
Otages : le prix de la force
Il était un peu plus de midi quand les deux cercueils d’Alain Bertoncello et de Cédric de Pierrepont ont quitté, le 14 mai dernier, la cour des Invalides. Cette cérémonie d’hommage mettait fin à une séquence éprouvante ouverte, quatre jours plus tôt, par l’opération de secours de deux touristes français enlevés le 1er mai dans le parc naturel de la Pendjari au Bénin.
Au prix d’une mobilisation d’envergure réunissant au total près de deux cents personnes, les otages français ont été récupérés sains et saufs. L’assaut est venu à bout de la résistance du groupe djihadiste avec lequel ils avaient déjà parcouru des centaines de kilomètres au cœur du Burkina Faso voisin.
Présentée comme un succès, cette mission a cependant coûté la vie à deux soldats des unités d’élite du « commando Hubert ». Le président de la République a tenu à justifier ce choix opérationnel par une formule lapidaire : « Des Français étaient menacés, il fallait les secourir. » Sous cette détermination affichée de l’exécutif, comment comprendre ce parti pris de la force ?
Les enlèvements d’otages placent le chef de l’État dans une position délicate. Le décideur fait face à un dilemme entre deux exigences difficilement conciliables, que sont le devoir de porter secours à nos ressortissants et celui de rester ferme face au chantage exercé par les groupes terroristes. Dans une tribune publiée par le quotidien israélien Haaretz en 2014[1], le philosophe Peter Singer tranche la question en condamnant toute compromission. Il s’agit de se prémunir contre un double risque, puisque les concessions encourageraient de nouveaux enlèvements en même temps qu’elles renforceraient l’ennemi.
Si l’argumentaire est séduisant sur le principe – il ne s’agit pas ici d’en montrer les faiblesses réelles –, c’est qu’il fait écho à une éthique de responsabilité tournée vers la maîtrise des conséquences à long terme. Pourtant, de François Mitterrand à François Hollande en passant par Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy, les réponses des chefs de l’État français ont varié, au détriment de toute ligne claire et au mépris des déclarations d’intention. Officiellement, les gouvernements successifs ne payent jamais de rançons. En 2014, une enquête détaillée du New York Times[2] indiquait pourtant qu’Al-Qaïda et ses affiliés avaient récolté près de 125 millions de dollars grâce aux enlèvements depuis 2008, dont 60 millions dépensés par la France.
L’usage de la force
est l’option privilégiée par la plupart des nations occidentales
en matière de résolution de prises d’otages.
L’usage de la force, tel qu’il a été entrepris le 10 mai, permet au politique de sortir par le haut d’un choix auquel il est tragiquement contraint. Une ambivalence que résume Emmanuel Macron lorsqu’il affirme que « la France est une nation qui n’abandonne jamais ses enfants » et que « jamais notre pays ne plie ». Éviter toute concession sans abandonner ses citoyens se paye par les armes. L’usage de la force est d’ailleurs, quand il est envisageable, l’option privilégiée par la plupart des nations occidentales en matière de résolution de prises d’otages. Dans ce cas récent, il assure une triple fonction mêlant temporalités d’action et registres de justification.
Premièrement, l’opération armée répond à une urgence éthique. Elle s’inscrit dans la volonté de venir en aide à des citoyens en détresse. Les objectifs prioritaires de la mission – sauver les otages – ne souffrent d’aucune ambiguïté à l’aune de la tactique adoptée. Le choix de ne pas ouvrir le feu pour limiter toute victime collatérale et de s’approcher au plus près de l’ennemi alors que, déjà repérés, les militaires montaient au front est à cet égard remarquable. C’est dans ce cadre que la rhétorique de succès de la mission doit être comprise – et ce en dépit de son dramatique coût humain. La ministre des Armées Florence Parly s’est fait l’écho de cette approche en réaffirmant, quelques jours plus tard, que la fonction principale de ses soldats est de « protéger les Français […] quelles que soient les conditions[3] ». Le reste de son propos nous éclaire néanmoins sur une autre dimension de l’opération : « Si les terroristes veulent s’en prendre à la France et aux Français, alors ils nous trouveront. Nous les traquerons et nous les neutraliserons. »
Deuxièmement, du point de vue militaire, l’usage de la force sanctionne donc tout acte dirigé contre nos ressortissants. Mais une logique de plus long terme s’esquisse. Cette démonstration des capacités offensives françaises prend aussi la forme d’une dissuasion, d’un message envoyé en réponse aux menaces des ravisseurs, dans un échange de signes. Elle a pour finalité l’affaiblissement progressif de l’ennemi. à ce titre, François Lecointre, chef d’État-Major des armées, présente l’opération dans le cadre d’une stratégie contre-terroriste globale, visant à priver « la ressource que représente pour cet ennemi des otages. Exactement de la façon qui consisterait […] à aller attaquer les flux logistiques[4] ». La comparaison, aussi hasardeuse soit-elle, a le mérite de mettre en exergue la volonté d’assister les pays de la zone « de façon à ce qu’eux-mêmes puissent les battre définitivement ».
Troisièmement, cette intervention constitue, sur le plan politique, une réaffirmation de la puissance de l’État, et singulièrement du pouvoir présidentiel dont la gestion des otages est une prérogative traditionnelle. Elle rappelle qu’en dépit d’une logique contractuelle historiquement territorialisée, la capacité de l’État à assurer la protection des siens, « fût-ce à l’autre bout de la planète », est bien réelle. En parallèle, l’assimilation symbolique des otages aux « enfants » de la nation ne peut manquer de nous renvoyer à une logique patriarcale. Secourir par la force revient à réaffirmer la mainmise d’une présidence qui n’est jamais aussi forte que quand elle commande les armées, capable de soumettre en conscience les uns à des risques immenses – jusqu’au sacrifice suprême – et d’accueillir les autres dès leur retour sur le sol national.
Ce signal ne saurait toutefois être interprété comme un blanc-seing donné à d’éventuels touristes imprudents. Rappelons que ces personnes, qui avaient pris le soin de prendre un guide connaissant parfaitement la région, se rendaient dans un parc animalier dont les conditions sécuritaires ont évolué récemment. Difficile donc d’accepter les critiques sur leur responsabilité dans la mort de deux soldats au cours d’un assaut dont ils n’ont pas choisi les termes et dont la France était peu coutumière.
Comme le rappellent les acteurs, ces opérations sont exceptionnelles et dépendent de la rencontre d’une fenêtre d’action, d’une localisation connue et de chances élevées de succès. Tout autre est la situation de la majorité des otages, dont par exemple Sophie Pétronin, dernière Française retenue au Sahel et dont l’état de santé s’aggrave. Alors que son geôlier a récemment réaffirmé sa volonté de négocier les termes de sa libération, il est temps de savoir si l’exécutif ira dans le sens de sa parole de ne jamais abandonner les siens, ou choisira au contraire de conforter sa posture de fermeté. Quand l’option de la force est impossible et l’attentisme synonyme d’une mort probable, le dilemme, lui, perdure. Et la maxime selon laquelle « on ne sort de l’ambiguïté qu’à ses dépens » ne se dément pas.
[1] - Peter Singer, “The ransom dilemma: why governments should never pay Isis to release prisoners”, -Haaretz, 14 décembre 2014.
[2] - Rukmini Callimachi, “Paying ransoms, Europe bankrolls Qaeda terror”, New York Times, 29 juillet 2014.
[3] - Invitée dans la matinale de France Inter, 13 mai 2019.
[4] - Invité dans la matinale de RTL, 14 mai 2019.