
Donatello, il Rinascimento
Cœur battant du laboratoire florentin, Donatello invente un langage humaniste parmi les plus féconds du Quattrocento. Présentée cet été à Florence, l’exposition Donatello, il Rinascimento lui reconnaît sa valeur. Elle fera escale à Berlin à l’automne, puis à Londres en 2023.
L’exposition Donatello, il Rinascimento propose une expérience inédite : la rétrospective la plus complète jamais tentée du maître de la Renaissance florentine. Et pour cause, l’œuvre du sculpteur se prête aussi mal que possible à l’unité de lieu. Les pièces majeures sont a priori inamovibles des monuments pour lesquels elles ont été conçues, à Florence, Sienne, Padoue et Prato notamment. Les grandes dimensions pour certaines, la fragilité de matériau pour d’autres, rendent la tâche encore plus ardue. La quantité enfin, et la dispersion dans plus de soixante musées, obligent à des choix difficiles pour réunir un corpus cohérent. Ces obstacles pratiques ont été levés pour quelques mois à la faveur de la restauration de plusieurs pièces importantes, qui les avait exceptionnellement déplacées du baptistère San Giovanni à Sienne, de la basilique San Antonio à Padoue et de l’église San Lorenzo à Florence. Démontées pour la première fois de leur vie, les portes de bronze de la Vieille Sacristie de San Lorenzo retourneront d’ailleurs entre les mains des restaurateurs dès l’exposition terminée. Présentée cet été à Florence, l’exposition Donatello, il Rinascimento fera escale à Berlin à l’automne, puis à Londres en 20231. Le travail scientifique qui l’a précédée, sous la direction de son commissaire principal, Francesco Caglioti, fera date.
Le propos monographique prend appui sur une cinquantaine d’œuvres, laissant de côté la biographie. Salle après salle, le rapprochement avec des peintures et sculptures d’artistes contemporains de Donatello facilite l’appréhension de sa singularité. Des mots simples jalonnent le parcours, les repères chronologiques s’en tiennent à l’essentiel : « terres cuites », « figures », « espace sculpté/espace peint », « grands bronzes », « postérité »… L’itinéraire, visuel avant tout, ne cesse de raviver l’attention. À intervalles réguliers surgissent par exemple, en milieu de salle, les différentes figures de David et de saint Jean-Baptiste. Le visiteur est porté par leur énergie communicative. L’élan créatif de Donatello souffle sur une carrière longue de soixante ans, avec une rare constance qualitative.

Laura Cavazzini, également commissaire de l’exposition, parle de Donatello comme d’un terremoto (« tremblement de terre »). L’exposition convainc du « choc Donatello » au Quattrocento. Cœur battant du laboratoire florentin, l’artiste invente un langage humaniste des plus féconds. Les débuts attestent une évidence : la maîtrise technique, quels que soient les matériaux, les dimensions et les volumes (ronde-bosse, haut et bas-reliefs). À trente ans, Donatello se fait remarquer avec son fameux stiacciato, ou taille en méplat quasi écrasé. Saint Georges et le dragon (1415-1417, musée du Bargello, Florence) s’affrontent sur le marbre, dans un espace à la fois architecturé par une colonnade et ouvert sur un immense horizon. Donatello n’a ensuite de cesse d’explorer comment quelques millimètres d’épaisseur suffisent à creuser une profondeur, animer des gestes, traduire des émotions et même rendre perceptible un échange de regards. Voir ici réunis La Vierge aux nuages (1425-1430, Museum of Fine Arts, Boston), Le Festin d’Hérode (1423-1427, baptistère San Giovanni, Sienne), Le Miracle de la mule (1446-1450, basilique de San Antonio, Padoue), entre autres, est une chance unique. D’après son premier biographe, Vasari, Donatello se serait rêvé peintre. Le graphisme s’apparente au dessin dans ces infimes reliefs, mais la vie qui y palpite dépend bel et bien des volumes sur lesquels se dépose la lumière.
Donatello redonne aussi toutes ses lettres de noblesse à la terre cuite polychrome. Son inventivité avec ce matériau modeste est infinie. Dans une même salle, l’exposition rapproche une dizaine de Vierges à l’enfant, qui ne se ressemblent pas. Longtemps délaissées par les chercheurs, ces œuvres de dévotion privée ont fait le succès du jeune Donatello dès les années 1410. Mais leur postérité a pâti des commandes de prestige (celles des Médicis au premier chef), mieux documentées, donc plus étudiées. Le nombre de répliques d’atelier et de déclinaisons d’époque complique aussi leur attribution et leur datation. Le moment était venu de tester, grandeur nature, de nouvelles hypothèses. L’exercice scientifique est aussi marquant que l’exercice d’observation. Les différences de cadrage, de disposition des plis, de postures des corps, d’orientation des regards ne sont pas de simples détails. Elles configurent une tonalité unique pour chaque Madone, tendre, espiègle, mélancolique, solennelle ou tragique. Leur qualité la plus remarquable reste le naturel, qui tient à chaque fois la note juste. La pratique de Donatello stimule le renouvellement d’une technique antique ; sa manière inspire nombre de ses contemporains. Les cas de Luca della Robbia et de Michelozzo traduisent cette émulation.

La virtuosité technique permet à Donatello d’être le premier à mettre en œuvre la perspective, invention emblématique du Rinascimento. L’attention du sculpteur à l’espace et à sa mesure se manifeste dès ses premières commandes pour le campanile du Duomo à Florence. Ses gigantesques Prophètes, placés à plusieurs dizaines de hauteur, prennent en compte pour la première fois la place du regardeur in situ. Ils s’adressent à lui directement, chacun à leur manière, sans jamais le prendre de haut. Ce sera d’ailleurs le cas pour toutes les grandes figures monumentales à suivre. Donatello a été l’élève et le collaborateur de l’architecte Brunelleschi, avant de devenir son ami. Alors, il saisit d’emblée l’enjeu de la perspective, tel que son aîné en fait la démonstration en 1401. Donatello l’interprète et en explore les usages possibles. Figurer un espace virtuel qui soit crédible n’est pas qu’une affaire de point de fuite, de symétrie, de géométrie ou de mathématique. Qui croirait à la fixité de la perception visuelle ? Au Festin d’Hérode, le point de vue surplombe légèrement le sol et la table du festin, puis se redresse dans deux arrière-plans, faisant entrer le spectateur au cœur du drame. La Madone dite Pazzi (v. 1445, Bode Museum, Berlin), profil accolé à celui de l’enfant, s’inscrit dans un carré quasi parfait et l’encadrement intérieur est presque tiré au cordeau. Mais le secret de sa tendresse tient à ce point de fuite, placé à peine en sotto in sù. Aux portes de San Lorenzo, l’espace repose cette fois sur le contraste entre surface plane et figures saillantes. Mieux, la crédibilité de la profondeur vient du vide entre les deux personnages, dans chacun des vingt-quatre panneaux. À l’intérieur, ou plutôt à l’appui du cadre, Donatello laisse libre cours à son expressivité. Son espace, devenu commensurable, n’est pas immuable pour autant. Le sculpteur donne forme une nouvelle vision du monde plus qu’il n’applique une méthode. La voie est ouverte ; c’est aux peintres de jouer désormais. Au premier rang desquels Masaccio, Uccello et Mantegna, dont l’exposition présente quelques superbes panneaux.

Qu’en est-il du modèle antique dans son œuvre ? Donatello l’observe sur des sarcophages et stèles en Toscane et fait plusieurs voyages à Rome, avec Brunelleschi (1402-1403) puis Michelozzo (1430-1434). L’architecture antique valide leurs recherches de proportionnalité et d’équilibre. Les bas-reliefs sculptés célèbrent l’expressivité et le mouvement des corps. Ces solutions formelles permettent de raconter tout autrement l’histoire. L’iconographie religieuse en est rajeunie. Chez Donatello, plusieurs épisodes peuvent se succéder et cohabiter le plus naturellement du monde dans la même composition. La fermeté de construction est là pour libérer l’action et les émotions. C’est par exemple l’éjection centripète des acteurs du Festin d’Hérode, la ritournelle des Spiritelli enlaçant la chaire hémicirculaire de Prato (1434-1438, Museo dell’Opera del Duomo, Prato). Ce sont encore les aventures du Miracle de la Mule, arrimées sous une haute et triple arcade, etc. Chaque composition contient un dynamisme interne qui fait bloc, insécable. Tout peut bien trembler ; le monde ne peut pas s’effondrer.
La fin du parcours de l’exposition propose d’évaluer la magnitude du « terremoto », pendant et après sa génération de Donatello. Son plus petit panneau de marbre, la Madane Dudley (v. 1440, Victoria & Albert Museum, Londres) sert d’étude de cas. Le modèle réapparaît dans un dessin de Raphaël et la Madone à l’escalier de Michel-Ange (1491, musée du Bargello, Florence), puis dans les œuvres de la génération suivante au xvie siècle. Francesco Caglioti le souligne : la postérité de Donatello n’a été ni spontanée ni immédiate, il a fallu près d’un siècle pour que les artistes en prennent la mesure. De son vivant, Donatello se voit tôt mis à l’écart. Le Saint Jean-Baptiste de Desiderio da Settignano (1450-1455, musée du Bargello, Florence) témoigne du style dolce, qui s’impose à Florence dans les années 1430-1440. Le profil en méplat d’inspiration « donatellesque » est gracieux plus que puissant. On comprend mieux pourquoi Vasari se demandait en 1550 comment situer l’art de Donatello : dernier des Gothiques ou premier des Modernes ? Le titre de l’exposition, Donatello, il Rinascimento, suggère que l’artiste et la Renaissance ne font qu’un, comme si le premier n’était toujours pas reconnu à sa juste valeur.
En matière de héros, Saint Georges se préparant au combat n’a pas l’assurance royale du David de Michel-Ange (1504, museo dell’Accademia, Florence), que la postérité a privilégié. Donatello n’est pas un humaniste de l’absolu. Ses figures individuelles sont probablement trop naturelles pour forcer l’admiration, conquérantes mais toujours inquiètes. Elles nous sont devenues plus proches. En ce sens, Donatello apparaît comme le pilier d’un humanisme tout contemporain – pourquoi pas d’une autre Renaissance ?
- 1. 19 mars – 31 juillet 2022, Palazzo Strozzi et musée du Bargello, Florence ; 2 septembre 2022 – 8 janvier 2023, Gemäldegalerie, Berlin ; à partir du 11 février 2023, Victoria & Albert Museum, Londres.