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Almodovar lève les voiles

Pedro Almodovar, Julieta, El Deseo, 2016, 99 minutes

juin 2016

#Divers

Julieta, vingtième film de Pedro Almodóvar, a bien failli être noyé par le scandale des « Panama papers » qui a interrompu sa promotion aussitôt qu’il plaçait le réalisateur sur le banc des accusés. Le film renouvelle pourtant le style de l’espagnol pour marquer une nouvelle ère dans son œuvre après le décevant Les amants passagers (2013). S’il reprend nombre de thèmes qui lui sont chers – la relation mère-fille (Volver, 2006), la perte (Tout sur ma mère, 1999 ; Étreintes brisées, 2009), la culpabilité, l’homosexualité (La mauvaise éducation, 2004) – et que l’œuvre constitue un retour à l’univers féminin, Almodóvar s’épanouit ici dans une esthétique épurée et un registre tragique d’une dimension inédite.

Julieta 2016 © El Deseo

Ce tragique, on le retrouve dès l’ouverture du film avec ce tissu rouge – également présent dans l’affiche – qui remplit l’écran et laisse seulement deviner les battements du cœur de Julieta. Le spectateur la découvre ensuite en plein déménagement puisqu’elle s’apprête à quitter Madrid pour s’installer au Portugal. Privée de sa fille Antia qui refuse de la voir depuis plusieurs années, Julieta tente en effet de reconstruire sa vie loin des souvenirs qui la hantent : « quelqu’un avec qui on a vécu toute sa vie disparaît sans dire un seul mot. C’est impossible à comprendre », prévient Almodóvar. Pourtant, peu de temps après, sa rencontre fortuite avec Béa, une amie d’enfance d’Antia, bouleverse son nouvel équilibre. En pleine souffrance, comme cédant à une addiction, l’enseignante décide finalement de rester et d’écrire à sa fille le récit de sa vie. Consciente que sa prose ne sera jamais lue, Julieta se met néanmoins à l’ouvrage avec la passion du désespoir, jusqu’à en faire une véritable entreprise cathartique.

Ce film est adapté du recueil Fugitives de la canadienne Alice Munro[1]. Une entreprise osée pour le cinéaste qui considère son art comme l’opposé de la littérature et qui a fait le pari de transposer l’intrigue dans son pays d’origine et de s’inspirer de trois nouvelles distinctes (« Hasard », « Bientôt », « Silence »).

L’écriture de Julieta nous ramène vingt-cinq ans en arrière, dans un train de nuit que ne renieraient ni Alfred Hitchcock (Une femme disparaît, 1938 ; La mort aux trousses, 1959), ni Fritz Lang (Désirs Humains, 1954). La jeune femme y rencontre Xoan, un pêcheur à l’allure séduisante. La jeune enseignante ne se doute pas qu’elle contribue alors au drame qui se jouera quelques minutes plus tard. Rongée par la culpabilité, elle tente d’oublier la mort dans les bras de celui qui deviendra le père de sa fille.

Véritable péché originel, cette scène du train permet au cinéaste de se promener dans la mémoire commune pour réactiver certains mythes littéraires. Ainsi, Julieta cède à la tentation de la chair, sans la force d’Ulysse face à Calypso – épisode qu’elle relate à ses élèves. Elle en sera punie car emportée dans une mécanique tragique, fatum – quelques pistes ménagent néanmoins le suspens —  où le temps semble jouer en sa défaveur. Surtout, Pedro Almodóvar souligne, à la fin du film, la transmission de la culpabilité en écho à Cent ans de solitude[2]. Chacun porte son fardeau jusqu’à la mort.

Afin de représenter l’impuissance de Julieta, le réalisateur espagnol opte pour une esthétique qui traduit parfaitement le dénuement de celle qui ne peut infléchir le destin des austères personnages secondaires. Almodóvar se dépouille donc du baroque de ses anciens films pour présenter une œuvre tout en retenue, dure, sombre. Pas de pathos donc, pas d’humour non plus, mais un rendu semblable à l’appartement aux murs blancs qu’occupe Julieta. L’utilisation du hors champ tout au long du film est marquante : tout se passe en coulisse. On doit se contenter de la réaction que le visage de Julieta voudra bien exprimer et sur lequel le travail accompli par le cinéaste avec son compositeur et son monteur maintient notre attention. La musique d’Alberto Iglesias s’y adapte parfaitement puisque, conformément au souhait d’Almodóvar, elle semble « sortir des yeux » de Julieta et ne souligne rien de plus. Pour le reste, le film est truffé de silences et de non-dits jusqu’à la scène finale.

Dans un dédoublement aux allures de Vertigo (1958), la sublime Adriana Ugarte (la jeune Julieta) occupe l’espace aussi bien que la troublante Emma Suarez (Julieta à l’âge adulte). Elles expriment toutes deux la douleur jusqu’à rendre nécessaire le passage de témoin – les luttes intérieures se lisent dans les stigmates que défigurent Emma Suarez. Comme l’affiche qui superpose verticalement les deux visages, le passé lève le voile sur un présent fiévreux, éprouvé et plein de larmes. Almodóvar nous invite à rester en contact avec son personnage :

On appréciera Julieta davantage une fois qu’on l’aura vu [le film] et qu’on connaîtra l’histoire du personnage. On ne connaît pas les gens et on ne profite pas assez de leur compagnie la première fois qu’on les voit. Pour Julieta, c’est pareil.

Etienne Dignat

 



[1] Alice Munro, Fugitives, trad. Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso, L’Olivier, 2008.

[2] Gabriel García Márquez, Cent ans de solitude, trad. Carmen et Claude Durand, Seuil, 1995.