
Game of Thrones : une série transgressive ?
En mettant l’accent sur les dangers de la tyrannie, Game of Thrones soulève la question du fondement de la souveraineté politique.
Un engouement planétaire, un budget colossal, une avalanche de récompenses, tout ce qui touche Game of Thrones semble frappé de démesure. L’ultime saison de la fiction télévisée a suscité la polémique la plus retentissante. En témoigne la pétition lancée par des fans réclamant une réécriture de la saison 8 qui a recueilli plus d’un million de signatures. Au-delà des incohérences scénaristiques et des maladresses narratives, le reproche que les pétitionnaires adressent aux deux showrunners, David Benioff et D.B Weiss, est d’avoir cédé aux sirènes de l’académisme. Leur procès en incompétence s’enracine dans le sentiment qu’ils n’ont pas respecté le pacte initial passé avec le spectateur, fondé sur la transgression des conventions de la fantasy. La fin de la série, marquée par une aspiration à la réconciliation et à la rédemption, s’inscrit dans la plus pure orthodoxie hollywoodienne. Sur le plan philosophique, GOT connaît la même inflexion. Tout le travail des auteurs a consisté à tempérer le pessimisme radical qui gouverne les premières saisons. Le message distillé est qu’il est possible de vaincre ces maux à condition de rester fidèle aux idéaux de probité, de sagesse et de solidarité. Plus que le tropisme des auteurs, le tour consensuel pris par GOT tient à son système de production : au regard du budget pharaonique de la saison 8 (15 millions de dollars par épisode), les dirigeants du HBO pouvaient-ils prendre le risque de s’aliéner une partie du public ?
L’emprise des liens familiaux
Dans le monde féodal de Westeros où l’identité est déterminée par le lignage, la filiation est une malédiction. Qu’il s’agisse des Stark ou des Lannister, les erreurs ou les péchés des parents retombent sur la tête des enfants. Dans ce milieu aristocratique, nombre de ceux qui se trouvent en position d’héritier connaissent une funeste destinée. En revanche, ceux qui ne sont point adoubés par leurs aînés connaissent un sort bien plus favorable. La condition de paria est généralement source de liberté. Qu’on songe aux aventures de Sanwell Tarly banni par son père dont l’enrôlement dans la Garde Nuit constitue une véritable aubaine en ce qu’il lui permet de nouer une relation interdite avec une Sauvageonne. De même, n’eût-il pas été détesté à ce point par son père, Tyrion Lannister n’aurait pas fait preuve autant d’esprit critique et de maturité intellectuelle. De cette fresque aux multiples visages, celui qui apparaît ici a une couleur progressiste : en ce qu’elle prône un idéal d’émancipation familiale, GOT est au diapason du besoin d’autonomie contemporain.
Tout oppose les Stark aux Lannister, y compris leur mode de représentation de la famille. Les Lannister incarnent une conception traditionnelle. Celle-ci se résume à la sentence exprimée par Tywin Lannister : « Seul compte le nom de la famille. » C’est un patriarche pour lequel le dynamisme de ses enfants n’est pas une fin mais un moyen d’accroître le rayonnement de la maison Lannister. Il a parfaitement conscience que, dans un ordre social fondé sur la force, l’autorité repose sur la puissance physique. D’où la répulsion qu’il éprouve à l’égard de son fils infirme, Tyrion. Sa croyance en la grandeur atavique de sa famille est définitivement ruinée par le sadisme de son petit-fils Joffrey, fruit des œuvres incestueuses de ses enfants. Rien ne peut faire que la dégénérescence de cette famille ne s’étende à son petit-fils Tommen, dont la faiblesse de caractère le conduit à ordonner le procès de sa propre mère. Est-ce un hasard si, dans cette famille imbue d’un sentiment de supériorité héréditaire, se manifeste une irrésistible propension à l’autodestruction ? La fin de Tywin Lannister, de celui qui croyait appartenir à la race des seigneurs, tué par son propre fils sur un dérisoire trône d’aisance, ne manque pas d’ironie. Elle est toutefois conforme à la morale hollywoodienne selon laquelle celui qui a péché par orgueil est toujours ramené à sa juste mesure.
Aucun membre de la fratrie Stark n’a atteint l’âge de maturité lorsque se produit le drame qui va faire éclater leur famille. Expulsés du cocon familial à la suite du meurtre de leur père, Sansa, Arya et Bran doivent apprendre à survivre dans un monde plein de bruit et de fureur. C’est peu de dire que leur formation est placée sous le signe de l’adversité. De la disparition tragique de leur père, ils retiennent cette amère leçon : on devient adulte en faisant l’apprentissage du mal. Chacun accède à la connaissance de soi par une voie différente : si Bran découvre sa véritable nature en prenant conscience des pouvoirs surnaturels dont il est porteur, si Arya, obéissant à son âme rebelle, décide dans la séquence finale de parcourir le monde à la découverte de terres inconnues, Sansa choisit de rester à Winterfell afin d’assurer, en tant que reine du Nord, la suprématie de la maison Stark. Leur période de formation connaît une issue inespérée en ce qu’elle s’achève sur une forme d’accomplissement personnel. Entre les descendants Lannister, dont la plupart sont la proie d’un déterminisme familial mortifère, et les trois enfants Stark, dont l’indépendance relève d’une conception moderne de la famille, faut-il s’étonner que ce soit les seconds qui aient triomphé ?
GOT est-elle une série féministe ? Difficile de trancher tant les avis sont partagés. D’un côté, certains critiquent la multiplication des scènes de nu féminin, de viols dénués de justification et une représentation asymétrique de la sexualité. De l’autre, d’aucuns soulignent que nombre de personnages féminins, et non des moindres (Daenerys, Cersei, Sansa), se révoltent contre la société patriarcale en sortant du rôle passif auquel elles étaient assignées et représentent, au regard de leur aptitude à exercer le pouvoir, des figures de femmes fortes et indépendantes. Au moins peut-on s’accorder sur le fait que l’on assiste à une montée en puissance progressive des femmes. À tel point que, dans les dernières saisons, la lutte pour le Trône de fer se conjugue essentiellement au féminin. L’inversion des stéréotypes de genre que l’on observe est significative : alors que les femmes sont sur le pied de guerre, les hommes tentent de les ramener à la raison, développent des trésors de diplomatie pour éviter le déclenchement du conflit. En pure perte, puisque Daenerys utilise la puissance de feu des dragons pour raser la capitale. L’idée que l’on retient est que, dans l’exercice du pouvoir, l’important n’est pas tant le sexe que la capacité de modération.
De la politique au politique
Les ressorts narratifs de GOT relèvent du genre épique. Une des sources d’inspiration des créateurs sont les œuvres d’Homère : si les voyages semés d’épreuves de Daenerys et d’Arya vers leurs terres natales évoquent l’Odyssée, le récit de l’Iliade constitue un des modèles des aventures guerrières de Jon Snow. Le mode de narration obéit à une logique hyperbolique. Les métamorphoses des personnages sont radicales : Daenerys passe de la servitude à la puissance absolue ; Sansa, de la crédulité à une extrême lucidité ; Lancel, de la débauche à un rigorisme puritain. Entre tous les personnages, ceux qui répondent en tous points à la figure du héros épique sont Daenerys et Jon Snow. Leur capacité à se mesurer à des êtres surnaturels et à revenir d’entre les morts leur confère une aura troublante. Que ces alter ego, dont les pouvoirs extraordinaires les excluent de la collectivité, nourrissent une attirance réciproque était inéluctable. Que leur histoire d’amour s’achève dans le sang l’était tout autant. La chute de Daenerys est le principal coup de théâtre de la dernière saison : à la faveur de la descente aux enfers de celle qui annonçait un monde meilleur, les auteurs instruisent le procès du messianisme politique. De cette condamnation, la critique du colonialisme qui transparaissait à travers les difficultés auxquelles elle se heurtait pour administrer les villes conquises, était le signe avant-coureur. À jeter l’anathème sur l’idéalisme politique, n’est-ce pas aussi accuser la croyance en la Destinée manifeste de l’Amérique ?
GOT s’achève sur un motif emblématique de l’iconographie américaine : l’image de Jon Snow s’enfonçant dans les brumes de la wilderness évoque celle du cavalier solitaire dans les westerns reprenant son chemin après avoir sauvé la communauté de la destruction. Dans le combat pour sauvegarder le monde civilisé, Jon Snow est un des rares à faire preuve de clairvoyance. Il est un des premiers à prendre conscience que les véritables ennemis de Westeros ne sont pas tant les Sauvageons que les Marcheurs blancs. Dans cet aveuglement face aux véritables fléaux qui menacent l’humanité, difficile de ne pas voir une allusion au déni que nombre de contemporains continuent d’opposer à la réalité du réchauffement climatique. Les auteurs ne s’abandonnent pas pour autant à un pessimisme radical. En témoigne l’épisode de l’assaut de l’armée du roi de la Nuit. Non seulement l’attaque massive des morts-vivants suscite chez la plupart des protagonistes, y compris les plus vils, un sursaut d’humanité, mais il apparaît aussi que la politique peut céder à la place au politique : « “La” politique, écrit Francis Wolff, est l’affaire de stratégies collectives ou de tactiques individuelles, c’est l’empire des “eux” ou le royaume des “je”. “Le” politique est l’affirmation de l’existence d’un “nous” (“nous le peuple”), au-delà des communautés familiale, amicale, régionale, religieuse, au-delà des identités de genre ou d’origine, et en deçà de la communauté humaine en général[1]. »
Une des ambitions des auteurs de cette saga est de plonger le spectateur dans un monde antérieur à la révolution politique moderne. Le système féodal porté à l’écran a pour unique ressort les rivalités personnelles : dans cette fresque historique, le peuple en tant sujet collectif ne joue aucun rôle. Tout juste apparaît-il sous sa forme la moins noble. Comme dans la marche de l’expiation organisée par le Grand Moineau à travers les rues de Port-Réal, où l’image de la plèbe agonisant d’injures sa reine déchue est particulièrement repoussante. À lire cette analyse de Michel Foucault, on s’aperçoit que, de tous les monstres qui peuplent cette série, il en est deux qui paraissent indissociables : « Il me semble que le monstre humain, que la nouvelle économie du pouvoir de punir a commencé à dessiner au XVIIIème, est une figure où se combinent fondamentalement ces deux grands thèmes de l’inceste des rois et du cannibalisme des affamés[2]. » De ces deux grandes hantises qui habitaient l’Ancien Régime, GOT se fait l’écho : si l’inceste est la malédiction de la maison Lannister, l’armée menaçante des morts-vivants n’évoque-t-elle pas le spectre d’une révolte populaire ? Tout se passe comme si, dans cette fiction où le peuple est évincé de l’échiquier politique, on assistait, avec les Marcheurs Blancs, à un retour du refoulé.
Tout comme les parcours initiatiques des protagonistes, l’intrigue politique est structurée sur le modèle de la quête : jalonnée de régicides, rythmée par la répression des régimes dictatoriaux, elle est bâtie sur la poursuite de l’idéal de bonne gouvernance. Le destin funeste des occupants du Trône de Fer tient à leur incapacité à prendre en compte la distinction opérée par Machiavel entre la conquête du pouvoir fondée sur la force et sa conversation édifiée sur le libre consentement des sujets ; bref, à distinguer l’autorité de la légitimité. C’est bien sûr le cas du roi Joffrey dont le portrait, inspiré de Caligula, répond parfaitement à la figure du despote telle que Foucault l’a décrite : « C’est un individu qui fait valoir sa violence, ses caprices, sa non-raison, comme loi générale ou comme raison d’État. C’est-à-dire, au sens strict, en tout cas pendant l’exercice de son pouvoir despotique, le roi – en tout cas le roi tyrannique, est tout simplement un monstre[3]. » Tout se passe comme si l’exercice du pouvoir avait un effet régressif sur la gent masculine. Parce qu’il prive de la possibilité de se confronter à l’Autre, l’exercice despotique du pouvoir plonge la lignée Baratheon dans un infantilisme mortifère.
Dans cet univers livré aux vents mauvais du cynisme politique, de la trahison et de la duplicité, il est un cercle de personnages qui résiste à la corruption. Tirées de la littérature courtoise, Brienne de Torth, Davos Mervault et Jorah Mormont sont des figures dotées de qualités morales exceptionnelles : faisant preuve d’un courage, d’une loyauté et d’un sens de l’honneur exemplaires, ils n’aspirent à rien d’autre qu’à servir le maître qu’ils ont choisis. À l’opposé du besoin d’autonomie contemporain, leur idéal est celui de la servitude volontaire : la mission sacrificielle dont ils se sentent investis n’a d’autre objet que d’honorer leur protecteur. Que les véritables dépositaires des valeurs chevaleresques soient non pas les seigneurs mais leurs serviteurs, est un indice révélateur de la décomposition du système féodal qui régit Westeros. La singularité de la figure du chevalier tient au fait que, dans une série qui jette une lumière crue sur la brutalité des mœurs féodales, elle cristallise la nostalgie des valeurs aristocratiques.
La place de la religion
La question que soulève GOT en mettant l’accent sur les dangers de la tyrannie est celle du fondement de la souveraineté politique : par quelle instance transcendante le pouvoir politique peut-il être régulé ? Son approche sur ce point se démarque d’une tendance dominante de la production cinématographique américaine, où l’empreinte religieuse reste forte, en ce qu’elle ne repose pas sur le présupposé que l’ordre politique doit être placé sous tutelle religieuse. Pourtant, les religions ne manquent pas dans cette série. On en dénombre pas moins de cinq : à Westeros, le culte des Sept, religion officielle du régime, l’ancienne religion des Enfants de la Forêt, le Dieu Noyé des îles de Fer et, à Essos, le culte de R’hllor et le dieu Multiface. Mais, qu’elles soient polythéistes ou monothéistes, ces religions ne représentent pour les gouvernants aucune source d’obligation morale. D’où l’absence frappante chez nombre de protagonistes politiques de toute conscience morale. D’où le sentiment d’être plongé dans un monde où la vie a peu de prix. Cette permissivité morale n’est-elle pas le ferment du fanatisme religieux ? L’anathème jeté sur la terreur que fait régner le Grand Moineau est à n’en pas douter l’expression d’un rejet de toute intolérance religieuse, de tout retour aux origines puritaines de la nation américaine.
C’est à la faveur de l’épisode final que les auteurs livrent leur conception de la légitimité politique : aux religions institutionnelles, à la source classique du pouvoir politique, ils préfèrent un idéal de sagesse. C’est le sens de l’élection de Bran Stark par l’assemblée des seigneurs de Westeros. Sur le modèle platonicien du philosophe-roi, il offre une représentation du pouvoir totalement désincarnée. Que le nouveau souverain soit un infirme n’est pas fortuit. Le recours à la violence dans l’exercice du pouvoir est clairement récusé. D’où la destruction du trône de Fer.
L’élection de Bran Stark a des accents réactionnaires. Non qu’elle soit représentative d’une forme d’obscurantisme, mais parce qu’elle marque le rétablissement de l’ordre ancien : en choisissant comme successeur de la dynastie Targaryen qui a conquis Westeros avec l’aide de dragons, le seul d’entre eux qui communique avec les forces surnaturelles, les seigneurs du royaume des Sept Couronnes renouent avec une conception magique du pouvoir. Des Targaryen à Bran Stark, la communauté politique reste fondée sur le principe d’hétéronomie. Faute de s’être émancipé des religions primitives, l’univers de Westeros obéit à une conception cyclique du temps. Peut-être est-ce ce retour aux dieux anciens qui pousse les Sauvageons à retourner au-delà du Mur où, en dépit des rigueurs de l’hiver, ils pourront recouvrer leur indépendance et vivre sous un régime plus démocratique.
L’ambivalence est le maître mot de cette série. Le refus du manichéisme ne se limite pas aux personnages de cette saga. Il porte également sur sa teneur idéologique : il n’est pas d’idée maîtresse qui se dégage de cette fiction qui ne soit assortie d’un contre-exemple qui vienne en réduire la portée. Au regard de personnages aussi pervers que le roi Joffrey et Ramsay Bolton, il serait possible de tirer la leçon que la bâtardise est un ferment de cruauté, la destinée exemplaire de Jon Snow, dont l’héroïsme le dispute à l’intelligence tactique, apporte un démenti à cette thèse. Ou encore : s’il est clair que le sort tragique de Ned Stark et de Daenerys peut être interprété comme une condamnation de l’idéalisme, on observe en revanche que les chevaliers se montrent les dignes héritiers des aspirations de la noblesse. Le relativisme est un des traits saillants de GOT : en mettant l’accent sur la dualité de la nature humaine et le caractère trompeur des apparences, il est porteur d’un message de tolérance. Celui-ci s’avère d’autant plus nécessaire au regard du nombre considérable de personnages marqués du sceau de l’anormalité. Tous, à un moment ou un autre de leur existence, endurent la même épreuve, celle d’être frappé d’ostracisme. Que le sentiment d’exclusion soit un élément constitutif de leur construction identitaire est significatif. Affichant la même ambition que les fictions antiracistes, GOT plaide en faveur de l’acceptation de la différence d’autrui. Sous des dehors violents et sombres, sous des flots d’hémoglobine, se cache dans cette série une philosophie empreinte d’humanisme.
[1] Francis Wolff, Trois utopies contemporaines, Paris, Fayard, 2017, p. 15.
[2] Michel Foucault, Les Anormaux. Cours au Collège de France 1974-1975, Paris, EHESS/Gallimard/Seuil, 1999, p. 96-97.
[3] Ibid., p. 87.