
Un ennemi si intime
Le virus est, moralement non moins que biologiquement, un ennemi intime. Il opère comme un animal totémique que l’on aurait consommé, commettant un sacrilège.
La crise sanitaire que nous vivons depuis maintenant un an n’est pas une catastrophe comme le sont les tremblements de terre, les ras-de-marées, les cyclones, ou comme pourrait l’être une explosion nucléaire à grande échelle. Elle ne s’apparente pas non plus à une raréfaction de l’air, ni à une montée inexorable des eaux. C’est une atteinte diffuse, un mal endémique, durablement installé par un agent parfois mortel, inodore, invisible, infiniment petit. Ce virus se propage dans les circonstances les plus ordinaires, les plus anodines, simplement lorsqu’on aspire des particules qu’un voisin dépourvu de mauvaise intention a laissées en suspension dans l’air. Si les catastrophes d’autrefois, soudaines comme les éruptions volcaniques ou diffuses comme la peste, suscitaient l’idée d’une malédiction divine – la conviction qu’un dieu courroucé avait envoyé des nuées de sauterelles ou la peste bubonique en punition de fautes –, nous sommes moins disposés à le croire aujourd’hui. Le malheur est là, mais il n’y a pas de méchant ni là-haut ni plus près de nous, ou alors il est partout au plus près, en nous peut-être déjà. Comment combattre un si intime ennemi ?
Les épisodes de quarantaine, les couvre-feux et la panoplie de fermetures des lieux ouverts au public (magasins, bars, restaurants, cinémas, théâtres) et de lieux publics (écoles, stades, etc.) ont eu pour corolaire une limitation des mobilités sociales et des contacts, un isolement généralisé. Ceux-ci ont entraîné anxiété et dépression d’un côté, frustration et colère de l’autre, parfois les deux à la fois, la dépression souvent succédant à l’anxiété. Les souffrances ressenties se sont approfondies avec la durée des confinements et la réitération des couvre-feux. La menace sanitaire a été pour nous présente comme une suspension de la vie sociale avant même d’être perceptible comme un danger. Ainsi ce n’est pas le risque qui a suscité nos réponses mais, en somme, les conclusions tirées des épidémies du passé : une sagesse collective substituée à nos sens et à notre conscience s’est ainsi subrogée à notre volonté et à notre action, contrecarrant l’instinct parfois.
Dans la série animale, la perception d’un danger suscite une riposte active par le combat ou réactive par la prostration et la fuite. Ces dernières doivent s’entendre comme des formes d’intériorisation de la menace ou de la perte lorsque le risque se matérialise. L’individu est acteur d’un repli, la souffrance n’est pas pure passivité, elle ordonne des accommodements devant le danger couru ou la mort d’un proche. Comme s’agissant de la Covid-19, il n’y a pas d’ailleurs où se réfugier, la fuite est une fermeture au monde qui redouble la claustration forcée – éviter les contacts, se confiner au-delà des exigences publiques ou anticiper les demandes –, une fuite en soi. Elle se confond souvent avec ce qui paraît en être le prolongement ou l’expression, la dépression, elle-même composante du stress psychique repéré par de nombreuses recherches. En effet, ce que la clinique comme les enquêtes mettent à jour est la poussée d’un syndrome anxiodépressif dont l’un des versants est orienté vers le passé, l’autre vers le futur.
La pandémie et l’anxiété
La dimension d’inquiétude projetée vers ce qui pourrait advenir est fortement accentuée chez les jeunes. Plus exactement, dans le moment actuel, la profondeur du désarroi est particulièrement marquée chez les jeunes engagés dans des études universitaires. Ce fait est nouveau et, au premier regard, plutôt surprenant. La réalité des risques pour sa vie et l’appréhension marchent à front renversé. Les étudiants qui risquent physiquement le moins d’atteintes graves ou de mourir de la Covid-19 souffrent le plus psychiquement. Certes, il y a une raison simple : ce sont eux qui sont les plus affectés par la restriction des libertés et qui peuvent avoir le sentiment de payer pour la sécurité des plus vieux. Cependant, cette raison va plutôt du côté de la colère, du sentiment d’injustice et de frustration que du côté de l’angoisse. On peut cependant penser que si les jeunes sont frustrés de sorties par les restrictions qui sont imposées pour le salut des vieux, il y a chez les étudiants qui basculent psychiquement quelque chose d’autre qui pointe : moins la colère ou l’injustice qu’une inquiétude générale. Une série d’enquêtes montrent de manière convergente cette poussée d’inquiétude et en dessine les ressorts.
Ordinairement, les raisons d’un désarroi mental se contrebalancent chez les jeunes, par l’optimisme et la confiance que donnent alors l’ouverture des possibles et que redouble, chez ceux qui font des études universitaires, les voies d’accomplissement permises par l’éducation. Au début des années 2000, même si les jeunes n’ont pas la confiance en eux que l’on observait dans les années 1970, des enquêtes mettent encore en évidence chez les étudiants un niveau de pathologie mentale analogue à celui de leurs pairs1. En France, la prévalence de la dépression et de l’anxiété ne différent pas entre les étudiants et les jeunes du même âge dans la vie active ou en formation2. Cependant, on perçoit au cours des années 2000 que cet équilibre relatif cache les prodromes d’une dégradation de la santé mentale, variable selon les milieux et les modes de vie. Eisenberg et ses collègues mentionnent l’importance des troubles anxieux et dépressifs chez des étudiants américains issus des milieux intermédiaires, déstabilisés par les compétitions3. Dans les universités sélectives, l’isolement est fortement ressenti par les étudiants avant la licence, dont 50 % vivent sur les campus contre seulement 13 % des étudiants qui sont au-delà de la licence. La poursuite des études supérieures n’offre plus toujours la garantie d’un emploi en correspondance avec la voie choisie. Si, pour les diplômés des meilleures universités outre-Atlantique comme ceux des grandes écoles en France, les perspectives restent bonnes et les rémunérations élevées, pour le plus grand nombre de ceux qui sont engagés dans des études supérieures, il y a un fort risque de disqualification.
Une élévation des troubles psychiatriques, repérée par les services de prévention universitaires, ressort des panels. S’il y a eu, au cours du XXIe siècle, une première élévation du désarroi des jeunes après la crise financière de 2008, un bond très net s’opère en 2020. Une publication du Lancet montre que la proportion de 16-24 ans passant un seuil critique d’inquiétude et de stress est de 37 % contre 26 % chez 45-54 ans et 17 % chez les 70 ans et plus4. C’est à la fin du printemps 2020 que les niveaux de désarroi ont augmenté de façon sensible. Le phénomène est général : une enquête canadienne, des enquêtes chinoises, l’enquête Confins en France rapportent une hausse très sensible du mal-être psychique à l’université. Le statut d’étudiant est conjoncturellement, ou peut-être durablement, associé à des symptômes anxiodépressifs et à des pensées suicidaires.
Pourquoi les étudiants sont-ils plus vulnérables dans le contexte de la Covid-19 ? Une étude chinoise souligne que les reports des programmes de cours sont directement associés à une élévation des symptômes d’anxiété. Avec l’ajournement des cours, les repères qui balisent la vie ordinaire et la rendent prévisible s’effacent : c’est source d’inquiétude, particulièrement pour les étudiants qui ne sont pas dans les cursus les plus prestigieux et peinent dans les compétitions scolaires. Une vaste enquête multi-sites française pointe l’isolement. En 2005, les étudiants n’étaient pas plus isolés que les autres actifs, avaient le même niveau de soutien social, connaissant autant de gens sur qui compter en cas de problème psychologique, mais les choses ont changé avec la Covid-19. Les étudiants habitant souvent dans des villes différentes de celle de leurs parents se sont trouvés isolés dans des colocations dont un membre est parti ou sur les campus, les échanges quotidiens se sont étiolés5.
En sus de leur isolement pendant le confinement, l’élévation du stress chez les étudiants pourrait venir de l’exacerbation de craintes existentielles. Ce qui était exaltant, l’ouverture des possibles l’est moins, ce land of opportunities toujours bon pour ceux qui ont confiance en eux, est devenue une source d’appréhension pour ceux qui se trouvent « jetés » dans des compétitions qu’ils n’ont pas choisies. Ne faisant pas, en majorité, des études par vocation, les étudiants ont dû en quelque sorte miser sur une orientation et une voie professionnelles. Or, l’économie étant bouleversée par la pandémie, ils ignorent quels sont les secteurs qui vont continuer d’être porteurs et quels sont ceux qui vont péricliter. Avec la massification de l’accès à l’enseignement supérieur, beaucoup de jeunes subissent les pressions ambiantes, ils ont investi sur le futur, mais voient ce futur se brouiller. C’est une source de stress d’autant plus forte que le confinement entraîne une perte de sociabilité, renvoie l’individu à lui-même et exacerbe l’inquiétude dérivant des incertitudes du moment.
Il y a aussi ceux qui, optant pour des études longues, ont d’abord voulu se donner le temps de mûrir. Les inquiétudes qu’ils ont concernant leurs choix professionnels pourraient bien alors se conjuguer avec d’autres incertitudes. L’orientation sexuelle est, dans la plupart des segments de la société, caractérisée par une forte norme hétérosexuelle : aux États-Unis, au début du XXIesiècle, 97 % des filles et 96 % des garçons de premier cycle se disent hétérosexuels. Les étudiants de premier cycle qui affirment avoir une orientation homosexuelle représentent 0, 1 % des filles et 2, 5 % des garçons, ils sont respectivement 2, 6 % et 1, 5 % à se dire bisexuels. Cette ténuité des proportions traduit sans doute les difficultés et, possiblement, les ambivalences de l’orientation sexuelle à cette période de la vie. L’orientation sexuelle s’affirme et se stabilise plus tard : 3, 2 % de filles diplômées et 4, 5 % de garçons diplômés qui se disent lesbiennes ou gays, alors que la bisexualité diminue un peu pour les garçons diplômés (1 %) et s’élève à 3, 6 % pour les filles diplômées6. Comme les incertitudes d’orientation professionnelle, les incertitudes concernant l’orientation sexuelle sont pour les étudiants une source de mal-être que l’on rencontre moins dans d’autres milieux où l’orientation sexuelle a été plus précoce. Sur ce terreau fragile, le brouillage de l’avenir et l’isolement accentués par la pandémie ont pu suffire à faire franchir le seuil qui sépare une tension normale d’un déséquilibre pathologique.
Sans avoir cet aspect existentiel, le mal-être s’est aussi accentué dans d’autres segments de la population. Au Royaume-Uni, les jeunes femmes, deux fois moins touchées en termes de décès que les hommes, sont nettement plus affectées par des troubles mentaux : 44 % des femmes âgées de 16 à 24 ans ont déclaré une détresse cliniquement significative en 2020 contre 32 % en 2017-18, comme si l’isolement les affectait plus7. En revanche, d’après cette étude, il n’y a pas eu d’élévation notable du stress chez les membres des minorités, ni chez les travailleurs « essentiels », alors que la peur a nettement progressé parmi les actifs en télétravail dont les activités sont fortement substituables. Tout indique que les manifestations psychiques sont passablement dissociées de l’intensité objective du danger. Globalement accentuées par la crise sanitaire, celles-ci parlent plus de la fragilité des sujets, amplifiées ou réduites selon la santé, la confiance et l’espoir que les uns et les autres peuvent avoir par-delà les problèmes auxquels ils sont affrontés.
Éruptions de violences
En apparence en tous points opposées aux processus d’intériorisation et de somatisation, les protestations anti-confinement qui se sont déployées depuis un an dans les pays occidentaux pourraient avoir en partie les mêmes ressorts.
Les jeunes et beaucoup de moins jeunes, en particulier des hommes dans la maturité, ont été les acteurs de violences aux États-Unis. Ces protestations ont pris un tour sécessioniste dans plusieurs États du Sud, comme le Texas et l’Arizona, où l’on a vu des manifestants affluer dans des armureries pour acheter des fusils automatiques et se rassembler pour célébrer leur refus commun de porter les masques au nom de la défense de la liberté inscrite dans le Deuxième Amendement, rappelant l’action de l’Anti-Mask League de San Francisco à la fin de 1918, dont les membres ont tenté d’assassiner William Hassler, le responsable de la santé publique de la ville.
Des mouvements analogues se sont déroulés en Europe : au printemps 2020 en Allemagne, peu touchée alors par les décès, des manifestations ont lieu en Bavière et en Rhénanie-Palatinat ; au mois de juillet, des actions d’une extrême violence contre les mesures de confinement se déroulent en Serbie, des manifestations en Espagne et au Royaume-Uni. Il y en a eu peu en France, bien que le lynchage d’un chauffeur de bus qui intimait à deux passagers de porter un masque à Bayonne fut symptomatique de sentiments vindicatifs suscités par les mesures préventives. Plus récemment, à la fin de janvier 2021, des manifestations violentes ont eu lieu dans les grandes villes néerlandaises. Dans les quartiers sud de Rotterdam, on a vu des rassemblements carnavalesques démarrés avec des pétards, mais parallèlement, des pillages de magasins et des incendies de voitures à Amsterdam et La Haye, et de petits groupes s’en sont pris aux policiers en faction avec des couteaux à Eindhoven.
En Europe, ces éruptions de violence n’impliquent pas seulement des jeunes : des hommes appartenant aux classes moyennes (commerçants, cafetiers, petits entrepreneurs) que les fermetures pénalisent sévèrement y participent. Ils viennent de divers horizons politiques (hooligans, gauche antisystème), mais plus souvent de la droite la plus xénophobe. Aux Pays-Bas, ce sont les partisans de Geert Wilders qui ont jeté de l’huile sur le feu. Pour beaucoup d’hommes dans la maturité, la menace sanitaire ne s’intériorise guère en anxiété, elle s’extériorise sous forme violente. Chez eux, l’inquiétude, réelle, est plus susceptible d’appeler une action de rétorsion contre ceux qui leur font mal – un mal qui ne peut arriver sans être porté par une intention malveillante identifiable. Or, pour qu’un groupe puisse servir de bouc émissaire, il doit être un agent crédible de malheur. S’il y a bien eu quelques mouvements d’hostilité envers les Asiatiques, la maîtrise de l’épidémie en Chine et dans le reste de l’Asie leur a rapidement barré la voie. Après que la thèse du complot chinois s’est émoussée, aucune cible externe ne semble pouvoir cristalliser le ressentiment. Le scénario classique du déviant coupable de passer le virus à la victime innocente est invraisemblable, car nous sommes tous à la fois contaminants et contaminés.
Ce sont, le plus souvent, les pouvoirs en place qui ont été visés et ceux-ci s’y sont prêtés par les nombreuses voltefaces qui ont accompagné les décisions d’intervention. On stigmatise leurs incohérences, l’arbitraire des fermetures, les contradictions des dispositions prises au fil de l’eau et la dictature des experts. En Allemagne, l’avocat du patron d’un karaoké, obligé de fermer, a poursuivi un épidémiologiste réputé, appartenant au conseil de la Chancelière, devant les tribunaux, l’accusant des pires mensonges sur la contamination et de vouloir abaisser les Allemands en les soumettant aux dictats de l’Organisation mondiale de la santé. Mais la violence même des éruptions récuse par avance l’idée que celles-ci découlent effectivement de l’abus de pouvoir des experts et des incohérences de l’action publique. Chez ceux qui, ordinairement thuriféraires de l’ordre, affrontent les institutions, il y a une affirmation du risque comme opportunité : on nous prive de liberté au nom d’un prétendu intérêt collectif, peut-on entendre en sous-texte. Tout se passe comme si la violence des « corona-sceptiques » était l’expression désespérée d’une frustration dépourvue de source identifiable. Dès lors, les élans vindicatifs suscités par le confinement se contentent d’un adversaire de substitution toujours disponible, les gouvernements. Cela reste insatisfaisant.
La catharsis et l’expiation
Les éruptions de violence contre les symboles de l’autorité (les institutions parlementaires, les gouvernants, les policiers) ont des aspects communs avec l’intériorisation anxio-dépressive de la menace : les unes et l’autre sont l’expression de l’échec de l’émotion à trouver un objet. Si beaucoup des tentatives de suicide prolongent un épisode dépressif, il y a aussi des suicides vindicatifs de la part d’entrepreneurs ou de commerçants qui avaient manifesté la veille pour la réouverture de leur commerce. Une colère dont l’objet se dérobe a toute chance de se retourner contre soi, de glisser du ressentiment à la dépression. La poussée des suicides à la fin de la Première Guerre mondiale contredisait apparemment l’observation que la guerre renforce la cohésion ; c’est en réalité l’involution de la vie sociale engendrée par la grippe espagnole qui, isolant les individus, a massivement élevé les suicides, sans pour autant que disparaisse un ressentiment contre les gouvernants8.
Aux États-Unis, les taux élevés de contaminations et de décès touchant les Noirs ont eu une résonnance politique et symbolique. Le “I can’t breathe” de George Floyd a cristallisé des émotions et suscité des manifestations dans nombre de villes sous le slogan “Black Lives Matter” où, en contraste avec les protestations suprémacistes, les manifestants se montrèrent attentifs aux risques sanitaires. Mais ces mouvements ont mis dans la rue, aux côtés des Noirs, des millions de Blancs qui se sentent responsables d’une injustice durable, réveillant dans le contexte du meurtre de Floyd une culpabilité enfouie. En effet, les chiffres de l’épidémie rapidement publiés montrent que les Noirs sont relativement plus nombreux parmi les victimes que dans la population, et beaucoup des manifestants, quels que soient leur couleur de peau, ont vu dans le tribut payé à l’épidémie par les Noirs l’expression d’un racisme inscrit dans les structures de la société américaine.
En dépit d’échos dans quelques capitales occidentales (Londres, Berlin, Sidney et Madrid), le mouvement d’une ampleur historique ne déborda guère le territoire américain. De même, alors que les minorités hispaniques aux États-Unis ou asiatiques au Royaume-Uni sont au moins aussi fortement touchées par les contaminations et les décès, elles n’apparaissent guère dans les injustices dénoncées par les mouvements eux-mêmes : c’est à la mémoire de l’esclavage que les manifestants font appel. Il s’agit pour nombre de Blancs de se libérer d’un poids. Beaucoup de jeunes ont été saisis comme par un dégoût d’eux-mêmes : enfants d’une nation en voie de déchristianisation, ils manifestèrent en descendant dans la rue une volonté de rédemption sécularisée. La faute que représente le maintien des Noirs et des minorités dans une citoyenneté seconde, particulièrement saillante aux États-Unis, jamais réparée du fait du maintien d’une forte ségrégation encore un demi-siècle après le mouvement des droits civiques, s’est cristallisée en un besoin de catharsis collective. Le mot de catharsis – libération pour les uns, abréaction purifiante pour les autres – dit la force du sentiment collectif. Un sentiment qu’on ne peut réduire à une expression rationnelle ou mesurée d’injustice. Le malaise ressenti par ceux qui ont vu l’agonie de Floyd est global, il résonne profondément dans tout l’être. Certes, il y a chez nombre de Blancs qui manifestent une hostilité au système social qui ne doit rien à la culpabilité, mais on ne peut exclure l’idée que la colère qui descend dans les rues en juin 2020 en Amérique du Nord traduise aussi un besoin de s’amender.
Enfin, il s’est aussi produit, aux Pays-Bas, un fait qui emprunte à la fois au désarroi suscité par l’impossibilité de trouver une cause circonstanciée à nos malheurs et au sentiment d’une culpabilité collective. Il a débouché sur des violences inattendues en janvier 2021 dans un village de pêcheurs, situé dans la ceinture protestante (Bible Belt), qui a certes connu des records de contaminations. Pour ces villageois, les décès sont le doigt de Dieu pointé sur la ville, faisant tomber les hommes sous les coups d’un châtiment mérité. Pour eux, ce ne sont pas les vaccins ni les mesures hygiéniques qui peuvent apporter une réponse, mais la contrition. Comment se battre contre un tel ennemi sans se fustiger soi-même ? La malignité de la Covid-19 nous laisse à court d’un coupable : la diffusion du coronavirus résulte d’échanges ordinaires, pas même des inconduites accompagnant parfois des sexualités minoritaires, ni les risques de l’injection de drogue qui ont été impliquées dans la diffusion du VIH au Nord. Qu’importe ! Ces intégristes ne cherchent pas une catharsis ; leur sentiment d’avoir quelque chose à expier n’a pas besoin d’être localisé dans une action passée : le châtiment suffit. Ces austères protestants retournent sans peine la causalité : si le châtiment s’abat, c’est parce que le mal est en nous. Ainsi, ils énoncent un enchaînement que l’immunologie associe aux ruses du virus. En schématisant le mécanisme microbiologique, le mal, nous le fabriquons : ce sont nos cellules qui fournissent l’énergie dont le virus a besoin et notre immunité qui déclenche des réponses excessives qui nous déséquilibrent et nous tuent.
Le virus est, moralement non moins que biologiquement, un ennemi intime. Il opère comme un animal totémique que l’on aurait consommé, commettant un sacrilège. On ne saurait sous-estimer la profondeur du malaise de sociétés où, comme le soulignait Roger Caillois, le sacré s’est éclipsé sans avoir disparu9. On assiste, sur le plan symbolique, au redoublement du désarroi que les difficultés de la vie matérielle et l’approfondissement de l’anxiété induisent.
- 1. Carlos Blanco et al., “Mental health of college students and their non-college-attending peers”, Archives of General Psychiatry, vol. 65, n° 12, 2008, p. 1429-1437.
- 2. Viviane Kovess-Masfety et al, “Mental health of college students and their non-college-attending peers”, BMC Psychology, n° 4-20, 2016.
- 3. Daniel Eisenberg et al., “Prevalence and correlates of depression, anxiety, and suicidality among university students”, American Journal of Orthopsychiatry, vol. 77, n° 4, 2007, p. 534-542.
- 4. Mathias Pierce et al., “Mental health before and during the COVID-19 pandemic”, Lancet Psychiatry, vol. 7, octobre 2020, p. 883-892.
- 5. Voir Julie Arsandaux et al., “Higher risk of mental health deterioration during the Covid-19 lockdown among students rather than non-students. The French Confins study” [en ligne], novembre 2020.
- 6. D. Eisenberg et al., article cité.
- 7. Cela vaut pour les pays d’Europe : voir M. Pierce et al., article cité.
- 8. Ira M. Wasserman, “The impact of epidemic, war, prohibition and media on suicide: United States, 1910-1920”, Suicide and Life-Threatening Behavior, vol. 22, n° 2, été 1992, p. 250-254.
- 9. Roger Caillois, L’homme et le sacré, Paris, Gallimard, 1939.