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Mad Men: autopsie d'un rêve américain

mai 2015

#Divers

L’engouement que connaît la série créée par Matthew Weiner des deux côtés de l’Atlantique est exemplaire des conditions qui président au succès international des séries américaines. Une mise en scène remarquable, un ancrage dans la mythologie américaine et un sujet à portée universelle sont les ingrédients du succès à l’exportation des fictions télévisées produites outre-Atlantique. Ainsi, Mad Men, dont la qualité de l’interprétation et le raffinement de la reconstitution lui ont valu de remporter une moisson de récompenses, prend-elle sa source non seulement dans la tradition culturelle américaine qui oppose l’avoir à l’être, la réussite matérielle à la promesse d’épanouissement personnel que recèle le rêve américain mais également dans le questionnement, qui a marqué le cinéma européen des années 1960 (Antonioni, Tati, Godard), sur la vacuité existentielle de la vie moderne. Du ressort existentiel de cette fiction, l’indice le plus révélateur est cette interrogation lancée par un protagoniste : « Pourquoi, alors que l’on a tout pour être heureux, on ne l’est pas ? » Le tribut payé par les contemporains à la poursuite du bonheur est la matière de Mad Men.

 

Qui est Don Draper ? Qui se cache derrière le physique avantageux du directeur artistique de l’agence Sterling Cooper? Conformément aux codes du romanesque hollywoodien, il est porteur d’un lourd secret : né Dick Whitman, il est devenu, à la faveur d’une usurpation d’identité durant la guerre de Corée, Don Draper. Son absence d’attaches familiales le prédisposait à changer d’identité : fils d’une prostituée morte en couches, élevé dans une maison de passe, il échappe par ce subterfuge au destin de prolétaire auquel son enfance sordide aux accents faulknériens semblait le condamner. De l’univers de sa jeunesse portant l’empreinte poisseuse de la fatalité sociale, il passe au monde scintillant des agences de publicité new-yorkaises. A l’instar de Gatsby le magnifique, un des modèles, selon l’auteur, du personnage, Draper accède par un stratagème illégal au rêve américain et apporte, dans le sillage du héros de Fitzgerald, un nouvel éclairage sur la duplicité de la figure du self-made man.

 

Lors d’une présentation à un client, Draper prononce une vibrante profession de foi professionnelle : « La publicité repose sur le bonheur. Et le vrai bonheur, vous savez ce que c’est ? Ca peut-être … l’odeur d’une voiture neuve. Ou le fait de ne plus avoir peur. C’est un panneau au bord de la route qui donne la paix et la confiance qui vous dit que, quoique vous fassiez, tout va bien. » Pour cet enfant de la Dépression dont le seul rêve était « d’avoir l’eau courante », la publicité a ceci de magique qu’elle permet, par la foi en la prospérité qu’elle affiche, de dissiper le spectre de la misère. La détermination de Draper à couper les ponts derrière lui est à l’unisson du désir de l’Amérique de l’après-guerre de tirer un trait sur l’épisode traumatisant de la Dépression. Parce qu’il repose sur l’amnésie, le bonheur consumériste se révèle tout aussi factice que la construction identitaire du self-made man. A vouloir faire table rase du passé, on s’expose un retour violent du refoulé. En témoignent les réminiscences douloureuses du passé qui assaillent Draper. En témoigne la conclusion amère que tire Fitzgerald du destin tragique de Gatsby : « C’est ainsi que nous avançons, barques à contre-courant, sans cesse ramenés vers le passé. »

La tyrannie des apparences

 

Mad Men, dont les protagonistes sont, comme son titre le suggère, des publicitaires de Madison Avenue, plonge ses racines dans un genre littéraire des années 1950. Entre 1946 et 1960, plus d’une vingtaine de romans ayant pour cadre des agences de publicité furent publiés aux Etats-Unis. Ces romans, dont la plupart raconte l’histoire d’un héros qui, de retour de la guerre, est confronté à la corruption du milieu publicitaire, font le procès de la société de consommation. L’objet de Mad Men n’est pas tant de dénoncer les techniques de manipulation employées par les publicitaires que de décrire les effets nocifs que produit le rêve consumériste américain façonné par la publicité. Celle-ci, dont le modèle esthétique est le cinéma hollywoodien, contribue à imposer dans l’imaginaire collectif une représentation sublimée du mode de vie américain auquel nombre de citoyens tentent de se conformer. Ainsi de Don et Betty Draper, un couple dont le culte de la perfection plastique trouve sa source dans le glamour du star-system : si l’identité virile de Don répond à l’idéal masculin incarné par les stars du grand écran (Cary Grant, Gregory Peck), Betty se comporte comme une héroïne de mélodrame hollywoodien. « Tous les  fantasmes qu’elle nourrit, assure l’auteur, viennent du fait qu’elle regarde les films de Sirk[1]. »

 

Plus qu’aucun autre personnage, Joan Holloway, la pulpeuse secrétaire en chef de l’agence Sterling Cooper, est la proie de la tyrannie des apparences. Non seulement elle imite le mode de séduction aguichant des pin-up dont Marilyn est la plus célèbre ambassadrice, mais, de surcroît, elle connaît les mêmes déboires conjugaux que la star, sa beauté plantureuse attirant des hommes peu sensibles à son désir d’être une femme au foyer modèle[2]

 

Le prix de la sauvegarde des apparences diffère selon l’identité sexuelle des personnages. La froideur de Betty envers ses enfants trahit un vide intérieur : l’obsession de cet ancien mannequin de se conformer à son image idéale de soi conjuguée à sa frustration d’être réduite à un rôle de femme au foyer suscite en elle un manque qu’elle ne parvient pas à combler. De toutes les héroïnes hitchcokiennes, celle dont elle est le plus proche est Marnie. A l’exemple du personnage interprété par Tippi Hedren, la névrose dont elle souffre lui interdit de s’émanciper de la tutelle masculine. Bien que, d’un bonheur conjugal factice à un second mariage de raison, elle ait perdu toute ses illusions, elle ne s’autorise pas à penser qu’il existe une alternative à son choix de rester vivre sous la dépendance d’un mari.

 

L’aliénation de Draper s’apparente à celle d’un comédien devant prolonger indéfiniment son identification à un personnage, au risque de la perte de soi. Comme un savant dépassé par la créature qu’il a fabriquée, Draper est privé de son identité personnelle par le personnage qu’il a inventé : « Je suis, dit-il, comme un spectateur de ma propre vie. Elle est devant moi. Et j’ai l’impression que je passe mon temps à gratter à la porte pour entrer. » L’addiction est la rançon de son imposture. C’est parce que, dans sa vie de mensonge, l’oubli qu’apportent l’alcool et les relations extra-conjugales est la seule échappatoire, qu’il tombe sous leur dépendance. C’est peu de dire que les hommes n’ont pas la part belle dans Mad Men. Outre leur machisme et leur misogynie, un de leurs traits communs est leur infantilisme : à entendre Pete Campbell, le plus beau spécimen de ces publicitaires incapables de résister à leurs pulsions, s’exclamer : « Pourquoi dois-je toujours attendre pour avoir ce que je veux ? », il n’est pas interdit de penser que la société de consommation dont ils sont les promoteurs fondée sur la stimulation du désir n’est pas étrangère à leur immaturité. Quand bien même veulent-ils devenir adultes en rejetant les faux-semblants, leur entourage le leur interdit. De la prison dorée que constitue l’American Way of Life, on ne s’évade pas : la révélation de ses origines à des clients se solde pour Draper non par une émancipation intérieure mais par une mise à pied.

 

Frustrations et malentendus

 

  La beauté glacée de la reconstitution, l’esthétique maniériste de la série ont pour fonction de souligner le fait que la religion de la publicité est le culte des apparences. Le problème est que l’image idéale de l’Amérique que vendent les employés de l’agence Sterling Cooper ne correspond en rien à leur vécu. Il y a un fossé de la nostalgie du paradis perdu de l’enfance sur laquelle reposent les présentations les plus inspirées de Draper aux souvenirs pesants qu’il garde de la misère affective qu’il a endurée durant sa jeunesse,  et un abîme de la représentation idyllique du bonheur familial dont ces publicitaires sont chargés de faire la promotion au champ de ruines auquel ressemble leur vie de famille. Cette schizophrénie est source de mal-être : « Toute la série, déclare Matthew Weiner, est centrée sur le clivage qui peut exister entre vos espérances et ce qui vous arrive réellement au quotidien, et sur comment ce clivage peut être désastreux[3]. » De l’idéal de réussite dont le rêve américain est porteur au succès réel, la distance n’est jamais comblée. De là vient le sentiment d’infériorité qui écrase les associés de Sterling Cooper les plus cassants. Qu’on songe à Pete Campbell, dont l’arrogance répond au besoin de compenser le complexe d’infériorité qui le tenaille. Ou encore à Roger Sterling qui, sous des dehors hédonistes, dissimule un profond mépris de soi ancré dans le sentiment de ne pas mériter la position professionnelle qu’il a héritée de son père. Qu’il s’agisse de Don Draper ou de Roger Sterling, d’un self-made-man ou d’un héritier, la pente à laquelle s’abandonne la gent masculine de Mad Men est celle de la fuite de soi. Le préjudice qu’elle cause à Pete Campbell et Roger Sterling prend un tour aigu : en sapant leur relation à autrui, elle les condamne à une insoutenable légèreté existentielle.

 

Au nombre des non-dits qui confèrent au tissu narratif de Mad Men une épaisseur remarquable figure celui qui a trait à la mauvaise conscience qu’éveille la figure de l’artiste chez les cadres de Sterling Cooper qui, en leur for intérieur, regrettent de mettre leur talent au service de fins mercantiles. Ces publicitaires souffrent d’une insatisfaction chronique : faute de pouvoir exprimer leur moi profond, ils ne peuvent, dans le cadre de leur profession, se réaliser pleinement. D’où le prestige dont jouit Ken Cosgrove qui, outre ses fonctions de commercial, publie des nouvelles de science-fiction, entraînant chez son rival Pete Campbell le désir impérieux, dans un accès de jalousie pathétique, de publier à son tour, dût-il placer son épouse dans la situation embarrassante d’avoir à demander à son ancien fiancé une faveur afin que le récit de son cher mari, au demeurant fort médiocre, soit édité.

 

Draper n’éprouve aucune frustration artistique : s’il rencontre des représentants de la Beat Génération à la faveur de sa liaison avec une jeune illustratrice de Greenwich Village, le sens de leur démarche artistique l’indiffère. En revanche, l’intrigue beaucoup plus le mode de vie bohème de sa maîtresse : au regard de sa liberté, de ses mœurs non conventionnelles, de sa disposition à vivre en accord avec ses aspirations les plus profondes, le charme de cette femme indépendante exhale pour cet agent de Madison Avenue un parfum d’exotisme. Les systèmes de valeurs du monde de l’art et du milieu publicitaire répondent à des modèles antagonistes. Autant le mode de vie consumériste fondé sur la primauté des apparences, prôné par les publicitaires, est synonyme de prospérité ; autant l’éthique de l’authenticité basée sur l’exigence de sincérité, défendue par les artistes, conduit à l’indigence. Sa rencontre quelques années plus tard avec son ancienne maîtresse, tombée dans le dénuement, venue, dans une démarche humiliante, lui demander de l’argent, en est l’illustration. Une rencontre qui suscite chez Draper une profonde gêne. C’est que, dans le monde aseptisé de Madison Avenue, dans l’Amérique des années 1960 portée par la foi en le progrès, le spectacle de la pauvreté apparaît comme une véritable faute de goût. Entre le poids du conformisme social et le mythe de l’authenticité, entre le fardeau de l’aliénation et les rives inaccessibles de l’utopie, l’idée de liberté peine à se frayer une place dans l’univers de Mad Men.

 

L’adage selon lequel tout succès prête à malentendu reçoit une nouvelle confirmation avec la consécration de Mad Men : s’il est vrai que cette fiction assoit  son succès sur la nostalgie que suscite l’Amérique des années 1960, celle d’un pays sûr de sa prospérité future et de sa destinée manifeste, s’il n’est pas déraisonnable de penser que la possibilité qu’elle offre à l’Amérique blanche, dont l’hégémonie est menacée par la montée des minorités ethniques, de renouer avec une image glamour de l’Amérique anglo-protestante entre pour beaucoup dans l’accueil fervent qui lui est réservé, le paradoxe est que Matthew Weiner trace de l’Amérique WASP des années 1960 un portrait au vitriol. Racisme, antisémitisme, homophobie, harcèlement sexuel, machisme, misogynie, la liste des maux de l’Amérique conservatrice dressée par l’auteur est longue. Une des conséquences fâcheuses de l’intolérance envers les différences qui caractérise l’Amérique conformiste décrite dans Mad Men est la répression des identités : « Draper personnifie la mobilité sociale et aussi l’idée que pour s’intégrer au melting-pot, il y a un prix à payer : perdre un morceau de soi[4]. » A l’heure où, sous l’effet de l’angoisse que suscite l’essor du multiculturalisme, le modèle du creuset américain a tendance à être idéalisé, Weiner jette une lumière crue sur la renonciation aux particularités individuelles qu’impose le mode d’assimilation à l’œuvre dans l’Amérique du melting-pot. Sur l’autel du rêve américain, nombreux sont les membres de Sterling Cooper à sacrifier une part de leur singularité. Ainsi de Draper et de Peggy Olson dont la carrière professionnelle est bâtie sur l’oblitération de la partie la plus trouble de leur passé. Le drame des protagonistes de Mad Men est que leur désir de se libérer du poids de l’histoire familiale obère leurs chances de réussir leur vie de famille. Des divorces de Roger Sterling et de Pete Campbell au célibat frustrant de Peggy Olson en passant par la condition de mère célibataire de Joan Holloway, nul dans cette fiction ne connaît une vie familiale épanouie. Ce qu’ils gagnent en prestige professionnel, ils le perdent en accomplissement personnel. Dans Mad Men, le bonheur est un sentiment de complétude inaccessible.

 

 La vie de Draper est jalonnée d’épreuves : l’absence d’affection durant l’enfance, l’expérience traumatisante de la guerre de Corée, le divorce d’avec Betty, la séparation d’avec Megan, l’éviction de Sterling Cooper. S’il a su, après chacun de ses déboires, se ressaisir, les orientations nouvelles qu’il a prises ne donnent lieu de sa part à aucune réforme intérieure : Draper est de ces personnages qui, sous l’emprise de penchants coupables, nourrissent l’espérance toujours renouvelée mais jamais atteinte de s’amender. Que Matthew Weiner projette dans le personnage de Draper, dont les démons intérieurs menacent la réussite professionnelle, sa propre peur de la déchéance, le générique en administre la preuve à chaque épisode. S’il met en scène la chute du héros au milieu de symboles de la société de consommation, il s’achève cependant sur son rétablissement aussi spectaculaire que miraculeux. Le trait dominant de Draper n’est pas tant son caractère autodestructeur que sa capacité de résilience.

 

Draper est un survivant. Il illustre en cela une des thématiques majeures des séries américaines contemporaines. La vogue du thème de la survie dans les fictions télévisées tient au renouveau du genre post-apocalyptique (The Walking Dead, The Leftovers) consécutif aux attentats du 11 septembre, mais également à des raisons économiques. De l’éclairage lugubre qu’apporte The Wire sur le trafic de drogue qui donne matière à une description des ravages du capitalisme sauvage, de l’évocation de la mafia dans The Sopranos, qui incarne le dévoiement de la règle de base du capitalisme de la maximisation du profit, de la peinture très sombre qu’offre Breaking Bad du parcours d’un représentant des classes moyennes précarisées devenant chef d’entreprise, dût-il diriger un laboratoire de fabrication de stupéfiants, du tableau que dresse Mad Men des effets néfastes de l’individualisme mercantile, l’enseignement que l’on tire est que les meilleures séries dramatiques de ces dernières années ont en commun d’avoir mis en lumière les dysfonctionnements du capitalisme dont la brutalité, depuis la dérégulation des années 1980, a décuplé. Il est frappant de constater combien l’univers social que décrivent ces fictions télévisées est celui qu’annonçait à la fin des années 1970 Christopher Lasch dans son analyse sur les excès de l’individualisme compétitif : « Le but de l’existence est devenue l’autopréservation et non plus le perfectionnement de soi. Dans une société déréglée, violente et imprévisible, où les conditions normales de la vie quotidienne viennent à ressembler à celles qui étaient limitées naguère aux bas-fonds de la société, l’homme doit sa vie à l’agilité de son esprit[5]. » Parce que, dans un corps social dont les membres se livrent à une concurrence de plus en plus féroce, elle est un gage de survie, l’immoralité est devenue l’apanage des héros des séries américaines actuelles.

 

 Résister à la modernité

 

 Dans la chronique des années 1960 que signe Matthew Weiner, la représentation de l’histoire est réduite à la portion congrue : des évènements historiques, il ne subsiste sur l’écran que l’onde de choc qu’ils provoquent dans la population. Ce regard décalé sur l’histoire tient au parti-pris adopté par le créateur de la série d’épouser le point de vue non de protagonistes célèbres ou de victimes mais celui de la masse des témoins découvrant horrifiés sur les écrans de télévision les assassinats de John Kennedy et de Martin Luther King. Que représente l’histoire pour la majorité silencieuse ? Porteuse d’aucune promesse politique, elle tient plus du spectacle que du volontarisme révolutionnaire : si, à la faveur d’évènements dramatiques, les publicitaires de Madison Avenue sont traversés par une vague d’émotion collective, celle-ci ne trouve pas en eux un écho durable. L’histoire n’imprime pas sa marque sur les personnages de Mad Men. Il en est de même de la politique : leur indifférence envers les mouvements progressistes porteurs d’émancipation qui ont marqué la décennie 1960 est un témoignage criant de leur conservatisme. Sans doute faut-il chercher dans leur appartenance à l’Amérique WASP dont le credo accorde la primauté à la responsabilité individuelle la source de leur défiance envers tout ce qui touche au collectif.

 

De la résistance à la modernité dont font preuve la plupart des personnages de Mad Men, on déduit que Matthew Weiner est un des tenants d’une conception fixiste de la nature humaine, de ceux qui considèrent que, une fois la période de formation passée, le caractère d’un individu ne change plus. C’est ainsi que l’équipe dirigeante de Sterling Cooper, en dépit du rejet de la société de consommation par les mouvements contestataires, reste fidèle au mode de pensée qu’elle s’est forgée durant sa jeunesse dans l’Amérique des années 1950. L’avènement de la contre-culture n’entraîne de sa part aucune remise en cause : pas plus que l’histoire ou la politique, la culture n'est à même de produire une révolution intérieure. La mise en valeur de la discordance des temporalités entre la génération des publicitaires attachées aux valeurs dominantes du temps de leur jeunesse et les générations montantes qui, au nom de la modernité, en contestent le bien-fondé, est un des traits saillants de Mad Men. Pour inchangés que paraissent leurs traits, l’écoulement du temps affecte les associés de Sterling Cooper en ce qu’ils ont le sentiment, à mesure que monte l’influence des nouvelles générations, d’être de moins en moins synchrone avec leur époque. Plus que le mouvement de protestation porté par une partie de la jeunesse, c’est la fuite du temps qui, en les repoussant loin des rives du bain de jouvence que promet le rêve consumériste américain, jette une ombre sur leur investissement professionnel.

 

Un des traits étonnants du comportement de Draper avec les femmes est que ce séducteur impénitent qui multiplie les conquêtes féminines trouve la paix intérieure non dans le plaisir érotique mais dans des relations platoniques. Au premier rang de son système de valeurs, Draper place l’amitié féminine. Rien de plus dissemblable que la camaraderie masculine empreinte de frivolité qui le lie à Roger Sterling et la complicité profonde qui l’unit à sa première épouse Anna et à Peggy Olson. Celle-ci est son alter ego : ayant dû abandonner en secret un enfant pour gravir les échelons de l’agence Sterling Cooper, ayant bâti sa carrière professionnelle sur le reniement d’une part de soi, elle connaît comme lui le prix de l’émancipation de l’identité qui lui était assignée. Parce que le lourd secret qu’elle cache est entaché de culpabilité, il ose lors de leurs rencontres marquées du sceau de l’intimité se montrer sous son vrai visage : les confessions auxquelles il se livre lui donnent le sentiment de renouer avec lui-même. Leurs tête-à-tête sont un sésame ouvrant les portes de son moi authentique : abandonnant ses oripeaux d’imposteur, il se sent enfin en accord avec lui-même et à une forme de liberté intérieure. Ces moments de sérénité sont dans sa vie quantité négligeable. L’auteur entend-il par là dénoncer la schizophrénie de la société américaine, qui reconnaît dans sa constitution le droit à la recherche du bonheur mais en interdit l’accès dans les faits, ou constater que l’être humain, plutôt que de se livrer au périlleux exercice de la vérité, préfère se mentir à lui-même ?

 

 Jean-François Pigoullié

 



[1] Entretien avec Matthew Weiner, Cahiers du cinéma n°658, juillet-août 2010, p. 12.

[2] Eu égard à l’analogie frappante entre la psychologie des personnages de Mad Men et le type de personnalité « extro-déterminé » décrit par David Riesman dans La foule solitaire, qui a pour trait caractéristique de recevoir de l’extérieur les normes qui le gouvernent, on est en droit de se demander si le sociologue américain dont le livre a profondément marqué la scène intellectuelle des années 1950 ne compte pas parmi les sources d’inspiration de Matthew Weiner.

[3] Entretien avec M. Weiner, Les cahiers du cinéma,  art. cit., p. 12.

[4] Entretien avec Matthew Weiner, Les Inrockuptibles, 7 mai 2009.

[5] Christopher Lasch, La culture du narcissisme, Flammarion, 2008,   p. 86.