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Fargo : du sang sur la neige

juin 2015

#Divers

Remake du film des frères Coen de 1996, la série Fargo illustre la tendance actuelle de la production audiovisuelle : de plus en plus de séries remarquables sont non pas des créations originales mais des adaptations d’œuvres littéraires (Dexter, Hannibal, Masters of Sex), cinématographiques (Gomorra) ou de fictions télévisées (Homeland, House of Cards). Cette évolution témoigne moins d’une crise d’inspiration des scénaristes que de leur conviction que la série télévisée est un genre narratif majeur capable de recycler toutes les formes d’expression artistique. Du complexe d’infériorité envers le cinéma que nourrissait David Chase qui, faute d’avoir pu diriger le film de gangster dont il rêvait, s’est tourné vers Hbo pour réaliser les Sopranos, à la décision de Noah Hawley d’adapter une œuvre marquante du septième art, on mesure le chemin parcouru : qu’il n’ait pas craint de rivaliser avec des cinéastes aussi talentueux que les frères Coen en dit long sur le prestige culturel qui entoure désormais les séries d’auteur.

Fiction du Midwest

Terra incognita des séries d’auteur américaines, dont la distribution géographique se répartit entre la côte Est (Sur écoute, les Sopranos, Mad Men, House of Cards) et le Sud (Breaking Bad, True Detective, Treme, Rectify), l’Amérique rurale du Midwest est le théâtre de l’action de Fargo : si elle porte le nom de la plus grande ville du Dakota du Nord, cette fiction se déroule essentiellement dans deux agglomérations, Bemidji et Duluth, de l’État du Minnesota. Parce qu’elle est le gage du réalisme de cette fiction policière, la mise en valeur des particularismes du Minnesota constitue la pierre angulaire de l’adaptation réalisée par Noah Hawley : un paysage glacé d’une beauté oppressante, des conditions hivernales extrêmes, des autochtones pleins de bonhomie, des relations sociales empreintes de pudeur, aucun trait du portrait tracé par les frères Coen de leur région natale ne manque dans la version télévisée.

L’emblème de l’identité culturelle du Minnesota, placée sous le double signe de la candeur et de la rudesse, est le personnage folklorique de Paul Bunyan, un bûcheron géant représenté avec sa hache, dont la statue est, dans la fiction, le signe annonciateur d’un accès de violence : s’il représente le caractère industrieux des immigrés scandinaves qui ont peuplé la région, il évoque également le péril d’un retour de la violence primitive déployée par les colons pour triompher d’une nature aussi cruelle que sauvage. La puissance évocatrice de cette fiction policière plonge ses racines dans l’univers du western. En renouant avec l’Amérique des pionniers, elle célèbre les vertus de l’homme de la Frontière.

Le travail d’écriture et de mise en scène de Noah Hawley grâce auquel il est parvenu à restituer le regard distancié, mi-amusé mi-horrifié, que portent les frères Coen sur le genre humain constitue un tour de force impressionnant. La confrontation entre le spectacle majestueux qu’offre la nature prise sous la glace et l’air cocasse que confèrent aux habitants les protections qu’ils revêtent contre le froid, entre l’immensité de l’espace naturel et la taille minuscule des personnages dont les silhouettes se découpent sur la ligne d’horizon, entre la blancheur immaculée du paysage et la noirceur des protagonistes, fait naître le sentiment que l’homme est une espèce dont la présence sur les plaines enneigées du Minnesota est aussi incongrue que nuisible. La scène inaugurale où surgit en pleine nuit un véhicule dans le coffre duquel est enfermé un individu illustre à merveille la façon dont le créateur de la série a su, sans tomber dans le piège du plagiat, faire sienne la vision du monde des frères Coen : à l’image du véhicule émergeant d’une tempête de neige sur lequel s’ouvre l’œuvre originale, elle représente une métaphore particulièrement éloquente de la condition humaine selon laquelle la vie est un voyage riche en catastrophes dont l’être humain est le principal artisan.

Une renaissance paradoxale

Le premier indice de l’ironie qui gouverne le récit de Fargo est la phrase d’introduction qui mentionne, au début de chaque épisode, qu’il s’agit d’une histoire vraie : voilà une fiction qui, à peine s’est-elle présentée comme une reconstitution minutieuse d’un fait divers, s’empresse de prendre ses distances avec les codes réalistes du film policier en introduisant le personnage de Lorne Malvo, un tueur à gages implacable à l’aura surnaturelle. Lorne Malvo est taillé dans la même étoffe que Chigurh, l’ange exterminateur de No Country for Old Men : pourvu d’un étrange don d’ubiquité, il répond plus à la figure du rôdeur issu de la littérature fantastique qu’à celle du psychopathe dont usent et abusent les thrillers hollywoodiens.

Sa rencontre avec Lester Nygaard est également frappée au sceau de l’ironie. Drôle de destinée que celle de ce modeste et terne agent d’assurances dont la vie bien rangée, au diapason de son activité professionnelle consistant à se prémunir contre toute forme d’imprévu, bascule dans l’inconnu le jour où, sous l’influence maléfique de Malvo, il décide, après des années de vexations professionnelles et familiales, d’éliminer sa principale source d’humiliation en tuant son épouse. Représentant dénigré de la classe moyenne, il a une revanche à prendre sur la société et est désormais prêt à tout pour rejoindre la cohorte des gagnants de la compétition sociale.

Devenir un meurtrier est pour Lester une expérience révélatrice. Non qu’elle l’amène à prendre conscience de sa déchéance morale, mais elle le délivre de toutes ses inhibitions. Ainsi, porté par une confiance irrésistible, entreprend-il une nouvelle vie au cours de laquelle, en multipliant les succès professionnels et sentimentaux, il accède à une forme de plénitude. Ce n’est pas l’effet du hasard si ce traitement ironique du thème de la renaissance entre en résonance avec la morale qui se dégage du chef-d’œuvre des frères Coen Miller’s Crossing dans lequel, en dépeignant une société où la survie de chacun dépend de sa faculté à renoncer à son humanité, ils dénoncent le darwinisme noir qu’instaure le système libéral concurrentiel qui conduit à sélectionner non pas les plus méritants mais les plus dépravés, à récompenser non pas les plus vertueux mais les plus corrompus.

Outre le recours à des dialogues décalés et à des personnages secondaires caricaturaux, le ressort comique de Fargo réside dans la confrontation entre des personnages aux comportements antagonistes : la noirceur aux accents satiriques qui émane des rencontres funestes, qui scandent le récit, entre des pervers et des naïfs, entre des prédateurs et des innocents qui n’ont pas la moindre idée du danger qu’ils courent est la marque distinctive de l’humour de Fargo. L’ironie est que, de tous les personnages, celui qui est le plus crédule est le chef de la police de Bemidji : d’une nature paisible, d’un tempérament sentimental et émotif, il est l’incarnation parfaite du Minnesota nice, de cet excès de gentillesse dont font preuve les autochtones et qui confine ici à l’aveuglement. Étrange personnage que ce policier candide tétanisé par la cruauté du monde. Il y a loin de l’efficacité de la police scientifique new-yorkaise ou du Fbi mise en avant par les séries diffusées sur les grandes chaînes à l’impéritie de la police de l’État du Minnesota que met en lumière cette fiction produite par une chaîne câblée. De la lutte à mort qui oppose Malvo à Lester que celui-ci, par hubris, a voulu défier, la police de Bemidji n’est pas partie prenante mais spectatrice : si, eu égard à l’impuissance de la police, l’idée dominante de Fargo est que les forces du mal mènent le monde, au moins l’inefficacité des policiers, à la différence des représentants de la loi héroïques qui paient un lourd tribut à leur combat contre les ténèbres, les préserve-t-elle de toute déchéance morale. Il est piquant de constater que leur maladresse garantit leur humanité.

Les vertus de l’homme ordinaire

Fargo fait l’éloge de la figure jacksonnienne du common man : au mirage de la réussite économique auquel succombent Lester et le businessman qui tombe dans les rets de Malvo, l’auteur oppose la force tranquille des gens ordinaires. Molly, l’adjointe du chef de la police de Bemidji, cristallise toutes les vertus du common man. C’est une femme forte dont le physique robuste témoigne d’une solidité mentale à toute épreuve. Rien ne peut venir altérer son héroïsme ordinaire. Non qu’elle ait la prétention de se mesurer à l’habileté satanique de Malvo, mais elle a pour seule ambition d’accomplir son devoir. Son attitude professionnelle tient beaucoup de la culture protestante des colons : compétente, humble, persévérante, elle poursuit coûte que coûte son enquête en dépit des errements de son supérieur et parvient par son seul mérite à être promue chef de la police de Bemidji. À quoi tient la vertu des hommes ordinaires ? À la modestie de leurs rêves. Ainsi de Gus, avec lequel elle file le parfait amour et dont la vocation est de distribuer le courrier. Leur trait commun est leur civisme : ils mettent leur compétence au service non de leur intérêt personnel mais du bien public. Le bonheur dans lequel ils baignent paraît irréel au regard de la noirceur du monde qui les entoure.

Si, comme les Sopranos et Breaking Bad, Fargo jette une lumière crue sur les effets néfastes du culte de la réussite matérielle, elle se distingue en revanche de ces dernières en ce que son univers s’articule autour non de la collusion mais de l’opposition entre la vie publique et la sphère familiale : à la différence des séries de David Chase et de Vince Gilligan, la famille dans Fargo échappe à l’emprise du rêve américain de l’enrichissement qui gangrène le corps social. Dans un pays dont l’esprit de compétition menace le vivre-ensemble, le désir de rendre justice à la sagesse des hommes ordinaires qui en est le ferment est un des ressorts essentiels de cette fiction télévisée.