
#singlenotsorry. Inventer sa vie au risque de la rencontre ?
Quelle rencontre est encore possible ?
La surface d’une publicité peut recéler des questions inattendues au-delà de sa lisibilité immédiate. Fin janvier par exemple, a surgi une affiche ancrée dans l’air du temps, non sans paradoxes. « Libre d’oser, d’explorer, de ne pas avoir d’horaires ». L’application de rencontres Tinder doit son succès au plaisir d’une légèreté décomplexée. Avec plus de 50 millions de profils renseignés à ce jour et la géolocalisation, la promesse est simple comme bonjour : rencontrer qui l’on veut, où l’on veut, quand on veut, avec garantie affinitaire et sans engagement.
En l’occurrence, la liberté version 2020 substitue au parfum subversif des étreintes éphémères la gaieté d’une partie de cartes. L’image affiche une proximité complice pour cette petite soirée entre amis, joyeuse et décontractée, canapés cosy, lumière chaleureuse, tout y est accueillant. Julie nous invite au passage à attraper sa carte de jeu. Le slogan « single, not sorry » (« fier d'être célibataire ») confirme a priori la spontanéité des rencontres improvisées entre jeunes adultes, heureux de s’être trouvés le temps d’un soir, tout simplement.
En travers de l’image, le verbatim surprend toutefois : « Pas besoin d’un conte de fées, j’écris ma propre histoire. » La liberté, affranchie de tout rêve de happy end, est une invention de soi, sans modèle ni besoin de personne. Sitôt proposée, l’invitation à l’autre semble se rétracter, désabusée. Julie n’est pas dupe du jeu, pas d’illusion, pas de confiance à décevoir. Liberté et rencontre pourraient-elles être incompatibles ? Priorité à soi ou à l’autre, faut-il choisir entre être seul ou être ensemble ? Entre l’image et le texte, la joie de l’échange dissone en distinguant, sinon en opposant, liberté et présence à l’autre.
Pris mot à mot, le « single, not sorry » peut s’entendre lui aussi comme une inquiétude étonnante dans ce contexte. Faudrait-il se justifier « d’être seul plutôt que mal accompagné » ? La liberté de multiplier les contacts les plus divers et fugaces, repose-t-elle sur une attente moins accessible que bien souvent inassouvie ? Serait-elle devenue complexée pour qu’il faille s’en excuser ?
Conçue par et dédiée à un site de rencontres, la lecture entre l’image, le slogan et le verbatim pose en tout cas question : quelle rencontre est encore possible ? Une tension implicite semble mise en forme (à dessein ou non) entre défiance et confiance dans nos propres liens. Du privé à l’espace public, en passant par les réseaux numériques, notre tissu affectif vibre de ces mille « liens faibles[1] » quotidiens, moins évidents et tangibles que nos relations familiales, amoureuses, amicales. Ponctuels, fugaces, anonymes, réjouissants ou décevants, ce sont précisément ceux dont Tinder revendique l’accès libre et pluriel. Aussi ténus que vitaux, ils ne relèvent pas d’une addiction consumériste au plaisir. Mais ces liens faibles sont sans doute plus faciles à espérer ou à entrevoir qu’à reconnaître et à investir comme bien actifs, avec leur force propre et ce besoin que nous en avons. Nos sociétés en bouillonnent, elles aussi, dans leur violence et repli apparents. De la légèreté à la désinvolture, toute rencontre rend fragile et fébrile à la fois. Comment notre liberté individuelle pourrait-elle s’en passer pour s’éprouver comme telle ?
[1] Voir Alexandre Gefen et Sandra Laugier, Le pouvoir des liens faibles, Paris, CNRS Éditions, 2020.