.onedio.com/haber/.

  • 13.

    Voir les propos de Șeref Malkoç, conseiller en chef d’Erdogan (www.yenicaggazetesi.com.tr/seref-malkoc-darbeye-karsi-millet-silahlandirilacak-142141h.htm).

  • 14.

    Voir Ahmet Insel, la Nouvelle Turquie d’Erdogan, Paris, La Découverte, 2015 et « Turquie : la dérive autoritaire », Esprit, mars-avril 2016, p. 13-16.

  • 15.

    Voir, entre autres, ses déclarations dans T24 le 12 avril 2017.

  • 16.

    Voir les déclarations d’Erdogan dans T24 le 12 octobre 2016.

  • 17.

    Voir Kerem Öktem, Angry Nation. Turkey since 2011, Londres, Zed Press, 2011.

  • 18.

    Voir mon article « La crise comme instrument politique en Turquie », Esprit, janvier 2001, p. 145-157.

  • 19.

    Ahmet Davutoglu, Stratejik Derinlik. Türkiye’nin Uluslararasi Konumu, Istanbul, Küre Yaynilari, 2001. Le livre a depuis connu soixante-dix-neuf éditions.

  • 20.

    Voir les propos tenus par Erdogan dans T24 le 19 octobre 2016 et le 1er avril 2017.

  • 21.

    Voir le film hagiographique de Hüdaverdi Yavuz, Reis, sorti mondialement le 3 mars 2017.

  • 22.

    À propos de cette notion, voir Claude Lefort, Un homme de trop, Paris, Seuil, 1976.

  • 23.

    Voir Cemal Dindar, Bi’at et Öfke. Recep Tayyip Erdogan’in Psikobiyografisi, Istanbul, Telos, 2014 ; H. Bahadir Türk, Muktedir. Türk Sag Gelenegi ve Recep Tayyip Erdogan, Istanbul, Iletisim, 2014. Voir également Nicolas Cheviron et Jean-François Pérouse, Erdogan. Nouveau père de la Turquie ?, Paris, Éditions François Bourin, 2016.

  • 24.

    Voir www.cnnturk.com/haber/turkiye/ (propos tenus le 26 avril 2014).

  • 25.

    Voir le site www.bbc.com/turkce/.

  • 26.

    Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique ?, Paris, Seuil, 1993, p. 47.

  • 27.

    H. Arendt, les Origines du totalitarisme, Paris, Fayard, 1982, p. 289.

  • 28.

    Voir « Ces vies nues qui mettent l’Europe à nu », Esprit, mai 2016, p. 3-6.

Hamit Bozarslan

Directeur d'études à l'Ehess, il est notamment l’auteur de l'Histoire de la Turquie de l'Empire à nos jours (Tallandier, 2015) et de Révolution et état de violence. Moyen-Orient 2011-2015 (Cnrs, 2015). Il est membre du Conseil de rédaction d'Esprit. 

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