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Alketa Xhafa-Mripa, Thinking of You
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Handke n’a donc pas changé

Peter Handke ne s’est jamais départi de la théorie de l’équilibre des victimes.

La cérémonie est terminée. Le grand écrivain n’aura donc eu à Stockholm ni la lucidité des regrets, ni le courage de l’hommage aux victimes. Le roi de Suède Carl XVI Gustaf a remis le prix Nobel de littérature 2019 à Peter Handke et ce dernier a fait le discours qu’attendait l’académie, comme si de rien n’était, et surtout, comme si de rien n’avait jamais été. Ni ceux qui manifestaient devant l’académie en souvenir des victimes, ni la démission de l’écrivaine Gun-Britt Sundström contre l’idée que la littérature puisse être placée au-dessus de la politique, ni le boycott des cérémonies par Peter Englund, écrivain et historien, ancien secrétaire perpétuel de l’Académie suédoise, qui a déclaré que célébrer le prix Nobel de Peter Handke aurait été pure hypocrisie de sa part, n’y ont rien changé. Englund a couvert les conflits des Balkans pour la presse suédoise dans les années 1990 et, contrairement à Handke qui revendique le doute, il connaît la réalité de la guerre.

Lors de la conférence de presse, qui s’est déroulée la veille de la remise du prix, Handke a répondu avec mépris au journaliste qui lui a demandé pourquoi il ne prenait pas acte des travaux du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie : « Poursuivez vos questions, j’aime vos questions » – avant de lui asséner : « Je préfère une lettre anonyme avec du papier toilette à vos questions vides et ignorantes. » Et parce que les journalistes ont insisté, et peut-être parce qu’il pensait à ces femmes de Bosnie en colère contre le Nobel, il a dit qu’il aurait aimé faire un geste de réconciliation : rencontrer deux mères seules ayant perdu leurs enfants à la guerre, l’une côté serbe, l’autre côté musulman. « J’ai demandé à un ami en Bosnie-Herzégovine comment y parvenir, mais il m’a dit que, pour le moment, ce n’était pas possible. » Et il a tenté de clore le débat en affirmant : « J’aime la littérature, pas les opinions. J’abhorre les opinions. »

Handke n’a donc pas changé. Dans son pamphlet de 1996, « Justice pour la Serbie », paru dans le Süddeutsche Zeitung, il reprenait la propagande des nationalistes serbes avec une naïveté déconcertante de la part non seulement d’un grand écrivain mais aussi d’un intellectuel engagé, quoi qu’il en dise aujourd’hui. Le siège de Sarajevo tout juste levé, il fallait selon lui se garder de fustiger les Serbes qui n’auraient fait que répondre à une agression et se défendre. Subjugué par les détails du quotidien au retour d’un voyage en Serbie, l’homme écrivait comme s’il n’avait rien su de l’histoire des Balkans, lui l’enfant d’une mère slovène et d’un père allemand, né en Autriche, ayant grandi à Berlin, qui connaissait la Yougoslavie et n’ignorait rien de la grande histoire.

Peter Handke ne s’est jamais départi de la théorie de l’équilibre des victimes. Hier encore à Stockholm, vouloir faire œuvre de réconciliation en rencontrant deux mères, « l’une côté serbe, l’autre côté musulman », c’est confondre l’égale détresse des victimes avec l’inégale responsabilité des auteurs des crimes. Ou pire, c’est instrumentaliser les victimes pour donner à croire que, puisque les coupables sont de chaque côté, la vraie justice est celle de l’équilibre et du compromis et que nul ne mérite que l’on juge sa responsabilité plus grande que celle de l’autre.

Comme Handke le sait, les propagandistes serbes ont utilisé ces arguments pendant plus d’une décennie pour tenter de réfuter leur responsabilité. Et la propagande a fonctionné. Dans le vocabulaire officiel, jusqu’au Conseil de sécurité des Nations unies, il n’y eu très longtemps en Bosnie ni agresseurs ni agressés, à Sarajevo ni assiégés ni assiégeants : autant dire ni victimes, ni coupables. « Belligérants » était le terme officiel qui devait consacrer l’égale responsabilité de tous. Pour alimenter la propagande, il fallut même une tactique de communication élaborée, parfois au mépris de toutes les preuves matérielles, pour mettre systématiquement en doute l’origine de chaque tir ou la provenance des obus. Dans la bouche d’un écrivain aussi talentueux, a fortiori à la veille d’un beau discours en hommage à sa propre mère, la figure de ces deux femmes victimes du malheur d’avoir perdu leur enfant à la guerre pouvait faire référence à d’autres mères courage. Mais vouloir rencontrer les deux mères de chaque camp n’est pas faire œuvre de réconciliation mais témoigne d’une impardonnable constance dans la négation des responsabilités des criminels serbes. Que Handke aille en Bosnie-Herzégovine rencontrer les victimes : il n’est jamais trop tard ! Mais sans condition, sans mise en scène, sans chercher l’équilibre des souffrances et des drames et, à n’en pas douter, le poète de Par les villages saura donner la parole et écouter.

Quant aux questions des journalistes, à Stockholm, toujours « vides et ignorantes », pas même à la hauteur d’une lettre anonyme, elles rappellent une autre diatribe de Handke. En 1996, il écrivait contre les journalistes qu’ils confondaient leur métier avec celui de juge ou de démagogue. Handke n’abhorre pas les opinions, ou alors seulement celles des autres ou lorsque les questions qu’on lui pose viennent interroger les siennes.

Handke est un immense écrivain. Relire L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty, écouter Stanislas Nordey parler de sa mise en scène de Par les villages à Avignon, revoir Les Ailes du désir de son complice Wim Wenders ne laissent aucun doute quant à l’ingéniosité littéraire et la créativité de l’écrivain. Que ceux qui s’inquiètent que la dénonciation des positions de l’homme vienne dénigrer l’œuvre soient rassurés : là n’est pas le sujet. Pas plus d’ailleurs qu’il n’est a priori contestable à aucun homme, quel qu’ait été son passé, ses opinions ou ses actes de se voir reconnaître des talents d’écrivain, de peintre ou de cinéaste. Par son attitude à Stockholm, Handke ne pose pas un problème théorique sur la distance de l’homme à son œuvre, mais un problème politique sur la reconnaissance accordée par une académie prestigieuse et l’écoute solennelle par une assistance disciplinée du discours d’un homme dont les paroles publiques, encore aujourd’hui, alimentent le doute sur la responsabilité des auteurs d’un génocide. Handke se veut souvent en décalage avec l’air du temps, mais il épouse remarquablement la période en incarnant à sa façon la relativité des faits et la défiance à l’égard de ceux qui les rapportent.

François Crémieux

Actuellement directeur général de l’Assistance publique-Hôpitaux de Marseille, il est proche de la revue Esprit depuis son engagement dans les Balkans dans les années 1990, dont il a témoigné dans Casque bleu de Chris Marker et, avec Marc Benda, dans Paris-Bihac (Michalon, 1995). Spécialiste des politiques de santé et de l’économie de la santé, il s’intéresse également aux questions d’éthique et…