
La justice et les tensions entre générations
Avec le changement climatique et la pandémie, on est conduit à se demander si un transfert plus juste des charges entre les générations est possible. Il semble qu’un basculement de la sensibilité orienté par le souci des générations à venir a commencé à s’opérer.
L’omniprésence de la menace terroriste a laissé place à celle de malheurs sans auteur : une Terre dévastée par le changement climatique en raison de l’accumulation des gaz à effet de serre et une population tétanisée par une maladie zoonotique. Ces malheurs mettent en cause les choix des générations récentes. Dans ce contexte, quels peuvent être les ressorts sur lesquels nous pouvons nous appuyer pour répondre à la massive réalité des maux du présent ? Quelle part de nos ressources, de notre insouciante liberté sommes-nous prêts à abandonner pour que survive l’essentiel ?
Un présupposé commun à la plupart des discours raisonnables est que nous sommes disposés à agir envers autrui avec une certaine dose d’altruisme. Rendre à qui vous a donné, s’obliger, coopérer, se faire vacciner, payer ses impôts… Les tensions s’accumulent autour de ces exigences dans un temps où la division des sociétés en Europe et en Amérique du Nord s’est approfondie avec l’élévation des inégalités de richesse et de revenu. Le sentiment d’une polarisation sociale des destins avec la pandémie de Covid-19 ressort sans équivoque des enquêtes récentes du Pew Research Center. Dans ce contexte, peut-on faire appel à une morale faite pour des « zombies raisonnables1 » ? Chacun peut se demander pourquoi il se départirait du bien et de la liberté dont il dispose. Pourtant, la circulation des dons au sein des sociétés archaïques, démunies matériellement, suggère que des échanges qui n’obéissent pas à la logique de l’échange réciproque immédiat se sont développés et pérennisés. Peut-on en déduire que des transferts plus justes de charges, répondant à une idée de réciprocité généralisée entre des individus appartenant aux générations présentes et à leurs descendants immédiats, sont possibles ?
Deux systèmes de réciprocité généralisée
Marcel Hénaff, soulignant que « les groupes humains se constituent dans une reconnaissance les uns des autres », a développé l’idée qu’avec la désymbolisation des rapports entre les générations, celles-ci ne sont plus prises dans des rapports institués de reconnaissance et de don réciproques, que nous sommes entrés dans le temps de la dette sans fin2. Je m’inscris dans cette perspective en partant de la distinction des circuits où des individus sans lien direct de parenté ou de dépendance instituée donnent et reçoivent, sur lesquels l’anthropologie a fourni un matériau riche. Il existe en effet deux types de réciprocité généralisée, directe et indirecte.
On désigne sous le terme de réciprocité généralisée directe les flux de dons coulant de A vers B, de B vers C (les lettres représentent des individus appartenant à des groupes distincts). Une fois le processus enclenché, il continue selon la maxime « Agis à l’égard d’autrui comme il a agi envers toi » : non pas rendre le don à celui qui nous en a gratifiés, mais reconduire l’action de donner. Ainsi, le don reçu ouvre un cycle moral. Des expériences ont tenté de reproduire de tels systèmes où les participants, sans lien entre eux et peu susceptibles de se retrouver de nouveau, disposent d’une certaine somme dont ils peuvent distribuer tout ou partie. Dans de tels cercles d’échange, des conduites altruistes dominent parfois : pourquoi l’autre qui n’est rien pour moi m’obligerait-il ? Quelles sont les conditions de diffusion des dons qui ne sont pas immédiatement suivis d’un contre-don ?
Dans le protocole associé à la réciprocité généralisée directe, les participants savent seulement, au moment de se décider, s’ils ont été gratifiés. Mais on a aussi expérimenté des protocoles de réciprocité généralisée indirecte, dans lesquels A est informé de ce que B a donné à C et doit décider de ce qu’il veut donner à B. Dans ce cas, ce n’est pas le fait d’avoir reçu, mais le fait de savoir qu’un autre (non apparenté) a donné qui incite à donner à son tour.
Dans les chaînes longues de la réciprocité généralisée directe, la circulation des dons est mise en péril par la faible probabilité de rencontrer à nouveau ceux envers lesquels on s’est montré généreux, et le fait d’avoir reçu ne renforce qu’assez modérément la propension à donner. La générosité est plus forte et l’inégalité entre les dons plus faible lorsqu’on a vu d’autres donner. Cette réciprocité indirecte fonctionne par un mélange d’incitation et de coercition. Chacun est amené à penser que s’il ne donnait pas, il en subirait vraisemblablement les conséquences, mais l’image de soi qu’on entend produire en donnant et le discrédit possible si l’on ne donnait pas motivent également.
La désacralisation des anciens
Dans les sociétés archaïques comme dans celles que décrivent les historiens de l’Antiquité, la réciprocité directe entre parents domine. La coupure absolue entre les vivants et les morts n’existe pas. Le respect des générations passées s’étend aux relations entre les vivants : les descendants doivent rendre à leurs ascendants arrivés au soir de leur vie les bienfaits que ceux-ci leur ont prodigués.
La réciprocité directe pour les bienfaits reçus et leur égalité qualitative sont fondées sur une asymétrie radicale des positions symboliques entre les générations, qui compense celle des capacités physiques. Dès la sortie de l’enfance, les devoirs vont des jeunes aux aînés, impliquant une subordination symbolique et pratique en progression inverse de celle de l’âge. La gratitude qui s’adresse aux ancêtres fondateurs se reporte sur leurs substituts encore en vie. Quand on est passé des esprits-ancêtres au dieu délocalisé des religions monothéistes, n’ayant plus de siège dans les arbres ou les fleuves, l’ascendant symbolique des anciennes générations a été fortement ébranlé.
Il n’a pas été anéanti cependant, tant qu’on gardait l’idée de la mort comme trépas. C’est cette conception de la mort comme passage, quelle qu’en soit la forme (survie de l’âme, réincarnation, métempsychose, accès au royaume des cieux), que les grandes religions ont prorogée dans la promesse qu’elles font aux vivants. Avec la Renaissance, si la peur d’un départ sans ailleurs ne disparaît pas, la possibilité d’une trace de notre passage émerge. Dans l’Europe chrétienne, l’obsession pour le salut de l’âme se métamorphose, l’espoir du salut persiste souvent, mais coexiste avec une sensibilité nouvelle au lien tangible, noué ici-bas, avec ceux qui resteront l’expression de notre existence.
Avec l’idée qu’il est improbable qu’il y ait un ailleurs – l’unique consolation étant la présence de nos descendants, qui pérennisent notre passage – vient le sentiment d’une responsabilité personnelle étendue. Se sentant plus responsable de sa vie et de celle de ses proches, on n’attend plus d’un royaume improbable le dépassement de sa finitude ; elle se marque par l’inscription sensible dans une chaîne humaine. Pour les plus radicaux, il y a une évolution vers l’irréligiosité ; pour ceux qui restent croyants, s’affirme une moralisation de la foi, qui distinguera pour longtemps les catholiques des réformés. Ainsi, une corrélation plus nette entre conduite et destin a ouvert la voie à un renforcement des liens sensibles entre générations. Alors même que les signes d’une sécularisation des sociétés européennes ne sont pas encore manifestes dans la vie des masses paysannes, s’opère au nord de l’Europe une altération du pouvoir des générations aînées, parallèle à l’érosion de leur position symbolique.
Ce changement résulte notamment du développement, plus précoce au Nord qu’au Sud, du salariat dans l’agriculture, l’artisanat et le bâtiment. Les prestations monétaires, où l’échange est médiatisé, où donner et rendre ne mettent plus en présence le destinateur et le destinataire d’un bien ou d’un service, changent radicalement les rapports interpersonnels. L’évolution des obligations morales entre générations ne peut être dissociée de la monétarisation de l’économie. La généralisation de l’usage de la monnaie a en effet bouleversé les statuts générationnels, dévalué les relations de proximité, entraîné une départicularisation des liens ; la confiance entre inconnus en est à la fois le présupposé et la conséquence. Du point de vue des mœurs, elle rend possible une autonomie des jeunes et des femmes qui va se déployer à travers le modèle du mariage moderne et, avec lui, inaugurer de nouvelles relations entre les sexes et les générations. La monétarisation des échanges autorise un affranchissement des jeunes à l’égard des anciens.
La désimbrication des générations est longue et lente en Europe. Au Nord, le déclin du pouvoir des aînés est renforcé par une dévalorisation de l’âge en tant que source d’expérience dans des sociétés appliquant de manière croissante la science à la production. La perte d’importance du savoir porté par les anciens progresse avec l’extension de l’alphabétisation puis de la scolarisation : éducation et autonomie des jeunes générations évoluent de conserve. Certes, ce changement reste incrémentiel, mais avec la réduction de la place de l’agriculture, il modifie inexorablement l’échelle des valeurs. Dans les manufactures et dans l’industrie, le savoir prend le pas sur l’expérience et se répercute sur l’ensemble des attitudes.
Au xxe siècle, avec l’élévation de l’espérance de vie, on observe une augmentation de la distance entre générations coprésentes, que traduit le déclin de la cohabitation. Celle-ci s’affaiblit de façon continue et passe par un minimum vers 1980 aux États-Unis et en Europe du Nord. Cette évolution est plus tardive et reste plus limitée au sud de l’Europe, où un étiage de la décohabitation est atteint une décennie plus tard. La décohabitation entraîne la raréfaction des échanges quotidiens directs, chargés d’affects positifs ou négatifs, entre les jeunes et les vieux. Le long mouvement de décohabitation entre les générations est un bon indice de la perte de l’ascendant des aînés dans les sociétés.
Les assurances et l’évergétisme familial
Le cinéma et la publicité exaltent les valeurs de jeunesse (énergie physique, corps svelte et lisse, vélocité3), et si la vieillesse est une production non moins moderne, le mot « vieux » est tabou, on préfère parler des aînés, des seniors, de « nos anciens ». Cette euphémisation traduit un malaise. Qu’on songe, en France, au cours des dernières décennies, à l’importance croissante de la population dans les maisons de repos, à l’isolement troublant des vieux qu’a révélé l’épisode de canicule de l’été 2003, à l’impossibilité d’évoquer sérieusement le tri des malades de la Covid-19 et aux révélations récentes sur les conditions de vie dans les Ehpad.
Ce malaise s’exprime aussi par une invisibilisation de la mort : le déclin de l’inhumation au profit de la crémation s’est fortement accentué au cours des dernières décades ; on ne va plus fleurir les tombes ni adresser des pensées au défunt. La convivialité avec des ascendants âgés et la fréquentation de la mort sont devenues difficiles aux contemporains ; nonobstant la force des sentiments, les vieux sont embarrassants. Cet embarras dépasse la sphère occidentale : il se développe au Japon ou en Corée, où pourtant la tradition exige du fils aîné qu’il accueille ses parents âgés chez lui.
Au jeune impudent qui disait à une femme âgée qu’il payait sa retraite, celle-ci rétorqua qu’elle lui avait payé ses études.
Parallèlement, l’institutionnalisation de systèmes d’assurance vieillesse au xxe siècle a généralisé la fourniture de prestations par l’État. Ces systèmes, quels qu’en soient le principe (capitalisation ou répartition) et l’inspiration (Bismarck ou Beveridge), relèvent d’une obligation légale, non d’un choix moral. Individuellement, les retraités ne maîtrisent pas la taille globale du « gâteau » mais, dans une certaine mesure, la part relative qu’ils peuvent revendiquer à raison de leurs contributions passées. Au jeune impudent qui disait à une femme âgée qu’il payait sa retraite, celle-ci rétorqua qu’elle lui avait payé ses études. Les prestations de retraite et les services publics établissent une relation récursive, non pas entre les acteurs mêmes, mais entre les générations successives : l’obligation assurancielle et la fiscalité traduisent une réciprocité générationnelle directe des transferts. L’acquittement des taxes (impôts et cotisations sociales) par les actifs n’est pas optionnel : il ne relève pas d’une gratitude ; il n’est pas non plus l’effet d’une incitation réputationnelle. Il est l’expression d’une solidarité entre générations, à travers un accord scellé politiquement et amendé périodiquement, à travers lequel les membres des générations successives s’inscrivent dans une chaîne de transferts de dettes et contre-dettes.
Le montant de ces transferts et leur affectation varient selon le type d’État-providence. Les volontés redistributrices, telles qu’elles ressortent de l’importance des services sociaux, sont fortes dans les pays du nord de l’Europe, notamment les pays scandinaves. Si les départs des jeunes sont les plus précoces et l’indépendance des générations marquée, les enfants se montrent généreux de leur temps avec leurs parents. Ni une indépendance précoce, ni le développement de services publics collectifs larges n’y ont asséché les mouvements du cœur.
Parallèlement au soutien en actes des enfants adultes à leurs parents, on observe un évergétisme familial allant des parents vers les enfants, plus marqué dans les pays scandinaves et en France (où les dépenses sociales sont élevées) qu’au sud de l’Europe : les enquêtes sur la santé, le vieillissement et la retraite en Europe montrent qu’il y a redondance entre la dépense publique et l’aide monétaire fournie par les parents âgés à leurs enfants plutôt qu’éviction de l’une par l’autre.
La contemporanéité des générations s’étant élevée, le soutien des générations aînées ne se limite plus à aider les enfants à entrer dans la vie, une entrée au demeurant plus tardive et plus fragmentée. Ils les soutiennent encore au moment où les enfants deviennent parents à leur tour par un flux discrétionnaire de dons qui vont ainsi des grands-parents vers les petits-enfants, gratifiant indirectement au passage les enfants adultes et favorisant l’héritage des avantages économiques et sociaux. Si la situation financière de la génération qui a pris sa retraite dans les années 1950 a été d’abord difficile, les dispositifs d’assurance sociale lui ont garanti par la suite des conditions de retraite généreuses. Héritiers de la prospérité continue des sociétés occidentales, les membres de cette génération et des suivantes, ayant accumulé des ressources au long de carrières stables, comblent leurs petits-enfants. C’est aussi maintenant le cas des baby-boomers. On enregistre dans tous les milieux sociaux une forte aspiration à gratifier ses descendants et l’élévation des flux s’accélère depuis les années 1990, au moment où la croissance ralentit et les inégalités s’accroissent. En France, les injustices sociales que véhiculent ces transferts n’ont pas conduit à les taxer fortement.
Outre l’argent donné aux enfants, le temps consacré aux petits-enfants vient remplir un désir de pérennisation de soi et pourrait témoigner de la force de l’appel de la postérité dans des sociétés sécularisées. Notre grande consolation n’est-elle pas qu’une part de ce qui nous singularise, depuis notre apparence et nos manières à notre patrimoine génétique, continue d’errer dans ces temples vivants ?
La générosité de l’État
Dans les sociétés modernes, les parents font plus pour leurs enfants et petits-enfants que ce que leurs propres parents ont fait pour eux et n’attendent pas de transferts d’argent équivalents de leurs enfants. L’importance attachée par les grands-parents à ces relations confère un fort pouvoir de sanction aux jeunes : menaces du retrait d’amour auxquelles les vieux sont très vulnérables. Les aides données par les parents adultes à leurs propres parents âgés sont favorisées lorsqu’ils observent l’action des grands-parents envers leurs propres enfants. Cette sollicitude des grands-parents envers leurs petits-enfants, qui accompagne des transferts monétaires conséquents envers leurs enfants, paraît ne pas avoir besoin d’incitation autre que l’affection pour les générations aînées.
Ces dons intrafamiliaux posent des questions d’équité au sein des générations. Ils contrarient la volonté affichée d’égalité des chances dans des sociétés où, par ailleurs, les libertés de base incluent celle d’exprimer ses talents et de les transmettre. Ainsi, l’augmentation des appariements sélectifs au sein des membres aisés des générations en âge de procréer consolide l’inégalité des legs, et la tendance des familles à favoriser leur progéniture se trouve puissamment relayée par un système méritocratique conférant un rôle important aux performances cognitives.
Si, pour réduire les inégalités de situation, l’idée de fournir un revenu universel de base fait son chemin, si l’imposition progressive sur les revenus est acceptée (non sans tensions), la taxation des patrimoines est mal perçue. Aussi dans des sociétés démocratiques, où le statut et la richesse dérivent largement des performances cognitives, un processus cumulatif de transmission d’aptitudes inégalement réparties et un évergétisme familial descendant s’ajoutent-ils à l’accès sélectif aux bonnes écoles et au contournement de la carte scolaire, favorisant de profondes injustices intra- et intergénérationnelles. À la fin du xxe siècle, face à ce processus cumulatif, les actions redistributives en matière financière comme les actions compensatrices de l’État social s’avèrent insuffisantes, étant fortement contrecarrées. Pourtant, ce souci pour les membres des générations futures qui préserve un minimum d’équité au sein des générations ne peut que s’inscrire dans des dispositifs de compensation sociale fournis par l’action publique. Les enfants nés dans des familles pauvres et disposant de peu de ressources éducatives ne peuvent guère bénéficier que de la générosité impersonnelle accordée par l’État. Or l’octroi d’aides publiques conséquentes, quelle qu’en soit la forme (de la discrimination positive territoriale aux bourses et autres chèques-éducation), suppose qu’une coalition sociopolitique « altruiste » devienne hégémonique. D’où une reformulation de la question : à quelles conditions une telle coalition altruiste à l’égard des membres des générations futures sans lien de parenté est-elle susceptible de devenir majoritaire ?
Une expérience de psychologie sociale, le jeu du bien public, où les participants contribuent à un pot commun abondé par l’État qui redistribue également entre tous les partenaires, montre que si l’intérêt collectif est de donner le maximum de ce que l’on a (chacun reçoit plus dans ce cas), les participants rechignent à le faire. D’autres expériences indiquent qu’il existe des stratégies coopératives stables. Dans les jeux du type dilemme du prisonnier, où l’on enregistre les gains au cours d’une série de rencontres répétées, des attitudes altruistes peuvent se diffuser s’il existe une probabilité élevée de rencontrer à nouveau des partenaires d’interaction. Même dans les cas où le nombre des porteurs d’une attitude altruiste est inférieur à celui des individualistes, l’altruisme peut devenir hégémonique si les altruistes parviennent à discréditer ceux qui se montrent égoïstes. La diffusion de l’altruisme dans des échanges entre des individus sans lien généalogique implique un redécoupage au sein d’une population, la création de cercles de sociabilité plus étroits, de communautés de valeurs. Un système d’interdépendance trop large fait donc perdre le sens d’un monde commun. Une démondialisation raisonnée s’impose. Avec lenteur et en retard sur les exigences climatiques, un basculement moral, encouragé par la construction de cercles plus étroits, pourrait bien être en train de s’opérer. Il s’impose aussi dans la perspective d’une solidarité avec les générations à venir.
Les générations futures
Au xxe siècle, les sociétés occidentales tirant en quantité des entrailles de la Terre des ressources fossiles, non renouvelables, sont passées irrévocablement d’un temps cyclique à un temps sans retour. Nous vivons désormais à crédit aux dépens de la planète. Nous la spolions, mais la conscience du désastre est tardive et, comme nous nous sommes longtemps dissimulé le vol à nous-mêmes, elle contraste encore avec la faiblesse du souci pour les générations futures. Aujourd’hui, ceux qui sont le plus préoccupés par la dégradation de la planète pensent qu’il faut faire de cette spoliation un dommage. Ils considèrent les membres des générations futures non comme des êtres virtuels mais comme des contemporains qui nous ont confié la garde de cette Terre et font valoir des droits.
Faut-il penser en termes de droits pour agir aujourd’hui dans le souci de léguer une Terre vivable aux générations à venir ? Ce n’est pas sûr. Comment d’ailleurs leur donner des droits sur leurs prédécesseurs sans étendre ce principe aux générations présentes, qui ne sont pas en mesure de demander réparation aux générations qui les ont précédées. Pour autant, si les membres des générations futures peuvent difficilement faire l’objet de droits opposables, les locataires du présent ont une responsabilité morale s’agissant du bien commun. Il leur incombe de laisser une Terre pourvue des ressources de base dont les générations immédiatement à venir ont besoin pour mener une vie décente. Si l’on veut prendre au sérieux cette idée de responsabilité, il faut fixer un horizon temporel à la responsabilité des vivants et des limites à l’extension de ce qui doit être préservé.
Pour l’heure, sur une Terre densément peuplée, la production de richesses bien au-delà des besoins s’est poursuivie à un rythme plus élevé encore que la croissance démographique et, jusqu’à une date récente, avec des techniques énergivores. Nous déplorons cette situation, mais nous peinons à y remédier. Les gaz à effet de serre ont les mêmes conséquences quel que soit le lieu de leur émission et ils persistent dans l’atmosphère environ un siècle, affectant donc trois générations vers l’aval. La quantité émise est proportionnelle au produit de la population par l’empreinte carbone associée à son mode de vie. Il est vain de se demander si nous sommes trop nombreux ou trop riches ou si la croissance est trop carbonée : le produit est excessif. La charge pour les générations actives actuelles est d’autant plus lourde que l’ardoise de la maison-Terre s’alourdit, faute d’investissements suffisants dans des techniques moins polluantes et d’un changement de mode de vie.
Un basculement de la sensibilité orienté par le souci des générations à venir a, semble-t-il, commencé à s’opérer. Le retour des communs nous oblige à comprendre qu’un altruisme familial ne répond pas aux urgences du moment. Le changement climatique, la nécessité de réduire la spoliation de la Terre et la crise sanitaire font que, plus qu’il y a deux ou trois décennies, une conscience de partager un sort commun peut nourrir un souci des générations futures. Des coalitions altruistes, même minoritaires au départ, peuvent devenir hégémoniques si les porteurs de cette attitude savent se reconnaître et agir de conserve. Est-il trop tard ?
- 1.Voir Jean-Pierre Dupuy, « Les paradoxes de la Théorie de la justice. Introduction à l’œuvre de John Rawls », Esprit, janvier 1988.
- 2.Marcel Hénaff, « Le lien entre les générations et la dette de temps », Esprit, avril 2018.
- 3.Une telle émancipation morale des jeunes et des femmes intervient plus tard en Asie, de façon différenciée selon les pays, tandis qu’à l’Ouest, en réponse à l’appauvrissement et au chômage des jeunes générations, le mouvement s’inverse. Un nouveau régime de cohabitation s’instaure-t-il ou s’agit-il de fluctuations temporaires répondant aux besoins des jeunes engagés dans des études plus longues et des parcours de vie plus complexes ?