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Flux d'actualités

Impressions du Caire

janvier 2012

#Divers

Le sociologue Hugues Lagrange s'est rendu au Caire pendant une semaine en décembre 2011. Entre réflexions politiques et descriptions d'ambiances, il nous fait partager ce qu'il a ressenti dans la métropole égyptienne, à un moment si particulier de son histoire.
Des extraits de ce texte paraîtront dans le numéro de février.

 


Lundi 5 décembre 2011

 

Les chauffeurs de taxi m’assaillent, j’ai des propositions en stéréophonie, je presse le pas dans l’air doux de ce début d’hiver, contourne une balustrade, bientôt rejoint par d’autres chauffeurs. Difficile d’échapper, j’aperçois un bus rutilant, je monte, m’enquiers de la direction, il faut changer. Dans l’autre bus brinquebalant dont les sièges dégueulent leur kapoc, je retrouve l’homme en costume à qui je m’étais adressé. Le chauffeur du bus, coiffé d’un court bonnet de laine, conduit d’une main, engage un grand virage avec maestria, fumant une cigarette roulée de l’autre  en regardant derrière lui pour s’assurer qu’on ait son billet. Le bus s’arrête dans la nuit, prend quelques passagers ici et là en dépose d’autres. Des lumières au cadmium ocres, de grands immeubles, des fly-over en tous sens : nous voilà scotchés dans une file dense. J’ai le temps de détailler les feuilles majestueuses et placides d’un immense rhododendron ornant une cour. Terminus. J’avale une boisson aux fruits rouges – un lait épais et gluant. Les rues traversées par un flot continu de gens sont larges, poussiéreuses, les trottoirs très hauts envahis par les camelots. Premières demandes, difficile de se faire comprendre quand on ne parle pas la langue locale. Les femmes portent foulard, ce n’est pas une surprise mais c’est massif, je vois aux terrasses des cafés des hommes, le plus souvent vêtus à l’européenne, fumer des narguilés, jouer aux dominos ou au black-jack, plus rarement aux échecs.

 

J’ai réservé à l’hôtel Isis sans même savoir où c’était, j’avais cité le nom au hasard en prenant mon visa, il devait bien y avoir un hôtel Isis au Caire, Isis c’est plus bref qu’Osiris ou Toutankhamon. Il est situé au 15ème étage de Marouf Tower sur Ramses Boulevard, on y accède par un ascenseur passablement déglingué. Dès le tapis du  14ème étage j’ai vu que ce ne serait pas terrible, salle de bains commune dans le couloir où l’eau s’écoule par les tuyaux percés, literie douteuse, heureusement une vue impressionnante sur la ville. Je ressors pour humer l’atmosphère de Talaat Harb. Il est onze heures trente, des couples, des hommes seuls, une femme en niqab me laisse entrevoir de beaux yeux, je m’attarde sur la ligne verticale du fil entre les yeux qui maintient l’ouverture étroite de l’étoffe. J’entre dans une impasse aux lumières rouges où des hommes s’accumulent, on s’empresse autour de moi : « Come ! Come ! » Surgie du fond d’une pièce peu éclairée, une femme aux seins pigeonnants s’approche, conquérante, le teint d’une blancheur absolue fait d’une épaisse couche de poudre de riz que souligne la frange de ses cheveux noirs de jais. En pénétrant dans l’impasse, je vois en contrebas les longues jambes d’une danseuse balayées par des tresses en plastique qui ornent aussi son soutien gorge, ça me rappelle les manches de la veste en daim de Davy Crockett, le héros de mon enfance. Je lui souris et je retourne vers la rue aux néons blafards : un barbu en sandales passe, suivi d’une femme voilée dodelinant et d’une enfant espiègle. Les vendeurs échafaudent des piles de t-shirts audacieuses, il y a encore beaucoup de marmots dans la rue, un vieil homme égrène un chapelet en détournant la tête, premier café à la cardamome. Le Caire ne se couche pas, un flot continu  s’écoule vers le pont du  6 octobre en cornant.

 

Mardi 6 décembre 2011

 

Dans le square au sortir du pont Kasr-al-Nil, un jardinier en djellaba manie la houe d’un geste ample, penché vers la terre, baigné par la lumière oblique d’un soleil d’hiver, il pioche sans faiblir. Des couples  chastes assis sur des petits bancs de bois, séparés par une tablette, murmurent sous l’oeil de la tour du Caire dans son croisillon torsadé. Les arbres taillés sont comme des caniches en arrêt devant les amoureux. Un chat s’avance entre les citronniers en roulant ses mécaniques de petit lion dans cette savane domestiquée. En face de moi, deux pailles trempées dans le même coca-cola, un garçon et une fille boivent front contre front. Les foulards larges que portent les jeunes femmes leur donnent l’air de déesses de la période tardive, avec leur crinière symétrique. Le style des statues de pierre vieilles de trois mille ans a intégré les plis du tissu.

 

« Allah u akbar ! » L’appel retentit, suivi de la première phrase de la Shahada

« Lâ ilaha illa llah wa Mohamad Rasûl Llah ! »


Place Tahrir ce matin j’ai arpenté entre les quelques dizaines de tentes plantées au milieu des flaques formées par les pluies des nuits dernières.  De petits attroupements çà et là discutaient sous les portraits de ceux qui sont morts aux abords de la place (une quarantaine)  au cours des affrontements du  18 novembre.  J’ai été reçu par des « welcome to Egypt », et si  souvent la conversation tournait court, c’est parce que je ne parlais pas arabe. J’ai été étonné de lire dans un des rares journaux en anglais (Daily News), sous la plume d’un jeune docteur  en sciences politiques, que la place Tahrir était passée de l’utopie révolutionnaire à la dystopie. Certes, il y a eu des agressions de journalistes étrangers, en particulier des femmes, et des propos xénophobes. Filant une métaphore spatiale, l’auteur entend nous faire comprendre que le brouillage de l’image de la place pourrait signer la fin de la révolution. C’est beaucoup prêter au symbole. Le Printemps arabe hésite entre révolte et révolution. Ici, comme en Tunisie, l’explosion est le produit d’une curieuse alchimie : depuis 2006 on a pu voir sur Internet maints appels à se rassembler et à manifester qui sont restés quasiment sans écho. Ce qui se passe dans les jours de janvier 2011 est devenu probable, d’abord en raison du succès de l’étincelle tunisienne, puis de la conjonction de l’audace des manifestants stimulée par ce précédent et des violences des policiers, qui n’ont pas encore réalisé que le moment a changé.

 

A la recherche d’une carte Sim et d’une recharge je ne vois, aux abords de Meret Street (centre), que des ateliers de réparation automobile, des voitures sur cales, les longues bouteilles d’oxygène et d’acétylène des chalumeaux utilisés pour ressouder des châssis ou fixer des tôles. Des hommes allongés sur des cartons graisseux désossent les carlingues,   préparent des supports pour recevoir un moteur fraîchement rechapé, taraudent des culasses. Pas un magasin de téléphonie en vue, je ne suis pas dans la bonne rue. A un moment, j’aperçois un femme asiatique qui vend des téléphones sur un coin de trottoir. Je lui demande si elle a des cartes Sim, on ne se comprend pas. Un homme se penche vers moi, j’ai failli l’éconduire mais je me suis  mordu la langue. Il ne propose pas une visite des pyramides pour garnir mon portable mais prétend savoir où trouver cette satanée carte Sim. Je le suis dans les rues poussiéreuses aux trottoirs élevés, subitement mes préventions sont tombées, je ne sais comment il a trouvé les mots justes. Nous tournons dans une impasse, il demande quelqu’un dans une librairie, un peu inattendu mais … je sens qu’il ne se comporte pas comme un rabatteur. Il est plus petit que moi, les cheveux noirs légèrement ondulés, pas de barbe. Après cette première tentative, infructueuse, il m’entraîne au bord du Nil. Il semble chercher quelqu’un qu’il ne trouve pas. Je commence à me dire que c’est encore un de ces plans qui ne mènent nulle part. Il échange quelques mots brefs et finit par dégoter un type qui vend des outils. Je n’y comprends rien, le type sort d’un sac de plastique usagé des recharges … et la carte ? Il désigne, quelques pas plus loin, une table garnie de pochettes avec ces fameuses cartes. En un instant j’ai eu le téléphone sans donner d’adresse ni de papiers, pour quelques livres égyptiennes.

 

L’homme me propose de prendre un verre non loin de là. Nous nous installons dans un de ces cafés ouverts sur la rue. C’est une vaste salle d’un blanc ivoire, aux colonnes habillées de boiseries, à mi-hauteur desquelles sont enchâssés des miroirs en losange. Shérif dit des choses nuancées, mêlant expérience personnelle et connaissances partagées, raconte les années Sadate, l’emprisonnement de son père, un juge, qui rentra chez lui après cinq années de détention, les cheveux blanchis, les yeux enveloppés de larges cernes  – un père que son plus jeune fils, le frère cadet de Shérif, ne reconnut pas. La reprise de ses activités se fit lentement comme une cicatrice qui tarde à guérir. Je lui pose des questions sur ce qu’il fait. Il en dit peu sur lui-même : une expérience d’architecte interrompue, le travail dans une banque. Nous sommes entourés de fumeurs de narguilé, devant nous deux hommes âgés, sanglés dans d’impeccables costumes gris, parlent avec animation ; ce sont des gens d’autrefois, des personnages qui viennent de s’évader d’une photo en noir et blanc accrochée au mur. J’ai demandé à Shérif pourquoi il se montrait si disponible. Il est clair qu’il n’attend pas un bakchich sous la forme la plus commune, j’imagine qu’il me drague. N’a-t-il pas dit qu’il venait de quitter un ami néerlandais ? Let’s see ! J’ai enregistré son numéro de téléphone et lui le mien.

 

Mardi 6 décembre 2011, onze heures du soir, El Sherifein street (centre)

 

La rue est une immense terrasse encombrée de chaises en plastique et de tables rondes en fer garnies de nappes à motifs tarabiscotés. Les hommes dominent, mais l’atmosphère n’est pas celle d’un lieu réservé aux hommes. Il y a des visages communicatifs et des rires. Partout on apporte ces hauts narguilés en verre et métal qui ne semblent pas souffrir d’un incessant commerce avec le sol de pierre et les pieds de table. Flamingo-Tours fait pâlir les Pyramides, la mosquée Sainte Sophie d’Istanbul et la tour Eiffel. De loin en loin, des réverbères portant des lustres octogonaux projettent sur les arbres une lumière d’un vert intense. A la différence des congrégations de darons qu’on voit à la terrasse des cafés, ici les téléphones cellulaires branchés en permanence se mêlent aux pipes à eau. Cela me rappelle une place un soir à Milan, où les gens s’agglutinaient en petits groupes, continuant de téléphoner en se saluant, actifs comme les personnages d’un Bruegel postmoderne. Les foulards donnent aux femmes un air pré-Renaissance, j’admire les ovales qu’ils dessinent, soulignant leurs yeux noirs. Certaines, qui portent des bottes fourrées, des jeans ou d’autres tenues très occidentales, se baladent aux bras d’hommes en djellaba, turban et tarbouches. Les couleurs criardes du jour se sont éclipsées, la lumière parcimonieuse dilate l’espace, efface les contours, seule l’enseigne d’une station Mobil émerge, un peu incongrue. Un homme se lève de la table adjacente, empoigne de ses mains velues un téléphone en plastique rose qu’il fourre dans sa ceinture et s’en va. Adossé à une façade de lumières scintillantes, un avaleur de feu gobe successivement quatre ou cinq boules : je suis plus stupéfait qu’émerveillé par un tel repas. Un garçon muni d’une grande louche de fer remet des charbons ardents dans les brûleurs des narguilés : une discrète logistique régule le désordre apparent de cette rue. Quelques couples hétéro se tenant par les épaules croisent des hommes bras-dessus bras-dessous, jaloux de tant de candide homosensualité. Le téléphone portable a réussi à 200% son intégration, il est niqab compatible, de ce fait la moitié des cabines téléphoniques sont devenues superflues. Sur cette terrasse improvisée, une extraordinaire oralité se déploie : les bouches aspirent la fumée des pipes à eau que les narines rejettent, absorbent des liquides, lancent des mots sonores à la cantonade et des mots retenus dans les micros des téléphones, ceux qui parlent sont ici et là-bas simultanément, autrefois et maintenant en même temps. Tout le monde se congratule et s’embrasse dans des effusions de rires, même les enfants insouciants de l’heure tardive. Je reste perplexe devant la séparation des sexes qui s’opère en d’autres lieux, répondant par la négative à cette question : hommes et femmes peuvent-ils être simplement amis ?

 

Mercredi 7 décembre 2011

 

Rendez vous avec Maryse H. propriétaire, plus exactement détentrice du pas-de-porte d’un restaurant libanais au nom portugais dans une rue du centre. Elle dispose d’une licence pour la vente d’alcool, ce qui pourrait être un atout, mais s’inquiète du passage d’une législation plus contraignante. Maryse, née en Egypte est gréco-italienne par sa mère et d’origine syrienne par son père, un commerçant chrétien. Eduquée chez les sœurs, elle s’est spécialisée en littérature française ; mariée à un Américain, elle se définit comme une orientale agnostique éprise de liberté. Je déteste l’Amérique, dit-elle avec spontanéité, je n’ai pas de voiture, comment pourrais-je vivre en Amérique du nord ? Elle se méfie des Frères, même si elle ne croit pas qu’ils vont mettre en œuvre brutalement la charia. Observant depuis plusieurs années l’activisme des salafistes, les cadeaux distribués dans les quartiers pauvres, elle n’a pas été surprise du résultat électoral. Elle pense aussi que l’Occident a une responsabilité et stigmatise  ses ‘agressions’, y compris l’intervention en Libye. Elle ressent avec amertume la montée des privilèges que se sont octroyés les militaires, transformant leur position institutionnelle en rente de situation, le déclin des libertés des femmes par les contraintes vestimentaires, déplore la fermeture des débouchés pour ceux qui n’obtiennent pas plus de 95% au bac, le développement des privilèges de l’argent dans le monde scolaire, la consommation de Bango – marihuana de mauvaise qualité – et la corruption.  Tout ceci a terni son plaisir d’être dans une société solidaire, au rythme de vie agréable, respectueuse de l’âge. Si elle se sent proche du bloc Egyptien et admire Mohamed el-Baradei, injustement dénigré à ses yeux, elle a de la sympathie pour les jeunes bloggeurs et ceux qui campent  place Tahrir.

 

Ce soir, dans une des rues proches du square de l’Indépendance, j’ai été attiré par un attroupement. Depuis l’autre côté de la rue que je peinais à traverser, j’apercevais d’étranges sarcophages portés sur la tête par des hommes qui se succédaient à l’entrée d’une allée perpendiculaire. Hélé par des mots de bienvenue, je me suis approché des hommes munis de gourdins qui barraient l’entrée, on a contrôlé rapidement mon passeport et j’ai pu pénétrer dans la rue où l’on alignait les cercueils en carton des victimes du 18 novembre.  J’ai été chaleureusement accueilli par les petits groupes installés là, heureux que les Occidentaux ne les aient pas complètement oubliés ; les visiteurs étrangers sont peu visibles en ce moment me dit-on, j’ai pu le constater.

 

Après mon départ, l’armée, qui essaye à toute force de ne pas perdre la direction du pays face à la poussée religieuse, a utilisé la fragilité et le rétrécissement du nombre des jeunes qui occupent la place et les sites alentours pour les attaquer sauvagement, employant les mêmes méthodes que la police de Moubarak (12 morts). Elle le fait en toute impunité car le lien entre les révoltés de Tahrir et la population s’est distendu.  Elle tire parti de la faiblesse de ce courant pour s’imposer comme parti de l’ordre.

 

 

Jeudi 8 décembre 2011, 7 heures

 

Une brume matinale couvre la Place, enveloppe les tentes et leur donne l’air d’être plantées dans une clairière sablonneuse. Les passants sont encore rares, les magasins ont leurs rideaux baissés. Du côté du Nil, je n’ai pas entendu l’appel à la prière, même le bruit des klaxons est assourdi. Dans un des rares cafés ouverts, des fumeurs de narguilé sont déjà attablés –la pipe  à eau donne le sentiment d’un ijtihad permanent–, une jeune femme assise derrière une colonne aspire entre deux plaisanteries avec le garçon. L’Egypte fume partout, dans l’embrasure des portes, sur les bancs des squares, devant les petits estancos, dans les cafés, dans l’ombre des tamarins au tronc chaulé. Les licences d’alcool pourraient être réduites, mais s’attaquer aux narguilés, c’est inimaginable.

 

J’ai rencontré hier un journaliste canadien ; il est comme tout le monde dans l’expectative, la percée des salafistes au premier tour l’a surpris. Les sarcasmes dont ils font l’objet de la part des journaux lus par ceux qui lisent – j’en ai entendu moi-même – expriment plus l’inquiétude qu’une critique sûre d’elle, c’est un piètre exorcisme. Ce sont les quartiers populaires, de Shubra à Gizeh, qui ont voté le plus massivement pour eux dans ce scrutin à peine compréhensible.

 

- A hot milk without sugar, Chukran !

- You are Dutch (i.e. German) ?

- No French.

- Welcome to Cairo!

 

Ce matin, dans le quartier de Gizeh, la lumière encore faible promet une belle journée. La rue se meut lentement, les voitures s’écoulent en meuglant dans l’étroit passage que celles qui sont garées ménagent à regret – double file, triple file, tête-bêche aux angles des rues. Les enfants arrivent à l’école – garçons d’un côté, filles de l’autre –, les premiers ébouriffés, vrombissant se poussent, les secondes plus retenues, souvent coiffées de foulards, bavardent. En cette semaine électorale, les rues sont bardées de banderoles présentant des théories d’hommes cravatés, occasionnellement accompagnés d’une femme pour fermer le ban. A la différence des bas-reliefs du musée, ils regardent de face, souvent graves, esquissant parfois un demi sourire. Parti de la clef, du palmier, de l’ampoule, voilà les seuls signes qui me sont accessibles.

 

Que retenir du dîner d’hier avec Guillaume, jeune prof de philo d’Alexandrie, et Jean-Jacques ? Des interrogations teintées d’optimisme pour Guillaume, qui pense que les étapes suivantes du scrutin vont tempérer l’élan vers les salafistes. Le processus électoral comprend trois étapes correspondant à trois ensembles de circonscriptions. Deux tiers des élus le sont au scrutin de liste à la proportionnelle, un tiers sur la base d’un scrutin uninominal à deux tours.  L’Alliance Démocratique, comprenant le parti de la Justice et de la Liberté – des Frères–, l’alliance islamiste emmenée par al Nour, le parti salafiste, le Bloc égyptien comprenant les partis libéraux et sociaux-démocrates, la Révolution Continue rassemblant les mouvements de jeunes de la place Tahrir et les anciens partis comme le Wafd et le Wasat, sont les principales forces en présence. L’assemblée constituante, avec les militaires du Conseil supérieur des forces armées,   selon un partage des rôles encore incertain, doit sélectionner un comité de 100 membres chargé d’élaborer la constitution. Mes deux interlocuteurs s’interrogent sur l’étendue des pouvoirs constituants de cette assemblée, son rapport avec le président, ce qui suppose que cette fonction est déjà déterminée. L’armée est, depuis près d’un demi-siècle, un Etat militaire et patrimonial dans l’Etat qui, pour l’instant, n’a pas renoncé à influencer les choix constitutionnels pour préserver ses intérêts économiques, ses entreprises de gaz, de travaux publics, ses chaînes d’hôtels, etc. Si la participation au scrutin de liste a dépassé 60%, les « run-off »  pour départager les candidats n’ont attiré que 40% d’électeurs, de sorte que le taux de participation global a dû être revu à la baisse. Il n’y a pas eu de fraude massive, mais, dans les bureaux de vote, la ligne qui sépare l’aide aux électeurs et la campagne active est parfois floue.

 

Jean-Jacques exprime le sentiment d’un déclin continu depuis plus de quarante ans. Pour les intellectuels étrangers, la brillance de la vie sociale et culturelle héritée de l’époque de Mohamed Ali et d’Ismail Pacha, qui a perduré après la déposition de Farouk jusqu’au seuil des années 1960, inspire de la nostalgie. D’un autre côté, mes interlocuteurs soulignent que l’Egypte n’est pas l’Arabie Saoudite. Ce n’est pas une société disciplinée, sous la dictature militaire, malgré la torture et l’intimidation, les boissons alcooliques et la drogue ont toujours circulé, les rares feu rouges étaient et restent, comme les poubelles, des objets essentiellement décoratifs. Les Egyptiens parlent des Arabes en se mettant à part, du moins quand ils sont entre eux : une forte identité égyptienne, un socle de libertés pratiques, sensible dans la rue, se sont toujours maintenus.  Dans les campagnes, les pauvres mangent du pain subventionné, manquent d’eau courante, de sanitaires, et bien sûr d’écoles, de dispensaires, d’hôpitaux et de routes décentes. Même si les Frères ne sont pas implantés partout, leur travail social est connu, ils sont perçus comme de modérés intègres, c’est ce moralisme tempéré qui a été approuvé dans les urnes.

 

Dans les rues de Gizeh, ce matin, il est difficile de ressentir le déclin dont parle Jean-Jacques, les strates d’un quotidien fait de rituels inchangés et de la modernité des technologies de l’information se superposent sans  interférer.

 


Itinéraires : Gizeh au sud-ouest, la Cité des morts au sud-est, Shobra/Shubra au nord.



Jeudi 8 décembre 2011

 

Cité des morts : une ville au sud de la ville, dont les hauts murs entourent les édifices, de larges rues où de rares passants se faufilent en s’excusant d’être là. Le chant du coq trahit l’heure matinale, la lumière rasante enveloppe les formes de halos, j’imagine les sépultures derrière les murs mais je ne les vois pas. Je suis comme un soldat qui arrive dans une ville abandonnée de ses habitants, les poules dans un coin picorent entre les bouquets de tamarins, de  citronniers, de yukas gigantesques, indifférentes à l’interruption du cours du temps. Parfois j’entrevois furtivement un survivant de Nefisa qui se glisse dans les murs, une bassine de plastique colorée à la main. En m’approchant des grilles qui ferment les enclos, j’ai pu voir de grands rectangles creusés dans la terre, bordés le plus souvent de stèles de marbre plantées verticalement et couvertes d’inscriptions. Un dôme plus haut émerge d’un grand carré fermé par des grilles, des chats rôdent, de temps en temps un petit baraquement suggère une présence, quelques effets, ceux des gardiens de la Cité des morts. Non loin de là, la mosquée Sayyida Nefisa, avec ses hauts minarets et ses dômes de pierre à chevrons, veille.  Je me déchausse à l’entrée, un bakchich de cinq livres donné dans une seule main a failli créer un pugilat entre les deux gardiens. Il faut que j’y prenne garde. Il y a de grands patios de marbre – si l’on ose cette appellation, l’origine de cette architecture étant, je crois, arabe. La cour de la mosquée, garnie de tapis verts, est d’une propreté impeccable. Dans les immenses salles éclairées par des vitraux géométriques, des hommes assis prient, un peintre en bâtiment s’affaire autour d’une colonne, on me salue discrètement ; dans une salle plus petite, des femmes se recueillent. L’espace entre les piliers est impressionnant.

 

En obliquant à l’ouest, je traverse un ensemble HLM étonnamment désert lui aussi, comme si le voisinage de la Cité suspendait la vie. Les voitures sont bâchées, les volets clos pour la plupart. Des cactus, des manguiers se pressent aux pieds des petits immeubles. La ville ne reprend ses droits qu’un peu plus loin : quelques voitures ont ôté leurs bâches, un cheval attelé à une énorme cargaison de choux verts dévore les feuilles qui jonchent le sol. Des immeubles de briques sales dont les balcons surplombent la rue apparaissent, la voie devient terreuse et encombrée de détritus comme dans les pires ruelles en impasse des favelas de Rio. Juché sur une immense décharge où s’activent les chats, un trampoline déglingué égaye les enfants. J’arrive près de la citadelle du Caire avec ses  minarets, ses hauts murs de pierres jaunes. Je traverse Segouria street enveloppé dans une mélopée plaintive qui me fait penser à Catherine Braslavsky. La circulation est ici d’une étonnante fluidité, je suis, comme dans les cités de banlieue en France, sidéré de voir en pleine journée tant d’hommes installés dans l’écoulement du temps, assis sur des murets, aux terrasses des cafés dans l’ombre des grands rhododendrons.

 

 

Vendredi 9 décembre 2011, Shubra

 

Une oraison sort de puissants hauts parleurs, et se superpose aux sonos des cafés et des boutiques. Ici les rickshaw sont seuls à pouvoir affronter les chemins de terre boueux et empierrés. Une très jeune fille me croise en minaudant, juchée sur des talons hauts, elle n’a sans doute pas 13 ans, une longue tresse centrale de cheveux noirs, épaisse, lui bat les reins.  Les affiches et les banderoles ressemblent à celles que j’ai vues dans la Cité des morts, je n’ai que des résultats partiels pour Shubra mais je sais que les candidats de l’Ikwan, le parti des Frères, ont fait de très bons scores. Les immeubles en briques brutes d’une hauteur extrêmement variable, trois à dix étages, ressemblent de loin à des tuyaux d’orgue de pierre. Des balcons anguleux pendent du linge, des tapis, des ustensiles en plastique et des paniers à poulies. Un peu partout, dans les ruelles de Shubra, j’aperçois des rassemblements d’hommes agenouillés sur des nattes, graves, et quelques enfants mâles qui chuchotent. Une kyrielle de savates frange les tapis posés à même la terre. En plus des centaines de mosquées, les quartiers nord de la ville abritent d’innombrables salles de prière qu’on ne soupçonnerait pas sans cette ferveur du vendredi ; la parole religieuse se diffuse en rhizome, maintes fois reprise. Les femmes seules vaquent au quotidien, portant des cabas, des plateaux de pains ronds gonflés d’un orgueil récent, rarement les jarres de fer blanc qu’on voit en Inde voir danser sur les têtes. Il y a des climatiseurs par endroits mais peu d’antennes paraboliques aux balcons, elles sont fixées en grappes sur les toits, ce n’est pas ici un attribut individuel mais un bien collectif. J’entends la fin de la prière du milieu du jour. Une vendeuse assise non loin m’invective avec agressivité « Qu’est-ce que tu fous là ? » crois-je entendre au ton de sa voix. Je n’y prête pas attention, continuant à écrire dans l’ombre des tamarins. On rit de moi, une douce chaleur m’enveloppe, bientôt un petit attroupement se forme, un garçon s’adresse à moi en anglais, doute de mes explications puis lâche prise, le groupe se disperse dans les rires et les moues interrogatives.

 

Un troupeau de moutons à la laine épaisse et brune croise de malheureux poulets entassés dans des cages en attendant leur sort, inquiets. Ils se dressent, font de brusques mouvements de tête à droite et à gauche, guettent l’arrivée d’une poigne, une patte en suspend, prêts à se carapater en caquetant. Je marche accompagné d’enfants dans les ruelles étroites où seule une fente de ciel s’insinue entre les balcons. Une fête de mariage, des petites filles qui dansent sur des tables devant un parterre de daronnes placides aux sons stridents d’une sono décomplexée. Je suis entré dans un atelier de boulanger, pour voir fabriquer ces pains ronds qu’on jette lestement sur le ruban métallique du four électrique. Ma conviction est que la signification du scrutin se comprend plus aisément dans des quartiers comme celui-ci : une grosse partie des fondamentaux sociaux de l’Egypte contemporaine est là. Un islam fervent, pragmatique, qui n’est pas incompatible avec la liberté de mouvement, avec cet indescriptible écheveau bordélique qu’est la vie du Caire, additionnant sans états d’âme les archaïsmes et les technologies dernier cri, agglutinée autour des narguilés, des petits ateliers de réparation d’automobiles, des boutiques de vêtements de marque contrefaits. L’artisanat va durablement côtoyer les gadgets et les outils high-tech sans qu’une quelconque homogénéité ne s’instaure, sans que ne disparaisse une population vivant modestement, mais pas ignorante pour autant d’autres réalités. Les percées phénoménales du téléphone et de l’internet ont ici été mises au service d’une sociabilité en réseau qui ne les avait pas attendues pour tramer des échanges denses. Permettra-t-elle aux jeunes gens, et aux moins jeunes, de s’affranchir d’un contrôle social qui paraît pesant ? Je ne suis pas sûr que tous y aspirent. Les myriades de regroupements qui existent sous les formes les plus diverses montrent que les attitudes grégaires sont productrices d’une émotion recherchée. Ainsi ceux des supporters de foot, qui ont autant fait pour Tahrir que les membres des classes moyennes, initiateurs des blogs rebelles. Ce contrôle social est un autocontrôle, dès lors c’est une forme de la liberté, ceux qui se prosternent dans les rues de Shubra marchent la tête haute.

 

Sur le quai de la station de métro, j’ai échangé quelques mots avec une étudiante, d’abord timide qui, sachant aussi quelques mots de français, m’a parlé de son désir de voyager, de connaître l’Europe. Notre conversation s’est interrompue, à l’arrivée du train, sous le panneau « Ladies ».

 

Samedi 10 décembre 2011

 

Près de la station Attaba, attablé dans un modeste local au sol couvert de sciure, je déguste un café à la cardamome servi dans une tasse à motifs colorés sur une de ces consoles hautes terminées au sommet par un carré de fer poli. Le parc Azbakiyya est occupé par l’immense chantier de la future ligne trois du métro, je suis entouré d’hommes qui comme moi prennent le soleil. Hier avant de dîner avec Jean-Jacques j’ai revu son appartement de style art nouveau qui me rappelle celui de mon arrière grand-mère, en plus vaste. Des lumières tamisées ajoutent au mystère de l’espace, des ocres, des bruns, des jaunes. Un désordre savant s’étale sur les tables, des piles de livres un peu partout et deux Macs flambants neufs dans leurs carapaces blanches immaculées. Quelques peintures d’un beau format sont accrochées aux murs. Nous sommes à Zamalek, une île chic sur le Nil ; une pléthore d’ambassades sont installées rue el Malik, Mansour Mohamed ou Ismaïl Mohamed. Dîner au Pub-28, décor sombres, tables hautes, pas de foulards ici, des femmes plutôt jeunes en cheveux rient et parlent fort. Des hommes en veston, chemises déboutonnées, sortent téléphoner, reviennent : spectacle banal ici qui détonne avec la rue à Shubra. C’est un endroit très égyptien dit Jean-jacques, une autre façon d’être égyptien. Suivant une logique gazeuse, les molécules les plus légères, les plus mobiles de chaque société tendent à épouser les mêmes formes partout, dans un monde unit par ses sommets et divers à la base. C’est superficiel, dira-t-on ? Pourquoi adopter ici un argument essentialiste qu’on récuse ailleurs : les formes d’entrée en contact, les messages échangés à travers les codes vestimentaires, les postures, les manières à table imprègnent les couches plus profondes de l’être. Peut-on penser que Twitter et Face-book jouent un rôle et ignorer les interfaces ordinaires ?

 

Shérif n’a pas donné signe, je ne l’ai pas vu au café Al Houria de Bab el Louk.

 

Je suis retourné place Tahrir, me suis à nouveau faufilé entre les tentes, pensant à l’article du Daily News. La critique des mœurs de la Place me paraît aussi outrée que l’idéalisation dont elle a fait l’objet. On suggère que des agents des forces armées ses seraient infiltrés et agiraient en sous-main pour disqualifier le symbole de la « révolution » égyptienne. De l’utopie à la dystopie, la formule  marque l’importance  extraordinaire accordée aux symboles. Ayant marché  dans les quartiers excentrés du Caire, Tahrir a pris pour moi la forme d’une tête d’épingle, d’un raccourci surchargé de sens. Certes, la Place symbolise la brèche ouverte dans la dictature, c’est moins le sommet d’un volcan contenant avec peine les laves en fusion de la révolte, qu’une  percée dans la digue qui ouvre la voie au passage des eaux limoneuses chargées des aspirations matérielles d’une vie meilleure et d’une fierté morale retrouvée. Elle a permis des déplacements des plaques tectoniques de la société civile, ébranlé des institutions complètement en porte à faux : c’est déjà beaucoup. L’élite religieuse se fait la médiatrice entre la population pauvre et les sommets de l’Etat tandis que l’intelligentsia laïque, trop volatile, court sur les eaux en essayant de faire des pas de géant. Tous combattent l’autoritarisme du pouvoir militaire, mais les pauvres aspirent à une moralisation de la vie publique tandis que les riches veulent une plus entière liberté. Les querelles de mots sur islamisme ou post-islamisme me paraissent vaines, l’islam politique est entré depuis la mort de Ben Laden et l’affaiblissement des réseaux se réclamant d’Al-Quaïda dans une autre phase. Les enjeux sont ceux des modalités de l’accommodation des principes moraux de la loi musulmane avec les exigences de sociétés ouvertes sur le plan économique et celui de l’information. Les partis se réclamant explicitement de l’islam ont intégré le politique comme art du possible, comme eschatologie terrestre et comme exigence présente, c’est un énorme changement. L’étape nouvelle introduite en Egypte par l’action des jeunes Frères dans la rue aux côtés des activistes de La Révolution Continue renvoie à leur volonté d’un changement combiné de la société par le haut et par le bas, par les institutions et les mentalités sans faire de la transformation de la société civile un préalable. En ce sens, il s’agit bien d’un islam politique.

 

Chaque pays a son histoire, ni la Tunisie ni l’Egypte ne sont appelées à faire l’expérience de l’Afghanistan du mollah Omar ou de l’Iran de Khomeini à Ahmadinejad. Si tout le monde s’accorde à observer que la laïcisation, au sens d’une rigoureuse éviction du religieux des institutions, n’est pas un préalable à la démocratisation, est-ce pour autant qu’on peut voir le religieux comme un élément de la Leitkultur, comme on peut le dire pour le christianisme en Europe ?  Ce n’est pas en Egypte seulement une référence identitaire, c’est massivement une morale prescriptive qui régit la vie de la grande majorité des hommes. Pas plus que dans les quartiers immigrés en France la religiosité en Egypte n’est une affaire privée, la liberté religieuse ne se pense pas comme un droit de l’homme. Elle implique des entités collectives, des inscriptions institutionnelles, le contenu des manuels scolaires, les calendriers, les scansions du jour. Parallèlement, je soutiens que la reconnaissance des minorités implique, en Europe, l’élaboration de droits collectifs non territoriaux. Les questions des droits et protections des langues minoritaires, des religions dans toutes leurs expressions (respectueuses d’un minimum de savoir vivre), le débat sur les médiations collectives en matière civile et pénale, bref une articulation nouvelle des relations sociales qui ménage l’existence d’entités collectives entre l’individu et l’Etat se posent en des termes nouveaux.

 

Hugues Lagrange