Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Photo : Cheng Feng
Photo : Cheng Feng
Flux d'actualités

Le poids des morts. Épidémie et individualisation des mœurs

Si la solidarité devant l’épreuve doit être collective, les risques sont différenciés par nos modes de vie.

 

« L’un après l’autre, les pauvres malheureux se présentent aux Urgences. Ils ont tout sauf les complications d’une grippe […] Au cours de ces deux années, j’ai appris que les Bergamasques ne viennent pas aux Urgences pour rien. Ils n’ont pas fait défaut à ce bon comportement, suivant toutes les indications données : une semaine ou dix jours à la maison, avec de la fièvre, sans sortir et risquer d’infecter des autres ; mais maintenant, ils n’en peuvent plus. Ils ne respirent pas assez[1]. »

 

Apparu fin novembre 2019 à Wuhan en Chine, le virus est en Thaïlande et au Japon avant le 15 janvier, le 24 janvier en France, le 30 janvier en Italie. À l’Ouest, Donald Trump se gausse alors du coronavirus au point de susciter de la part du Center of Disease Control effaré, la diffusion d’un scénario parlant de près de 2 millions de morts. Au Royaume-Uni, Boris Johnson suggère que si la moitié des Anglais attrappent le coronavirus, ils seront immunisés.

Le ton est différent sur le continent. Ainsi en France, le président, qui a justifié la tenue du premier tour des municipales, annonce le mardi 17 mars, par cinq fois, « c’est la guerre », dans une pose gaullienne, mobilise le pays et suspend les libertés publiques. Il me semble important de souligner la volte-face qu’il opère comme eux, car elle est révélatrice du temps politique. Les rassemblements de 1 000 personnes sont encore autorisés le 4 mars, mais on ferme les écoles primaires, il faut attendre le 11 mars pour la suspension de visites dans les maisons de retraite et le 13 mars l’interdiction des rassemblements de plus de 100 personnes. Le pouvoir politique diffuse alors sans compter une prophylaxie pour laquelle il popularise un mot « gestes barrières » – mouchoirs jetables, éternuement dans le coude et salut à l’indienne les mains jointes.

Vers le 20 mars, près de deux mois après le premier cas avéré en France, ni les pharmaciens, ni les infirmères, ni les médecins ne disposent systématiquement de masque FFP2, ni de kits de test. Des masques, il en existe des stocks à l’armée, dans les municipalités, dans les hôpitaux, mais on les garde pour plus tard. Il s’agit surtout d’assurer la continuité des services de l’État, sans empêcher les « citoyens de vivre ». Le dimanche 15 mars, les Parisiens sont sur les quais, à la terrasse des cafés, dans les parcs, les Niçois à la plage. Comment s’en étonner ?

Leçons chinoises

Face à cette pandémie, la première image qui vient est celle d’un cargo-Terre, dépourvu de caissons étanches, qu’une voie d’eau pourrait faire sombrer. La vitesse de propagation de l’onde révèle la densité et l’étendue des interactions humaines. Les Chinois l’ont compris très vite. En Chine même, avec 80 000 personnes infectées et moins de 3 500 morts pour 1, 4 milliard d’habitants, le tribut payé est modeste. Plus de 60 000 personnes ont guéri et le nombre de nouveaux cas est très faible, de sorte que l’épidémie décline depuis le 12-15 février. Le 8 janvier, les laboratoires chinois avaient séquencé le virus.

On observe qu’il y a des différences énormes de taux de contamination entre les provinces de la taille des grands États européens. « En Chine, le Hubei […] affiche un taux de létalité de 4, 3 %, quand les provinces touchées plus tard sont loin d’avoir un tel niveau : 1, 7 % pour le Henan, 0, 5 % pour le Guandong, 0, 4 % pour le Hunan et même 0, 08 % pour le Zhejiang[2]. » De ce fait, les contaminations et les morts du coronavirus en Chine hors du Hubei peuvent être quarante fois plus faibles que dans cette province. Il s’avère qu’au 18 mars, le taux de contamination par millier de personnes en Chine est huit fois plus faible qu’en Italie et sans doute dans la plupart des pays occidentaux développés. L’Organisation mondiale de la santé a fait l’éloge de la réaction de Pékin, mais l’efficacité chinoise est en partie l’avers de la dictature.

La dictature n’a que faire des citoyens responsables : mort de Li Wenliang et de bien d’autres dont la perspicacité a été dénoncée par les autorités comme une trahison. D’un côté, les autorités chinoises dénoncent les lanceurs de l’alerte, de l’autre, elles appliquent une quarantaine drastique au sein du Hubei, autour de Wuhan, et quadrillent l’épidémie. Or en l’absence d’un vaccin ou d’une thérapie, la réponse la plus efficace est de cloisonner, non pas à l’échelle des nations (fermer les frontières n’a aucun sens), mais des bassins de contamination, des quartiers, des foyers et de protéger les individus qui doivent impérativement sortir. Les dynamiques de l’épidémie en Asie, sous réserve de rebonds possibles, montrent que la difficulté de restreindre nos interactions face aux menaces collectives, qui ne relève par forcément exclusivement de la coercition et de la surveillance de tous, pourrait nous coûter cher. Comme le montrent Neil Fergusson et d’autres, en l’absence de mesures, il y aura 500 000 morts par an au Royame-Uni[3]. Il y a deux stratégies : atténuation ou suppression de l’épidémie. Seul le renversement de la dynamique épidémique dans les semaines à venir pourrait permettre d’avoir au Royaume-Uni assez d’unités de soins intensifs pour répondre aux besoins. La suppression est invraisemblable. L’atténuation des contaminations dépend de la combinaison, pendant les deux tiers du temps et au cours des douze mois à venir, de trois mesures : l’isolement absolu des plus de 70 ans, le confinement des individus suspects d’être infectés, la mise en quarantaine des foyers où l’on a découvert un cas d’infection. Cette stratégie obtenue par des micro-simulations doit faire l’objet de réflexion collective.

Qianying Lin (2020) et ses collègues ont montré qu’en Chine, les actions qui ont bloqué l’épidémie, pour le moment, reposent sur une restriction forte et précoce des interactions par la combinaison d’une coercition et d’une auto-restriction[4]. La coercition est d’autant moins nécessaire que l’autodiscipline est forte. Le changement de la dynamique ne dépend pas principalement de paramètres pharmaceutiques ou viraux. Certes, il dépend de la transmissibilité du virus au sens biologique, mais il dépend d’abord des interactions au sens sociologique ou épidémiologique : le nombre des contacts qu’une personne contaminée a avec des personnes « susceptibles » (non encore infectées) présentes autour d’elle. Cette quantité de contacts est un paramètre psychosocial qui dépend surtout du mode de vie (de la santé et de l’âge).

 


Nouveaux cas quotidiens avec un délai de signalement de 14 jours selon trois scénarios : un scénario naïf (aucune mesure prise) représenté par la courbe de points gris, un scénario de réaction individuelle à l'épidémie représenté par la courbe de tirets rouges, et un scénarion de réaction individuelle complétée par des mesures gouvernementales représentée par la courbe continue verte, et les cas signalés représentés par des points gris. (source : Lin et al., IJID 93, 2020)

 

Dans le contexte de l’épidémie, c’est donc devant l’augmentation des morts dans la population (parmi des connaissances ?) que les personnes, volens nolens, restreignent leurs contacts. La dynamique épidémique change quand la peur s’incarne dans la mort ou la gravité des pathologies de proches[5]. Par ailleurs, l’action coercitive des pouvoirs publics peut réduire des contacts qui ne le seraient peut-être pas autant dans certaines fractions de la population[6]. Elle est engagée selon les pays plus ou moins tôt et d’une manière plus ou moins sélective selon le statut sérologique. Les modalités de l’auto-protection, et le nombre de personnes rencontrées par chaque personne infectée dépendent de l’action publique restreignant la circulation des gens, et de la « pression des morts » indiquée par la proportion des décès due au coronavirus dans la population. Contrairement à ce qui a été dit, les restrictions des libertés et des interactions ne font pas qu’aplatir la courbe et l’étaler dans le temps, elles diminuent de façon absolue le tribut de contaminations et de morts.

J’ai retenu une formulation simplifiée du modèle de Lin, où la pression des pouvoirs publics est intégrée par les acteurs sous la forme d’une réduction de leur exposition au virus. Pour estimer la dynamique épidémique, j’ai discrétisé le modèle, comme si les choses changeaient par à-coups d’un jour à l’autre. Dans ce nouveau modèle, le nombre de personnes contaminées un jour dépend toujours du nombre de personnes contaminées et susceptibles le jour précédent, mais prend en considération le fait que la transmission biologique est atténuée par le poids des morts. Selon ce modèle, on pourrait entrevoir un arrêt de la croissance du nombre des contaminations vers la fin du mois de mars en Italie autour de 120 000 cas[7]. La France pourrait attendre huit jours de plus pour que le nombre de contaminations cesse de croître.

 

 

L’individualisation des mœurs et la démocratie

Cette épidémie met à mal un monde très interdépendant, vivant en flux tendu, où les entreprises n’ont pas de stock et dépendent de la demande immédiate. Le blocage de la production est susceptible d’avoir des conséquences économiques et sociales plus profondes que la crise financière de 2008.

Nous sommes pris à contrepied. D’abord parce que le coronavirus renverse un ordre des choses où les catastrophes sanitaires touchent surtout les pays pauvres, où les diarrhées sont exacerbées par la pollution des eaux et la propagation de la dengue par les hautes températures de l’air. Même pour les pauvres des pays riches, les pathologies graves ne sont plus guère des maladies transmissibles. La catastrophe climatique pointe d’autres dangers pour la santé. Si les fortes variations climatiques actuelles démultiplient les vecteurs d’infections et certaines maladies respiratoires sont amplifiées par les microparticules, le coronavirus doit peu au détraquement climatique. Ce sont les chauves-souris et les pangolins des marchés orientaux d’animaux vivants qui en sont la source.

Le coronavirus nous prend ensuite à contrepied parce qu’il convoque, par l’imagination, les terreurs collectives d’autrefois : peste, choléra, typhus. Les épidémies frappent sans discrimination ou plutôt se diffusent d’une manière globale en fonction des contacts les plus ordinaires : serrer la main ou se parler. Les médias audiovisuels ne cessent de dire que l’épidémie touche tout le monde, comme un sort partagé.

Pourtant, les victimes en sont de façon disproportionnée les personnes âgées (trente fois plus au-dessus de 70 ans qu’à moins de 40 ans) parce qu’elles ont des problèmes de santé spécifiques et qu’elles sont plus fragiles. La fragilité face au coronavirus est particulièrement élevée chez les personnes qui ont, ou ont eu, des maladies cardio-vasculaires, portent des valves cardiaques ou des stents, ont les poumons abîmés par des carrières tabagiques longues et sont affaiblies par le manque d’exercice. Cette réduction de l’immunité est beaucoup plus variable d’un individu à l’autre qu’elle ne varie socialement.

Les maladies transmissibles ont connu un déclin historique généralisé dans le siècle écoulé. Inversement, les cancers, les maladies cardio-vasculaires, les diabètes et le tabagisme et l’obésité ont pris une part écrasante dans la distribution des pathologies des membres des sociétés riches. Les pauvres en souffrent un peu plus que les riches mais, les variations individuelles sont quatre fois plus fortes que celles qui séparent les riches des pauvres[8]. Nos pathologies sont à ce jour des épiphanies de nos vies. Or ce sont ces fragilités différentielles accumulées au cours de la vie qui nous rendent inégaux devant l’épidémie du coronavirus. Si la solidarité devant l’épreuve doit être collective, les risques sont différenciés par nos modes de vie. Ainsi, l’épidémie révèle paradoxalement l’individualisation des mœurs. On se trouve devant ce paradoxe que l’individualisation des fragilités, notamment dans les pays riches où la part des cancers, des maladies cardiovasculaires et de l’obésité est élevée, en fait les amplificateurs de la gravité de cette épidémie de coronavirus. Le seul facteur important d’amplification qui ne soit pas lié à l’âge est l’obésité : ce sont des individus appartenant aux couches populaires qui sont les plus touchés.

Jusqu’au milieu du mois de mars 2020, les pays occidentaux ont plus fait preuve d’égoïsme national que de la solidarité. Il y a une extraordinaire hétérogénéité des taux de contamination en Europe, qui réagit à l’épidémie comme elle répond aux migrations : pays par pays. Les Européens ne devraient-ils pas envisager collectivement des mesures pilotées à des échelles à la fois infranationales et transnationales ? Du fait que l’Europe est affaiblie, et les sociétés qui la composent sont fragmentées, aucune légitimité n’y autorise les dirigeants politiques à réduire les libertés publiques tant que le bateau n’est pas en train de sombrer.

Cette menace pose, comme le terrorisme, la question des libertés publiques. Mais l’analogie a des limites puisqu’il s’agit plutôt d’une suspension provisoire et non d’une réduction insidieuse et continue des libertés individuelles et des garanties de droit. En revanche, l’épidémie pose une question sur le fondement argumentatif des décisions politiques. Ainsi, quand Emmanuel Macron affirme qu’il s’appuie « sur les avis des scientifiques », il souligne qu’il n’a pas la légitimité politique pour prendre des mesures drastiques. C’est quand nous approchons du mur que les dirigeants occidentaux, peuvent commencer à agir, évidemment avec beaucoup de retard. Les dynamiques bio-socio-politiques dépendent à court terme de nos choix et des choix des dirigeants que nous avons élus. Les dirigeants politiques doivent donc prendre leur responsabilité.

En France, les pouvoirs publics veulent depuis deux semaines mobiliser la population au-delà des soignants, qui sont depuis des semaines déjà mobilisés. Pourquoi alors ne dispose-t-on pas de masques de protection FFP2 pour la population générale ? Pourquoi n’en a-t-on pas produit depuis janvier ? On nous demande de nous protéger, comme on l’a fait pour le VIH, mais on ne nous donne pas les moyens : au 18 mars 2020, ni les policiers, ni les pompiers, ni les pharmaciens ne disposaient pas de masques. On apprend aussi que la France ne possède pas à cette date de moyens de faires des tests en population générale. Prenant la mesure du danger en janvier, quand les premiers cas ont été connus sur notre sol, elle aurait pu envisager une stratégie de dépistage et de confinement plus ciblée et moins pénalisante pour l’activité sociale.

Outre la question des libertés publiques, l’épidémie pose avec une urgence dramatique la question du choix des vies à sauver. L’Allemagne dipose de cinq fois plus d’unités de soins intensifs pour 1 000 personnes que la France ou le Royaume-Uni. Pourquoi une telle différence ? Parallèlement, le Comité consultatif national d’éthique affirme : « Sélectionner les personnes à protéger en priorité en fonction de leur seule valeur “économique” immédiate ou future, c’est-à-dire de leur “utilité” sociale, n’est pas acceptable. La dignité d’une personne n’est pas tributaire de son utilité, qui est du reste une notion extrêmement difficile à cerner, notamment en la circonstance[9]. » Cette position est un belle résolution, sans portée. Les choix ont été faits en amont et des directives ont été données pour réserver les soins à ceux qui ont la meilleure espérance de s’en sortir. On fait le tri des vies potentielles comme sur un champ de bataille du fait du déficit d’anticipation.

Puisse cette épidémie nous rappeler que la croissance n’est pas un bien en soi, révéler qu’en Chine comme en Iran les dictatures peuvent pâtir du mensonge qu’elles utilisent abondamment, et renforcer les mérites d’une prise en charge démocratique des menaces collectives.

Notes

[1] Dr. Daniele Marchini (médecin de l’hôpital Humanitas Gavazzeni à Bergame en Lombardie), « Coronavirus, un témoignage du front », Le Grand Continent, 10 mars 2020.

[2] Paul Benkimoun, « Pourquoi le taux de létalité varie-t-il d’un pays à l’autre ? », Le Monde, 6 mars 2020.

[3] Voir Neil M. Fergusson et al., “Impact of non-pharmaceutical interventions to reduce COVID-19 mortality and healthcare demand”, Imperial College COVID-19 Response Team, 16 mars 2020.

[4] Qianying Lin et al., “A conceptual model for the coronavirus disease 2019 (COVID-19) outbreak in Wuhan, China with individual reaction and governmental action”, International Joural of Infectious Disease, vol. 93, 1er avril 2020, p. 211-216.

[5] De même, la peur du crime est plus fortement dirigée par la fragilité personnelle que par le taux de criminalité objectivable dans la zone de résidence des gens.

[6] En Corée, c’est une modalité moins répressive et plus informée – un dépistage massif – qui a conduit à une limitation des contacts avec les personnes contaminées.

[7] Une variante avec presque les mêmes paramètres jusqu’à la deuxième décimale conduisait à près de 250 000 morts. Cela peut paraître énorme, mais le rythme de croissance des contaminations est tel que le nombre de cas peut doubler en trois jours. Cependant, si le nombre de contaminations change très vite et donc aussi celui des décès, proportionnellement à la fragilité et à la saturation des unités de soins intensifs, la date de retournement est plus stable dans mes essais. Le temps perdu dans la mise à disposition de masques ou de tests est donc gravissime. La date de retournement ne change en effet que d’un jour ou deux, entre le 1er et le 3 avril pour l’Italie, si le Sud n’est pas massivement entraîné.

[8] Voir Hugues Lagrange, Les maladies du bonheur, Paris, Presses universitaires de France, 2020.

[9] Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé, « Questions éthiques soulevées par une possible épidémie grippale », Avis n° 106, février 2009.

Hugues Lagrange

Sociologue, il vient de publier Les Maladies du bonheur (PUF, 2020). Ses travaux ont porté notamment sur la socialisation des jeunes, à travers des enquêtes  sur la violence, l'entrée dans la sexualité, l'usage des drogues, la prostitution, le décrochage scolaire et les récits familiaux de migration. Parmi ses publications précédentes : Les Adolescents, le sexe, l'amour. Itinéraires contrastés (Sy…