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Rectify : le syndrome du couloir de la mort

novembre 2014

#Divers

L’argument de Rectify est tiré de l’actualité judiciaire américaine la plus brûlante : accusé du viol et du meurtre de sa petite amie, Daniel Holden, dont les aveux à l’âge de dix-neuf ans ont pesé lourd dans la peine de mort prononcée à son encontre, est libéré après vingt années passées en régime d’isolement à la suite de la découverte, à la faveur d’une nouvelle expertise, d’un ADN inconnu sur la scène de crime.

 

Lors de la conférence de presse organisée à sa sortie de prison, l’ex-détenu tient des propos déconcertants. Plutôt que de clamer haut et fort son innocence, il livre un discours embrouillé sur sa difficulté à s’adapter à sa nouvelle condition. Le principal mérite de cette scène inaugurale est d’annoncer le double suspens narratif sur lequel est construit Rectify : à l’épais mystère entourant sa culpabilité s’ajoutent les soupçons pesant sur sa capacité, après deux décennies dans le couloir de la mort, à pouvoir recommencer une vie nouvelle. Le créateur de cette série, Ray McKinnon, a admirablement tiré parti de l’attrait qu’exerce sur le public américain le thème de la rédemption en concevant une fiction dont le principe consiste à différer sans cesse le moment tant attendu de la renaissance du héros. Parce que, plus que sur l’erreur judiciaire, elle porte sur une composante essentielle du rêve américain, Rectify échappe à la lourdeur qui frappe nombre de productions hollywoodiennes dénonçant les errements du système judiciaire américain.

 

Le traumatisme de la libération

 

Le retour à la vie de ce condamné à mort se révèle une expérience traumatisante : le passage brutal d’un enfermement d’une durée de vingt ans dans une cellule aveugle aux allures de tombe, du sentiment d’avoir passé la moitié de sa vie enterré vivant, à une libération qui s’apparente à une résurrection, le plonge dans un état de sidération.  D’un enfer souterrain, il est brusquement remonté à la surface du monde des vivants. Exhumé du cachot qu’il tenait pour sa dernière demeure, Daniel Holden est, de tous les personnages lazaréens portés à l’écran, un des plus émouvants. Le plus difficile est pour lui de sortir de la profonde léthargie dans laquelle il est tombé en prison. De son retour dans le monde extérieur à son émancipation intérieure, le chemin est long. Son premier défi consiste à redevenir un être de chair et de sang.

 

C’est que, devenu en prison un intellectuel dont les livres ont constitué la seule fenêtre sur le monde, il a perdu, faute de liberté de mouvement, l’usage de son corps. Sa présence immobile les bras ballants au milieu du paysage, sa réticence à retrouver une vie affective témoignent de sa difficulté à habiter ce corps. Sa démarche empruntée a ceci de poignant qu’il a l’air à chaque pas de s’excuser d’être vivant.

 

Le regard chargé d’étrangeté que porte le héros sur son environnement tient  à l’impression qu’il donne de contempler le monde du fond de l’éternité. Son pays natal lui inspire un sentiment ambivalent : si, à celui qui a été privé de tout plaisir sensoriel durant sa détention, le simple contact du soleil sur la peau procure un bonheur indicible, si la contemplation de la splendeur de la nature le remplit d’allégresse, sa relation à l’autre est en revanche lourde de menaces. Ce mélange d’émerveillement contemplatif et de peur paranoïaque est la marque distinctive de l’esthétique de Rectify. La mise en scène est conçue en matière d’organisation de l’espace sur un système d’opposition binaire : aux espaces naturels, les conversations enrichissantes, les confessions déchirantes ; aux lieux clos, les silences pesants, les tête-à-tête oppressants. Au regard de sa difficulté à communiquer avec son prochain, de sa peur du contact physique, il est tentant de conclure que les troubles relationnels dont souffre Daniel Holden sont d’ordre autistiques. Davantage que dans la sphère des nouvelles technologies, c’est dans le cadre de la relation à autrui qu’il éprouve des difficultés à mener à bien le procès d’acculturation qu’il a entrepris depuis sa libération. L’ironie du sort est que son isolement semble s’être accru depuis son élargissement : à la suite de l’exécution du détenu avec lequel il avait noué une profonde relation d’amitié, il a perdu, faute d’avoir pu trouver dans son entourage la même complicité dénuée d’arrière-pensées, son seul ami au monde. Le cruel paradoxe est que le mur invisible qui l’isole de ses proches semble bien plus infranchissable que celui qui le séparait de son voisin de cellule.

 

Daniel Holden, par la violence avec laquelle il est passé du paradis de l’enfance à l’enfer carcéral, a été dépossédé de son identité personnelle. Ayant perdu tout sentiment de continuité temporelle sous le choc de la fracture psychologique qu’a provoquée cette affaire, il ne sait même plus en son for intérieur s’il est innocent ou coupable du crime dont il s’est accusé. Sa fragilité vient de ce qu’il ne jouit d’aucune autonomie dans sa relation à l’autre. Le plus inquiétant est que, devenu aussi influençable qu’un enfant, il peut, selon ses interlocuteurs, avoir un comportement radicalement différent : tantôt, sous l’influence bénéfique de sa belle-sœur, il consent, aspirant à une régénération morale, à se faire baptiser ; tantôt, il suit un inconnu et, sous l’emprise de ce double négatif, commet un vol lors d’une virée nocturne dont les conséquences auraient pu être désastreuses. Le sentiment de vacuité qui l’habite et la profonde crise de confiance qu’il traverse l’amènent à douter de sa propre existence. De là vient la présence fantomatique de ce revenant dont l’apparition fait surgir des brumes du passé le spectre du retour de la barbarie.

 

Qu’il soit libre ou incarcéré, Daniel subit la même privation d’intimité. A la surveillance des gardiens a succédé celle de ses concitoyens. Il n’est pas un seul habitant de sa ville natale qu’il croise qui ne sache qui il est, qui ne connaisse toute son histoire. Chacun a un avis bien tranché sur l’affaire : auteur d’un crime atroce pour les uns, victime d’une terrible erreur judiciaire pour les autres, il suscite la haine ou la compassion mais rarement un sentiment nuancé. C’est en vain qu’il cherche à faire entendre, y compris à ceux les mieux intentionnés à son égard, qu’il est comme tout être humain d’une nature duelle. Son identité judiciaire s’est substituée à son identité personnelle, dont le seul vestige est son humour teinté d’amertume. Précédé par sa renommée, il désespère d’échapper un jour au jugement d’autrui qui l’aliène.

 

Un éternel présent

 

A la différence des fantômes qui, dans le cinéma fantastique, viennent réclamer vengeance, le revenant qu’incarne Daniel est une figure inoffensive dont le seul but est de trouver la paix et le repos. Le drame est qu’il ne peut trouver un réconfort au sein de sa propre famille. Sa relation avec sa sœur Amantha est le témoignage le plus criant du malaise qui plane sur le milieu familial : alors que le cours de son existence a été bouleversé par l’affaire de son frère, qu’elle a dû quitter la ville à cause de lui et est revenue pour l’aider à se réinsérer, qu’elle est celle qui s’est le plus battue pour sa libération, ils ne parviennent jamais à rompre véritablement la glace tant la culpabilité qu’il éprouve d’avoir gâché sa vie obère leur relation. A ce sentiment de culpabilité à l’égard de sa famille se superpose celui qu’il nourrit à l’endroit de son ami et de sa fiancée décédés auxquels il se reproche d’avoir survécu. D’où le puissant besoin de purification qui le pousse à recevoir le baptême dans l’attente illusoire d’une rédemption. Un des motifs pour lesquels l’exil intérieur du héros de Rectify prend un tour oppressant est le caractère tragique du lien qui l’unit à sa famille dont le propre est d’être indéfectible dans la peine mais impossible dans la joie.

 

Le temps ne s’écoule pas dans Rectify. Il s’est arrêté depuis l’assassinat de la fiancée de Daniel dont le souvenir hante la communauté de Paulie, une ville imaginaire située en Géorgie. Que Rectify se déroule dans le sud des Etats-Unis, dont la culture porte l’empreinte du poids écrasant du passé, n’a rien de fortuit. A l’exemple du comté de Yoknapatawpha inventé par Faulkner, il pèse sur la collectivité de Paulie une malédiction qui la ramène sans cesse vers une souillure originelle. Au passé qui l’assaille, Daniel ne trouve aucune véritable échappatoire. Faute de pouvoir, depuis sa condamnation à mort, se projeter dans le futur, il est la proie d’un temps immobile, sans épaisseur : de l’attente de la mort en prison à l’attente d’un nouveau procès en liberté, son châtiment est d’être condamné à vivre dans un temps suspendu, dans un éternel présent. Seules la contemplation de la nature et la fréquentation des jeux vidéo lui permettent de se soustraire à ce régime temporel mortifère. La leçon que l’on tire de ces brefs moments d’extase est que seul l’oubli jette un baume sur ses souffrances morales.

 

L’auteur de Rectify instruit le procès des conditions de détention qu’endurent les condamnés à mort aux Etats-Unis : l’isolement physique et affectif, les privations sensorielles, la privation d’intimité, le stress induit par l’attente de l’exécution, tout cela génère chez Daniel un traumatisme psychique sévère. Ses troubles identitaires sont tout à fait symptomatiques du syndrome du couloir de la mort qui affecte ceux qui, pendant des années, ont attendu leur exécution dans les prisons américaines. Il est troublant de constater que le régime de haute sécurité auxquels sont soumis les condamnés à mort aux Etats-Unis n’est pas sans évoquer les techniques de dépersonnalisation mises en place par les organes répressifs des régimes totalitaires. Force est de constater que Daniel, bien que remis en liberté, n’a pas brisé les chaînes de sa captivité : complètement anéanti par son incarcération, il semble toujours purger sa peine. Tout se passe comme si son enfermement était devenu intérieur, comme s’il était condamné, tel un spectre, à une errance éternelle. Mais ce n’est que la première saison…

 

Jean-François Pigoullié

 

Rectify a été diffusé sur Arte en octobre-novembre 2014 ; le programme est disponible en VOD sur le site http://www.arte.tv/guide/fr/050755-001/rectify-saison-1-1-6