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Dans le même numéro

« Show Me a Hero » de David Simon : Une tragédie américaine

février 2016

#Divers

L’indice le plus révélateur de l’orientation politique de David Simon, un auteur marqué à gauche, est le fait que, au premier rang de son système de valeurs, il faut mettre non pas l’individu mais la communauté. Voilà pourquoi, après Baltimore (The Wire), La Nouvelle-Orléans (Treme), il brosse dans cette nouvelle série le portrait de Yonkers, une ville de l’État de New York dont le mérite est à ses yeux d’avoir été à partir du milieu des années 1980 le laboratoire d’une politique de lutte contre la ségrégation reposant sur un projet d’urbanisme aussi novateur qu’explosif : implanter des logements sociaux destinés à des locataires majoritairement noirs dans des quartiers résidentiels composés de Blancs.

C’est parce qu’il tient la virulente opposition de la population locale Wasp à cette opération d’urbanisme pour exemplaire de la fracture raciale américaine que Simon s’est attaché à reconstituer fidèlement la bataille politique, juridique et médiatique à laquelle a donné lieu pendant vingt ans cette affaire hors du commun. Dans cette fiction politique, Simon poursuit son auscultation des maux de l’Amérique, d’un pays miné par le racisme dont la série de bavures policières de ces derniers mois montre l’acuité. Au centre de cette bonne ville de Yonkers livrée aux vents mauvais de la haine raciale, au cœur du cyclone, s’est trouvé pour son plus grand malheur Nick Wasicsko, le maire à qui échoit la rude tâche de faire voter la construction des logements sociaux. Du déchaînement de violences dont il est la cible, il ne peut sortir indemne. Sa fin tragique, à l’exemple de celle des frères Kennedy, apporte la confirmation que, dans une société en proie à un conflit racial, gagnée par la peur de l’autre, rien ne peut éviter que la politique soit une malédiction.

Comme les autres fictions télévisées écrites par David Simon, Show Me a Hero raconte l’histoire d’un individu aux prises avec une institution. Ainsi de Nick Wasicsko dont le combat contre l’institution judiciaire, qui se présente sous les traits d’un fatum implacable, était perdu d’avance. Son élection vire au cauchemar : alors qu’il doit sa victoire électorale à la promesse qu’il avait faite de s’opposer au programme des logements sociaux, le juge ordonne à la municipalité qu’il dirige leur construction sous peine de verser des amendes cumulatives provoquant la faillite de la ville de Yonkers. Le dilemme politique auquel il est confronté n’est pas sans rappeler celui auquel a été soumis le chef du gouvernement grec : soit il reste fidèle à ses engagements électoraux au prix de la mise en cessation de paiement de sa ville ; soit il cède à l’injonction judiciaire mais perd la face devant ses électeurs. Pris en étau entre la justice et l’opposition municipale, entre la loi et l’opinion publique, il est réduit à l’impuissance : à la fureur populaire qu’il subit, aux haines des opposants qu’il cristallise, la résignation qu’il oppose force l’admiration. Si, en dépit de l’obstruction d’élus récalcitrants, il parvient, à force d’obstination, à faire adopter la résolution sur les logements sociaux, il va payer au prix fort son courage politique comme le suggère la scène inaugurale qui étend sur le récit une ombre funèbre.

La politique sans charisme

La force de Show Me a Hero tient au regard sans complaisance que porte l’auteur sur Nick Wasicsko : à mesure que se dessine sa personnalité, à mesure qu’il apparaît qu’elle ne répond en rien à la figure hollywoodienne du héros progressiste, la narration gagne en profondeur et en complexité. C’est que Nick Wasicsko est un homme sans qualité. Que Oscar Isaac, qui doit sa renommée au musicien falot auquel il prête ses traits dans Inside Llewyn Davis, ait été choisi pour jouer le rôle d’un homme politique dénué de charisme tombe sous le sens tant il excelle à interpréter des individus manquant d’étoffe. Comme tous les pantins qui s’émancipent de leurs protecteurs, Nick Wasicsko doit ses succès politiques à son absence de scrupules : poussé à se porter candidat à la mairie parce que, faute d’envergure, il ne présente aucun danger pour le maire sortant, il remporte les élections à la surprise générale en choisissant par pur opportunisme de soutenir les revendications des opposants aux logements sociaux. Le plus triste dans l’expérience politique du maire de Yonkers est que, de l’épreuve qu’il traverse, il ne sort pas grandi. Ce combat politique ne lui apporte aucun bénéfice. Pas même la consolation d’être une forme de révélation de soi.

Plus que sa défaite électorale inévitable, son malheur vient de ce qu’il entretient avec la politique une relation addictive : privé de l’adrénaline que procure la compétition politique, sevré du plaisir de se trouver sur le devant de la scène, il sombre dans la dépression. Jusqu’où il poursuit sa descente aux enfers, on le mesure lorsqu’il décide, manipulé par un rival, de se présenter contre sa confidente et fidèle complice, Vinni : en sacrifiant sur l’autel de son ambition politique sa meilleure amie, il touche le fond de la déchéance. À sa disgrâce politique s’ajoute le dégoût de soi. Qu’un politicien mu par sa seule soif de réussite, plus intéressé par sa carrière que par le bien public, ait mené une action déterminante en faveur de l’intérêt général est le paradoxe qu’aime à souligner l’auteur de The Wire.

Il en est de Nick Wasicsko comme de tous les héros tragiques : il est coupable et innocent. Coupable parce qu’il a bâti sa victoire électorale sur la peur de l’autre. Innocent parce que, dans cette affaire, il fait figure de bouc émissaire. Ayant focalisé sur sa personne toute l’agressivité des électeurs Wasp scandalisés par sa volte-face au point de se faire cracher dessus, ayant endossé à son corps défendant la culpabilité d’une collectivité en proie à la haine raciale, son drame est qu’il porte les stigmates indélébiles du conflit racial qui a marqué son mandat. Tout se passe comme si, dans une ville désireuse, une fois les passions retombées, de tourner la page sur un épisode sombre de son histoire, il était devenu un paria. À en juger par l’empressement avec lequel une enquête pour corruption le concernant est ouverte à seule fin de le discréditer, rien ne paraît plus urgent que d’éliminer de l’échiquier politique le spectre encombrant qu’il représente. C’est à se demander si la disparition de cette figure emblématique d’une affaire qui a opposé les populations blanche et noire n’est pas un facteur de cohésion sociale, si, en favorisant l’oubli des tensions raciales, elle ne permet pas à cette communauté de recouvrer un semblant d’harmonie sociale, fût-elle fondée sur l’amnésie.

La justice

De l’échec de la police dans la lutte contre le trafic de drogue à la faillite du système scolaire dans The Wire, de la corruption de la classe politique (Treme) à l’arrogance criminelle de l’armée (Génération Kill), il n’est pas de fiction de Simon dans laquelle le fonctionnement des institutions ne soit passé au crible. De son œuvre télévisée, on retient que, de tous les maux qui affectent les institutions américaines, les plus répandus sont le racisme et la démagogie. La seule institution à échapper à ce violent réquisitoire est la justice. Elle seule est le garant de l’intérêt général ; elle seule a réussi, sur les préconisations d’un urbaniste visionnaire, à imposer la construction de logements sociaux individuels en rupture avec les stéréotypes raciaux (aux Noirs, les Hlm ; aux Blancs, la maison individuelle) ; elle seule est parvenue à assurer la pleine réussite de cette opération d’urbanisme en mobilisant les services sociaux dont le travail remarquable a permis de briser le mur de peur qui se dressait entre les nouveaux locataires et le voisinage. Dans cette peinture très sombre de la démocratie américaine où le racisme des électeurs Wasp et la démagogie des élus sont l’avers et le revers de la même monnaie politique, la seule lueur d’espoir vient de la justice qui, tel un deus ex machina, intervient pour mener des actions aussi efficaces que ponctuelles contre la ségrégation. Qu’il faille en passer par la voie de la contrainte judiciaire pour restaurer le lien social en dit long sur le conservatisme auquel se heurte la politique d’émancipation de la communauté noire.

Jean-François Pigoullié

Critique de cinéma, il est notamment l'auteur de Le rêve américain à l'épreuve du film noir (Michel Houdiard, 2011).

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Les religions dans l’arène publique

Dans un contexte de déculturation et de repli identitaire, les affirmations religieuses – en particulier celles de l’islam – interrogent les équilibres politiques et mettent les sociétés à l’épreuve. Les textes d’Olivier Roy, Smaïn Laacher, Jean-Louis Schlegel et Camille Riquier permettent de repenser la place des religions dans l’arène publique, en France et en Europe.

A lire aussi dans ce numéro, une critique de l’état d’urgence, un journal « à plusieurs voix », une réflexion sur l’accueil des réfugiés, une présentation de l’œuvre de René Girard et des réactions aux actualités culturelles et éditoriales.