
Le Moyen-Orient dans l’ombre de l’Ukraine
La majorité des pays du Moyen-Orient ont affirmé leur volonté de faire prévaloir leurs intérêts sur leurs alliances traditionnelles, ce qui a conduit la plupart d’entre eux à manifester une certaine complaisance à l’égard de la Russie, un renforcement de leurs liens avec la Chine ou l’Inde, voire, dans le cas de la Syrie ou de l’Iran, un soutien politique et même militaire à Moscou par l’envoi de combattants ou de matériel d’armement.
Malgré leur proximité géographique, les pays du Moyen-Orient, comme beaucoup de pays du Sud, considèrent que la guerre en Ukraine ne les concerne pas. Il s’agit d’un conflit entre puissances européennes, voire une guerre civile entre Slaves, dans un contexte historique complexe. Pourtant, les conséquences immédiates de cette guerre sont considérables dans ces pays. La guerre a révélé de la part de ces derniers une volonté d’affirmer leur indépendance et leur souveraineté.
Des conséquences économiques contrastées
Ces conséquences sont d’abord économiques, compte tenu du poids de la Russie dans la production de céréales, d’engrais et d’hydrocarbures au niveau mondial. Il en est de même de l’Ukraine dont les « terres noires » en font un des principaux exportateurs de céréales, notamment de blé.
La dépendance aux importations de céréales en provenance de la Russie et de l’Ukraine est d’autant plus forte pour certains pays que les céréales représentent un élément essentiel de l’alimentation de leur population : le taux de consommation y est le double de la moyenne mondiale, avec des niveaux de dépendance parfois très élevés, 96 % pour le Liban, 92 % pour le Soudan, 86 % pour l’Égypte, 57 % pour la Jordanie. Il en résulte une forte augmentation des prix et le risque d’une rupture partielle, voire totale, des approvisionnements. Après une flambée des prix à la tonne de 36 %, l’accord trouvé sur les céréales, qui reste cependant fragile, a permis de résorber cette hausse par rapport au début de l’année, mais les cours restent à un niveau élevé (plus de 200 $ la tonne).
L’évolution des cours des hydrocarbures provoquée par le conflit ukrainien et les sanctions prises contre la Russie est contrastée : effet très négatif pour les pays consommateurs de pétrole, effet globalement positif pour les grands pays producteurs. Après une forte hausse au moment du déclenchement du conflit, sur une base déjà élevée (près de 130 $ par baril pour le Brent en mars 2022), les cours se sont repliés à 83 $ par baril en décembre, sous l’effet du déstockage de réserves stratégiques américaines et du ralentissement de l’économie mondiale. Ils auraient davantage baissé si le plafonnement des prix, suivi en décembre d’une baisse de la production dans le cadre de l’OPEP+, n’avait pas été décidé par le G7 et l’Union européenne. Cette évolution a permis aux pays producteurs d’engranger des revenus substantiels, qu’ils entendent bien renouveler en 2023. Avec des prévisions de revenus d’hydrocarbures qui devraient doubler en 2022, l’Arabie saoudite devrait recueillir près de 300 milliards de dollars, l’Irak et les Émirats arabes unis de l’ordre de 150 milliards de dollars et le Koweït 70 milliards de dollars. L’Iran, bien que sous sanctions, exporte actuellement plus de 1, 4 million de barils par jour, essentiellement vers la Chine, et peut également bénéficier de ces cours élevés.
Ces fluctuations ne peuvent qu’engendrer des tensions inflationnistes et affecter la croissance économique des pays non pétroliers. À cet égard, la situation chroniquement difficile de l’Égypte avec ses 105 millions d’habitants, dont un large tiers vit au-dessous du seuil de pauvreté, et sa forte dépendance à l’égard des céréales, est particulièrement affectée. Avec un niveau d’inflation de plus de 20 % en glissement annuel, des projets d’investissements gigantesques, notamment pour la construction de la nouvelle capitale, et une fonte de ses réserves de devises, le pays connaît une crise économique et financière majeure. Il est probable que, malgré l’aide massive accordée par l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Qatar (au total 29 milliards de dollars), le gouvernement devra faire appel au Fonds monétaire international. La Turquie, dont l’économie était déjà perturbée depuis quatre ans, doit faire face à une inflation galopante (+85 % en glissement annuel), à un décrochage de la livre turque par rapport au dollar et à l’euro et à un déficit abyssal de sa balance commerciale, tout en réussissant à maintenir un taux de croissance significatif (de l’ordre de 7 %). D’autres pays en situation économique difficile, voire sinistrés, comme le Yémen, la Syrie, la Libye ou le Liban, connaissent une croissance négative et subissent des contre-coups comparables, dont on peut penser qu’ils aggraveront le chaos social et politique qui règne actuellement au Moyen-Orient.
Un basculement géopolitique
On a assisté à un basculement géopolitique qui s’est réalisé progressivement depuis le début du siècle, lié aux changements de la politique américaine. Depuis l’administration de George W. Bush, elle est passée du « wilsonisme botté1 » au désengagement en faveur de la priorité chinoise jusqu’au désastre afghan, et a eu de nombreux effets pervers : perte de crédibilité, sentiment que même pour les amis proches, les garanties de sécurité ne fonctionnent pas, chaos consécutif à la promotion de la démocratie en Irak, utilisation excessive des sanctions, avec « deux poids, deux mesures » notamment dans la gestion de la question palestinienne. Par ailleurs, des tensions bilatérales entre les États-Unis et plusieurs pays de la région, comme la Turquie, l’Arabie saoudite ou l’Égypte, sont apparues. Les pays européens, dont la France, tendent à s’aligner sur la politique américaine. De son côté, la Russie, après une période d’effacement au lendemain de l’implosion de l’URSS, a, dès le début de la première décennie du siècle, réinvesti le Moyen-Orient, non seulement dans ses fiefs traditionnels, mais également vers de nouveaux pays, comme l’Arabie saoudite, l’Iran et même Israël. La Chine, depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, avance discrètement ses pions économiques mais aussi stratégiques dans cette zone, cœur de cible de la « nouvelle route de la soie ». Enfin, de véritables puissances régionales, comme la Turquie, l’Iran et l’Arabie saoudite, ont développé une politique d’affirmation et d’influence souvent agressive et ne ménageant pas les intérêts occidentaux.
La guerre en Ukraine a accéléré cette évolution. La majorité des pays du Moyen-Orient ont affirmé leur volonté de faire prévaloir leurs intérêts sur leurs alliances traditionnelles, ce qui a conduit la plupart d’entre eux à manifester une certaine complaisance à l’égard de la Russie, un renforcement de leurs liens avec la Chine ou l’Inde, voire, dans le cas de la Syrie ou de l’Iran, un soutien politique et même militaire à Moscou par l’envoi de combattants ou de matériel d’armement.
L’évolution des votes aux Nations unies de certains d’entre eux est à cet égard intéressante. Lors du vote du Conseil de sécurité demandant une réunion d’urgence de l’assemblée générale, les Émirats arabes unis, qui représentent les pays arabes, se sont abstenus. Lors du celui de l’assemblée générale demandant la suspension de la Russie de la commission des droits de l’homme, la quasi-totalité des pays arabes du Moyen-Orient se sont abstenus, la Syrie et l’Iran votant contre. Seules la Turquie et la Libye ont voté en faveur de la suspension.
De même, la quasi-totalité des pays du Moyen-Orient ont pris leurs distances vis à vis des sanctions adoptées par les États-Unis et l’Union européenne. Certains disent attendre un vote des Nations unies pour agir, étant entendu qu’une telle perspective ne peut intervenir compte tenu du prévisible veto de la Russie. Dans les faits, les sanctions ne sont pas, à quelques exceptions près, mises en œuvre par les pays du Moyen-Orient. Il en est ainsi notamment de la fermeture des relations aériennes, des restrictions aux relations commerciales, de la présence d’entreprises russes dans les pays ou d’entreprises moyen-orientales en Russie ou des sanctions visant les oligarques. S’agissant de ces derniers, leurs yachts se sont réfugiés en Turquie, dans le Golfe ou en Israël en toute impunité.
Le jeu de la Turquie est particulièrement intéressant à suivre. Alors qu’elle a adopté toutes les résolutions de l’Organisation des Nations unies condamnant la Russie et approvisionne l’armée ukrainienne en drones, elle garde avec Moscou de bonnes relations, se refuse à mettre en œuvre les sanctions qui visent la Russie, a maintenu les relations aériennes avec Moscou par Turkish Airlines. Si elle interdit la traversée des détroits à la flotte de guerre russe, elle en fait de même pour tous les pays, y compris occidentaux. En prime, le président Erdogan s’efforce de jouer un rôle de médiation, couronné de succès en ce qui concerne le commerce des céréales. Cette diplomatie placée sur le signe du « en même temps » est une affirmation d’indépendance d’autant plus remarquée, que la Turquie est membre de l’Otan. Si elle a levé son refus de principe à l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’Otan, elle a clairement indiqué qu’elle ne ratifiera pas d’accord tant que ces pays ne lui auront pas donné des garanties en matière de « lutte contre le terrorisme », en clair l’extradition des opposants du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) qui y sont réfugiés.
La Syrie et l’Iran, dont les relations de coopération avec la Russie étaient déjà fortes, lui ont apporté un soutien politique dans le cadre des Nations unies. Il semble que des mercenaires syriens soient présents en Ukraine aux côtés du groupe Wagner. Quant à l’Iran, son apport en matériel militaire semble significatif, même s’il est démenti par les autorités, tant pour les drones que pour certains types de missiles.
La présence de la Chine
Malgré ses liens étroits avec les États-Unis, Israël n’est pas en reste : elle ne veut pas déplaire à la Russie qui lui laisse le champ libre pour attaquer des cibles iraniennes en Syrie, ni indisposer l’Ukraine qui conserve encore une communauté juive significative et à qui elle accorde une aide humanitaire, mais il n’est pas question de coopérer sur un « dôme de fer » éventuel. Sa position vis-à-vis de la Chine est également ambivalente : malgré les pressions américaines, les autorités israéliennes ont laissé, en 2019, une société chinoise, puis, en 2022, une société indienne, prendre le contrôle de parties du port de Haïfa. Elles montrent une certaine réticence à s’opposer à des coopérations dans le domaine des technologies sensibles, malgré les mises en garde de Washington.
Le cas de l’Arabie saoudite est encore plus étonnant. Depuis 2016, elle a développé une coopération tous azimuts avec la Russie et la Chine. Pour la première fois, un souverain, le roi Salman, s’est rendu à Pékin, en mars 2017, puis en octobre de la même année à Moscou, sans compter les rencontres fréquentes et ostensiblement chaleureuses entre Mohammed Ben Salman et Vladimir Poutine. Une concertation étroite a été établie dans le cadre de l’OPEP+ avec Moscou pour éviter une chute des prix du pétrole, voire une augmentation à un niveau élevé. Alors que les États-Unis, comme l’Europe, développent des sanctions pour réduire les ressources en devises de la Russie et contrecarrer son agression contre l’Ukraine, Riyad soutient encore en octobre 2022 un accord de réduction de la production des pays pétroliers. Cette décision, prise alors que le président Biden était venu, avec des arrière-pensées électorales évidentes, plaider une baisse des cours, frise l’outrage, voire la provocation.
La visite récente du président chinois à Riyad relève de cette même volonté saoudienne de diversifier ses partenaires et de se désengager d’une tutelle trop pesante de Washington pour des résultats décevants. L’apparat dont a bénéficié Xi Jinping, pour lequel trois sommets ont été organisés (avec le roi, avec les souverains du conseil de coopération du Golfe et avec de nombreux autres chefs d’État arabes) est sans précédent. Le nombre d’accords passés (trente-cinq pour 28 milliards de dollars), la sensibilité militaire de certains d’entre eux, de même que les déclarations publiques ou certains points du communiqué commun ne peuvent qu’indisposer les États-Unis. Les propos rassurants distillés par le ministre des Affaires étrangères saoudien le 11 décembre dernier, qui a assuré que « nos relations avec toutes les administrations (américaines) sont très fortes et le demeureront », ne sont sans doute pas de nature à atténuer une réaction négative de Washington. Le lien privilégié avec les États-Unis demeure, mais il est clair que ce voyage, mis en scène avec soin, confirme le climat de méfiance qui s’est installé entre les deux pays. Il marque un tournant dans la relation saoudo-américaine et met en danger le pacte du Quincy conclu en 1945.
Les autres pays du Golfe jouent un rôle comparable. Le jeu des Émirats arabes unis est assez proche de celui de l’Arabie saoudite, même si leur rivalité se confirme dans le Golfe. Koweït comme Oman ou le Qatar ne veulent pas s’impliquer dans la guerre que mène la Russie contre l’Ukraine et entendent conserver de bonnes relations avec l’Iran. Le Qatar joue de façon évidente le jeu du grand écart en fournissant à l’Europe, à des conditions onéreuses, les approvisionnements en gaz qui lui sont nécessaires.
Ainsi, les pays du Moyen-Orient, y compris les alliés traditionnels de l’Occident, se retrouvent dans un certain « multi-alignement », pour reprendre l’expression du ministre indien des Affaires étrangères, oscillant entre ambiguïté, complaisance, voire soutien à la Russie. Ils entendent affirmer une Realpolitik qui leur semblent conforme à leur intérêt national, voire se désengager de la tutelle d’un ami américain jugé non fiable.
- 1. Pierre Hassner, « États-Unis : l’empire de la force ou la force de l’empire ? » [2002], La Terreur et l’Empire. La violence et la paix II, Paris, Seuil, 2003, p. 160-206.