Downton Abbey : ordre et tradition
A l’heure où les séries américaines se livrent à une surenchère de noirceur (True Détective), de cynisme (House of Cards) et de violence (Walking Dead), le triomphe sur les écrans britanniques d’une série comme Downton Abbey, dont les personnages rivalisent de bienveillance et de gentillesse, a quelque chose de réconfortant. Le succès de cette fiction télévisée tient pour beaucoup au fait que la peinture idéalisée de l’univers de l’aristocratie terrienne anglaise proposée par Julian Fellowes, lui-même baron et pair du Royaume-Uni, repose sur la nostalgie d’un mode de vie communautaire où maîtres et serviteurs, à l’abri des vicissitudes du monde extérieur, vivaient en parfaite harmonie.
Lorsque s’ouvre cette fiction en 1912, le mode d’organisation de l’aristocratie anglaise paraît immuable. Pour preuve, le problème auquel est exposé lord Grantham, père de trois filles, est identique à celui du père de famille du roman de Jane Austen, Orgueil et Préjugés, publié un siècle plus tôt : en vertu des règles de succession de la noblesse anglaise excluant les femmes, son splendide manoir et son vaste domaine foncier doivent revenir à un cousin dont la mort dans la catastrophe du Titanic a pour effet d’instituer un parent parfaitement inconnu héritier de Downton Abbey. Signe annonciateur de la disparition des manoirs de l’aristocratie anglaise, le naufrage du Titanic est la figure allégorique sous le signe de laquelle est placée la fiction créée par Julian Fellowes. Elle montre comment la noblesse britannique a su, face à l’engloutissement de ses propriétés rurales, garder tout son flegme à l’image de Benjamin Guggenheim accueillant la mort en gentleman au son de l’orchestre du Titanic.
Famille et paternalisme
Les occupants de Downton Abbey partagent le sentiment d’appartenir à une même famille. Ainsi du comte et de son épouse Cora : au regard de l’affection qu’ils portent aux domestiques qu’ils côtoient dans l’intimité depuis de longues années, de la générosité avec laquelle ils les aident à surmonter les épreuves qu’ils traversent, il ne fait guère de doute qu’ils considèrent leurs employés comme des proches. Suivant l’exemple de leurs maîtres, Carson, le majordome et Mme Hugues, la gouvernante, se comportent à l’égard du personnel de maison sous leurs ordres comme des parents sévères mais attentionnés. Il n’est pas rare que les relations professionnelles entre générations revêtent un caractère filial. De même que Carson fait office de père de substitution pour Lady Mary, la fille aînée du comte, Mrs Patmore rudoie avec une tendresse toute maternelle son assistante, Daisy. L’amour filial est le cœur battant de Downton Abbey. Même pour les domestiques, le manoir évoque la chaleur du foyer familial. Dans ce microcosme organisé selon le modèle familial traditionnel où le comte veille comme un père sur le personnel dont les membres sont des citoyens égaux en droits, difficile de ne pas voir un portrait idéalisé du régime de monarchie constitutionnelle.
La représentation du territoire anglais qu’offre cette fiction est marquée du sceau du manichéisme. La tranquillité qui règne à Downton Abbey vient de ce que, situé dans le nord du Yorkshire, une région agricole, la population de ce phalanstère est préservée des tentations coupables auxquelles expose la vie urbaine. La ville est un lieu de perdition. Les domestiques, Bates et Baxter, qui sombrent dans la délinquance et Edith, la fille puînée du comte, qui en revient avec un enfant naturel, en font l’amère expérience. A la corruption de la ville l’auteur oppose la vertu régénératrice du monde rural : Downton Abbey est un refuge où Bates et Baxter, entourés de sollicitude, trouvent la force de se reconstruire et où Edith, loin des regards réprobateurs, peut élever son enfant. La violence qui vient troubler la quiétude de cette communauté a toujours une origine exogène. Ainsi, l’auteur du viol dont Anna est victime est-il un domestique étranger au personnel de la famille Crawley. De la vie politique et économique anglaise, il ne parvient dans l’atmosphère ouatée du manoir que des échos assourdis. Il est significatif que les dangers qui menacent Downton Abbey demeurent dans cette fiction hors-champ : ni les effets de l’industrialisation ni les débats sur la taxation des grands domaines fonciers décidée par le gouvernement travailliste auxquels le comte prend part en qualité de pair n’apparaissent à l’écran. En quoi l’auteur adopte-t-il le point de vue de lord Grantham? En ce que, en répugnant à montrer la dureté des conditions de travail dans l’industrie et l’âpreté du combat politique, il se fait l’écho de cette forme d’élégance aristocratique consistant à ne pas s’appesantir sur tout ce qui est désagréable dont le comte est dépositaire.
Rigorisme et émancipation
La démarche de Julian Fellowes puise son inspiration non seulement dans l’histoire de sa propre famille, mais également dans l’œuvre romanesque de E. M. Forster. Ce dernier trace un tableau sans égal de l’Angleterre édouardienne dans lequel il dénonce la rigidité de ses mœurs. L’auteur renoue avec cette critique : aristocrates ou domestiques, tous les personnages de Downton Abbey étouffent sous le poids du rigorisme moral et du puritanisme. Dans cette société oppressante dont les membres sont prisonniers des conventions sociales, il monte, en particulier chez les jeunes générations, un profond désir d’émancipation. En raison de leur position sociale, les filles du comte paient au prix fort leur volonté de se libérer du joug des préjugés : rien n’est plus douloureux à trancher que le dilemme opposant la passion amoureuse à la loyauté familiale. Le milieu aristocratique dans lequel elles évoluent est une prison dorée dont il est difficile de s’extraire. A la différence de ses sœurs qui cherchent à sauvegarder les apparences, Sybil, la cadette, transgresse ouvertement les règles de sa classe sociale en convolant avec le chauffeur de la maison qui, outre son extraction modeste, présente l’inconvénient d’être un nationaliste irlandais doublé d’un militant socialiste. Preuve que la culpabilité est la rançon de l’émancipation féminine, Sybil est en proie au sentiment que la trahison des siens est le prix de son épanouissement personnel. Mais Sybil, après avoir suivie son mari en Irlande, retourne à son foyer pour accoucher et y mourir d’une éclampsie. Tous ceux qui quittent le manoir finissent par y revenir. A la vision de ceux qui, emportés loin de Downton Abbey par le cours du destin, se retrouvent qui sur le front qui en prison qui au chômage, on s’aperçoit que, plus que les épreuves qu’ils traversent, le sentiment qui les accable est celui d’être en exil. Hors du cercle protecteur qu’offre Downton Abbey, règne la peur de vivre dans un monde plein de bruit et de fureur.
Tous les occupants du manoir, à quelques exceptions près, sont porteurs d’un lourd secret. L’emploi de ce ressort romanesque présente un double avantage : outre l’épaisseur dramatique qu’il confère aux protagonistes, il a pour mérite de rendre sensible dans un univers aristocratique soumis à la dictature des apparences la crainte d’être exposé au déshonneur. Celui-ci, par une cruelle ironie, devient le lot des membres de la maison qui, un à un, perdent la face. Rares sont ceux dont le masque de dignité ne vole pas en éclats à la suite de révélations embarrassantes sur leurs errements passés ou actuels. Ainsi de la fière et altière Mary, la fille aînée du comte qui se compromet avec un diplomate turc de passage retrouvé mort dans son lit. Ou du flegmatique Carson dont la divulgation de son passé de saltimbanque porte un rude coup à l’image de respectabilité qu’il s’était forgée en exerçant avec componction son rôle de majordome. Mais ces scandales, grâce à une conspiration bienveillante, sont vite circonscrits. A cela, une raison : plus que l’humiliation subie, importe aux yeux de l’auteur le soutien apporté par autrui pour surmonter cette épreuve. Downton Abbey est le royaume de la morale compassionnelle. Il n’est pas un personnage qui connaisse une difficulté qui finisse par trouver une oreille attentive ou une main secourable. Celle qui, plus de tout autre, rayonne de bonté est Mme Hugues, la gouvernante : l’abnégation avec laquelle elle vient en aide à une ancienne femme de chambre contrainte de se prostituer, le réconfort qu’elle apporte à tous ceux qui viennent lui confier leurs problèmes, les conseils pleins de sagesse qu’elle donne à ses subordonnés, tout, dans son comportement, témoigne de son altruisme. Par la tolérance qu’ils manifestent en pardonnant à chacune de leurs filles leur écart de conduite, Robert et Cora Crawlay font également preuve d’une profonde humanité. De Downton Abbey, il ressort que la légitimité de l’aristocratie réside non dans son rôle économique ni dans son action politique mais dans sa vertu morale.
Les étages et les sous-sols
S’il en atténue les effets, le paternalisme de la famille Crawley ne supprime pas les inégalités sociales. Ce n’est pas parce que la morale de la mise en scène est démocratique, que les personnages sont traités sur un pied d’égalité, qu’ils bénéficient des mêmes opportunités. Du haut au bas de l’échelle sociale, le sort réservé aux filles-mères diffère radicalement : si Edith Crawley parvient, grâce à l’entregent de sa famille, a élevé son enfant au moyen d’une procédure d’adoption fictive, en revanche Ethel Parks, une femme de chambre chassée de Downton Abbey pour avoir couché avec un soldat en convalescence au manoir, est contrainte, après s’être livrée à la prostitution, d’abandonner sa progéniture à ses riches beaux-parents. De la peinture de ce mode de vie aristocratique, l’idée qui se dégage est que l’inégalité la plus marquante entre les habitants des étages du manoir et ceux des sous-sols touche au droit à l’épanouissement personnel. Il y a loin du libertinage sentimental des filles du comte à l’absence de vie privée des domestiques. L’interdiction de toute relation sexuelle, la promiscuité, la surveillance généralisée, le désir de faire carrière, conduisent la majorité des serviteurs à renoncer à toute vie amoureuse. Tout se passe comme si le fait d’avoir trouvé une famille d’adoption les empêchait de fonder leur propre famille. C’est le cas de Carson dont le destin évoque celui du majordome interprété par Anthony Hopkins dans Les vestiges du jour : à force de vivre par procuration à travers ses maîtres, à force de se complaire dans l’oubli de soi, il tombe dans une léthargie émotionnelle qui le rend longtemps incapable de répondre à l’amour que lui porte la gouvernante, Mme Hugues. Son inhibition affective trouve sa source dans le complexe d’infériorité qu’il éprouve vis-à-vis de ses maîtres dont le bonheur lui importe plus que le sien. Parce que son estime de soi dépend de la reconnaissance que veulent bien lui accorder ses employeurs, sa sujétion psychologique découle de son rang social. A l’image des héros des mélodrames anglo-saxons du début du xxe siècle passant à côté de leur vie, Carson est un être étouffé par le conformisme social : écrasé par l’admiration qu’il voue à la famille Crawley, rien ne paraît plus difficile à celui qui a intériorisé au plus profond de lui-même la différence de classe que de s’autoriser à vivre pleinement.
***
Downton Abbey réunit tous les ingrédients d’une fiction patrimoniale à succès : la vision nostalgique d’un passé magnifié, une esthétique muséale, la célébration d’un héritage collectif, la représentation d’une collectivité rassemblée. « Ces manoirs de l’Angleterre rurale, écrit l’auteur, sont l’expression de notre identité nationale[1]. » De quelle identité collective le manoir de Downton Abbey est-il représentatif ? D’un pays replié sur lui-même préférant l’entre-soi à l’ouverture sur l’étranger. A travers le portrait de cette communauté au fonctionnement autarcique dont l’art de vivre est menacé par l’industrialisation, se dessine en filigrane la crainte de la mondialisation qui habite l’Angleterre ainsi que les autres pays européens. Qu’il soit monarchique ou républicain, le conservatisme a partie liée des deux côtés de la Manche avec la hantise de la décadence.
Jean-François Pigoullié
[1] Préface de Jullian Fellowes in Jessica Fellowes, le Monde de Dowton Abbey, Editions Charleston, 2013, p. 6.