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Dans le même numéro

Où habitons-nous ?

Introduction

Dans la question de l’habitat se rejoignent la plupart des enjeux qui marquent la société contemporaine (accueil des migrants, transition écologique, ségrégation, etc.). Pourtant, l’habitat peine à s’inscrire dans le débat public, même si le mouvement des Gilets jaunes et la crise sanitaire l’ont remis au centre des préoccupations.

L’habitat est un objet inclassable. Il est un espace intime dans lequel s’organise une part essentielle de nos existences. La crise sanitaire qui sévit depuis mars 2020 le souligne : le logement est un lieu que nous façonnons et qui nous façonne en retour. Il est également un produit de marché, autour duquel s’expriment une demande, des valeurs, des pertes et des profits : un patrimoine pour les individus, des actifs pour des fonds investissant à l’échelle du monde. L’habitat est aussi une composante essentielle de nos villes, un cadre d’action publique ardu, un levier pour accueillir ou rejeter, un marqueur social, un rêve de transmission, un espace de repli, une zone d’apprentissage… L’habitat a ceci d’intrigant qu’à travers lui, de multiples facettes de notre société peuvent être observées. Il fonctionne comme un prisme social total.

Après avoir travaillé en 2012 sur la crise du logement1, la revue Esprit a souhaité aborder à nouveau le thème de l’habitat, sous l’angle ouvert du lien particulier qu’il entretient avec la société : comment l’habitat permet de lire les mouvements, les subtilités, les tensions de celle-ci ; comment nombre de dynamiques de la société trouvent dans le logement un terrain d’exercice évident. Malgré cela, la question du logement reste un sujet discret, autre caractéristique qui motive la réalisation de ce dossier. Car si l’habitat nous concerne tous, ce thème peine pourtant à s’inscrire dans le débat public. Lorsqu’il y parvient, les échanges se trouvent souvent enfermés dans des discours soit fortement idéologisés, usant de représentations de plus en plus éloignées de la réalité des formes actuelles d’habitat, soit hautement technicisés, au risque de tenir le citoyen à distance des enjeux. Ce dossier a dès lors pour ambition d’emprunter un chemin de crête : parler de l’habitat dans sa réalité actuelle, tout en dévoilant ce qui se jouera demain, par-delà les chrysalides techniques ou le manichéisme des représentations.

Un chemin de crête : parler de l’habitat dans sa réalité actuelle, tout en dévoilant ce qui se jouera demain, par-delà les chrysalides techniques ou le manichéisme des représentations.

Ainsi, Christophe Robert, sociologue et délégué général de la Fondation Abbé Pierre, considère l’évolution de la question sociale au prisme du logement, dans le contexte d’une crise sanitaire inédite qui a démontré encore plus vivement la fragilité d’une part importante de la population face à ce besoin. Julien Leplaideur et William Le Goff, respectivement sociologue et géographe et tous deux accompagnateurs du monde des habitations à loyer modéré (hlm), racontent les transformations peu visibles du logement social : comment celui-ci glisse d’un modèle solide à une forme hybride, le « logement abordable liquide ». Ces transformations s’accompagnent d’un avenir qui s’ouvre et se floute à la fois, de pouvoirs qui se réagencent entre État et marchés, et d’une précarité qui interroge de moins en moins mais intéresse de plus en plus. Vincent Le Rouzic, économiste, déconstruit la propriété en un faisceau de droits pour montrer qu’il existe une diversité de façons d’y accéder. La progression de ce statut dans le monde ne signifie dès lors pas une convergence vers un modèle unique de société de propriétaires : de nouvelles formes de propriétés résidentielles émergent – comme les organismes de foncier solidaire en France –, ouvrant le champ des possibles, notamment en faveur des ménages modestes.

Pour mieux appréhender cette réalité et mettre en exergue les mouvements d’un bien dont la spécificité intrinsèque serait d’être immobile, ce dossier fait également le détour par la fiction et l’anticipation. Nathalie Bittinger peint ainsi un vaste panorama du traitement de l’habitat par le cinéma. Y défilent les films de Jacques Tati, David Lynch, Bong Joon-ho et Mats Grorud, donnant à voir ségrégation spatiale, luttes sociales autour du logement, vides et trop-pleins de nos existences, sens et histoires des lieux habités. Michel Agier, anthropologue, aborde la question des migrants et des campements. Il interroge une autre manière de faire la ville, mise en œuvre par ceux qui sont les plus « liquides » dans la société, comme une façon pour eux de prendre place dans la cité. Les quartiers de Liberdade à Salvador de Bahia et de Texaco à Fort-de-France révèlent une manière de fonder un lieu, d’établir un lien entre un espace et une communauté et, ainsi, de dépasser l’urgence, l’incertitude et la précarité. Marginales, ces « villes instantanées » semblent pourtant anticiper une écologie urbaine de demain. Enfin, Alain Damasio, auteur notamment de science-fiction, raconte sa vision des manières d’habiter aujourd’hui, d’une époque où la démultiplication des technologies et des connexions remet en question l’idée même de « dedans » et de « dehors » – et peut, en réaction, intensifier chez certains le besoin d’un dedans qui exclut le dehors. « Déterritorialisation » et « surterritorialisation » sont deux tendances qu’il cherche à dépasser par une expérience collective, la création d’une « zone » dédiée à la culture du vivant « dont il s’agit de prendre soin en nous, hors de nous et à travers nous, sous toutes ses formes et de toutes nos forces », pour « passer progressivement de ces murs qu’on cogne à coups de poings à la fenêtre qu’on y ouvre, à la main 2 ».

Ni état de l’art, ni prospective politique, ni débat organisé, ce dossier s’attache surtout à mettre en mouvement le sujet de l’habitat et du logement. Il cherche à donner consistance à certaines dynamiques, transformations et accélérations qui le traversent. Il prend également la forme d’un cheminement, des expertises aux expériences, de l’habitat à l’habiter. En naviguant entre des tonalités analytiques, politiques, sensibles parfois, il s’agit d’éprouver la vivacité de cette question du logement dans notre société. Et d’inciter alors à ce que ce thème, si intime et si collectif, trouve sa place dans les débats qui s’annoncent autour de l’élection présidentielle.

  • 1.Voir les dossiers « Le gouvernement des villes » (Esprit, février 2008) et « Le logement au cœur de la crise » (Esprit, janvier 2012). Voir aussi Éric Pliez, « Les personnes à la rue et le logement d’urgence. Pour une nouvelle approche : le logement d’abord », Esprit, octobre 2012.
  • 2.La petite bande des vivants, « Minifeste » [en ligne], ecoledesvivants.org, 2021.

Julien Leplaideur

Julin Leplaideur est sociologue et consultant indépendant sur les questions d’habitat, de société et d’inclusion.

Dans le même numéro

Où habitons-nous ?

La question du logement nous concerne tous, mais elle peine à s’inscrire dans le débat public. Pourtant, avant même la crise sanitaire, le mouvement des Gilets jaunes avait montré qu’elle cristallisait de nombreuses préoccupations. Les transformations à l’œuvre dans le secteur du logement, comme nos représentations de l’habitat, font ainsi écho à nombre de défis contemporains : l’accueil des migrants, la transition écologique, les jeux du marché, la place de l’État, la solidarité et la ségrégation… Ce dossier, coordonné par Julien Leplaideur, éclaire les dynamiques du secteur pour mieux comprendre les tensions sociales actuelles, mais aussi nos envies de vivre autrement.

À lire aussi dans ce numéro : le piège de l’identité, la naissance du témoin moderne, Castoriadis fonctionnaire, le libéralisme introuvable, un nouveau Mounier et Jaccottet sur les pas d’Orphée.