
La Révolution de 1917 et sa mémoire en Russie, et ailleurs (1)
La Maison éternelle[1] est une saga considérable – pas loin de 1300 pages, plus de 1800 notes – où Yuri Slezkine, enseignant à Berkeley/Californie, raconte les vingt premières années de la Révolution soviétique à travers la vie et le destin des hauts cadres bolcheviques, aux commandes lors des soubresauts et des virages successifs de 1918 à 1939, puis le devenir de leur famille après 1945 et après la mort de Staline en 1953. Il a l’avantage de rappeler à celui qui l’aurait oubliée ou d’apprendre à celui qui ne la connait pas l’histoire tragique qui a suivi la Révolution de 1917. Et il donne aussi des clefs pour comprendre les difficultés de la Russie à intégrer et à assumer la mémoire de ce passé difficile depuis 1989, et d’abord les difficultés de la célébration, dans la Russie de 2017 (et même au-delà de la Russie), du centenaire de la Révolution, difficultés que décrit Yves Hamant dans le prochain numéro d’Esprit (mars 2018). Je voudrais, de manière assez ingénue car je ne suis pas un spécialiste de l’URSS ni de la Russie, rendre compte de ce livre puis prolonger dans un second texte, tout aussi ingénument, la réflexion de Yves Hamant dans Esprit.
Au centre du récit foisonnant de Slezkine : la Maison du Gouvernement, construite à partir de 1927 en face du Kremlin, de l’autre côté de la Moskowa. Y résident à partir de 1930, dans 500 appartements de tailles diverses, les « hauts fonctionnaires » du régime, avec leurs familles - plus de 2600 personnes en tout -, le premier cercle des dirigeants restant avec Staline au Kremlin. Ils sont commissaires du peuple, officiers de haut grade, directeurs de la police politique, écrivains, économistes, artistes et écrivains, directeurs d’usine, stakhanovistes, parents de Lénine… souvent accompagnés de bonnes et de gouvernantes. Le chapitre 9 fait le récit assez plaisant des avatars de la construction de cet édifice considérable, que l’écrivain Platonov décrit par anticipation, en 1929, comme une « maison éternelle de fer, de béton, d’acier et de vitres claires ». Entre 1927 et 1933, son prix passera de 3 à plus de 30 millions de roubles – sans qu’il y ait eu le moindre appel d’offre, bien entendu.
La nouvelle bourgeoisie qui s’y installe (et qui pense, bien sûr, qu’elle n’a rien à voir avec la bourgeoisie dénoncée par Marx et les Bolcheviks) est exposée aux virages politiques des années 20 et 30, aux campagnes du pouvoir contre ses ennemis externes et internes, aux alliances qui se font et se défont au fil des « déviationnismes » de droite ou de gauche. Amis et rivaux y permutent au gré des mutations et des nominations, il s’y pratique couramment l’endogamie et les familles recomposées ne sont pas rares : cohabitent plus d’une fois dans l’appartement deux épouses (ce qui n’exclut pas une maîtresse dehors), des enfants de plusieurs lits, des enfants adoptés, de vieux parents, une belle-mère veuve… Justifié au début par l’esprit révolutionnaire qui abomine le mariage bourgeois, le libertinage semble devenu au temps de la Nouvelle Politique Economique (NEP), à partir de 1921, une façon de surmonter la déception née de l’échec et de la décrue idéologique devant la réalité qui résiste…
Millénarisme et terreur
Deux aspects surtout sont frappants, dans la perspective de l’anniversaire de la Révolution : d’une part la forte imprégnation religieuse, de type millénariste mais sécularisée, des Bolchevicks et, d’autre part, l’élimination directe, drastique, sans autre forme de procès (au sens propre), des oppositions. Dans un long chapitre intitulé « La Foi », Slezkine définit le millénarisme comme le sentiment de vivre dans un monde mal fait, où « la vie humaine [est] au fond une erreur, voire un crime », et une restauration radicale, une « rédemption », s’impose pour le remettre debout. La performance de Marx sera de réussir « à traduire une prophétie du salut dans le langage de la science (…) Il exprimait son eschatologie sous la forme d’une prédiction scientifique fondée sur des thèses falsifiables … ». Mais le « règne de la liberté » annoncé resta toujours très flou chez Marx comme chez Engels : que signifiait-il en matière de possession, de sexualité… ? « Chasser le matin, pêcher l’après-midi, pratiquer l’élevage le soir, faire de la critique après le repas », comme il l’a dit un jour ? Très bien, mais encore ? Cette indétermination des fins (qui signifiait en soi une illimitation dangereuse) aura très logiquement des effets pervers : quand on passera à la réalisation, il n’y aura littéralement plus de limites.
L’interprétation millénariste est discutée et discutable. Slezkine utilise cependant cette clé tout au long, de manière crédible. En revanche, sur un autre point, capital, il confirme avec sa documentation propre l’historiographie récente quand il rappelle qu’avant les camps il y a eu des exécutés directs, fusillés et autres, par millions. Certes, les Bolcheviks, puisqu’il s’agit d’eux, ne décapitent pas leurs victimes ni ne mettent pas en scène les exécutions : les exécutés de face ou (surtout) par derrière, avec une balle dans la nuque, sont la règle dans les opérations d’extermination. Dès le premier anniversaire de la révolution, en octobre 1918, un poète avait trouvé les mots pour encourager ceux dont les mains tremblaient : dans la pièce intitulée Mystère Bouffe, Maïakovski met en effet dans la bouche de Jésus (qu’il interprète lui-même) les mots suivants : « A moi / Celui qui plante son couteau jusqu’à la garde / Et s’en va en chantant. / Celui qui n’a pas pardonné / Entrera le premier dans mon royaume terrestre ». Une poésie qui manque à Staline, mais dont le réalisme socialiste trouve les formules qui font mouche : « La mort résout tous les problèmes : pas d’hommes, pas de problèmes »[2]. Il faut dire que Lénine avait ouvert la voie en déclarant que dans la guerre du prolétariat contre la bourgeoisie, la violence devait « prendre la place du droit »[3]. Les chiffres, comme toujours, sont discutés, mais rien que pour la première période, entre 1914 et 1922, sur les 16 millions de morts russes « au moins la moitié (8 millions) périt durant les trois années de guerre civile » entre 1918 et 1921, dont 5 millions de la famine et des épidémies, à cause des décisions radicales pour collectiviser la production paysanne, collectivisation à laquelle mettra fin en 1921-1922 la Nouvelle Politique Economique (NEP), qui rétablit partiellement une économie de marché.
Grande famine et Grande Terreur
Le principe de l’élimination est tout aussi présent lors des deux « campagnes héroïques » qui suivent. Celle qui commence en 1929- 1930 invite à « transformer la totalité de la population rurale – paysans, bergers, trappeurs, éleveurs de rennes – en salariés en plein temps au service de l’Etat » grâce aux kolkhozes et aux sovkhozes. Cette collectivisation radicale - une « première » dans l’histoire, célébrée comme telle par Staline et ses partisans – fera près de 600 000 morts – exécutés ou déportés - avant l’« installation » dans les camps. Mais l’histoire a surtout retenu la grande famine (en Ukraine surtout), qui résulta d’objectifs de production démesurés, fixés par le gouvernement central, mais constamment réévalués à la hausse pour raison de « fermeté bolchevique » par les responsables locaux des fermes collectives. Les estimations, on le sait, vont de 6 à 8 millions de morts de faim, voire plus. L’interprétation qui prévaut est que cette faim était systématiquement organisée pour soumettre une population paysanne rebelle. Cependant, dans la Maison éternelle ou en région, les « dékoulakisateurs » et leurs familles n’en souffrent guère, car ils bénéficient de circuits d’alimentation propres et vivent confortablement (l’immeuble de Moscou comprend crèche, école, cinéma, théâtre, magasins d’alimentation, salon de coiffure, jardins intérieurs, bureau de poste, buanderie, banque, clinique, courts de tennis, salles de gymnastique, bibliothèques, 49 ascenseurs… sur lesquels veillent 124 gardes, 34 pompiers et entre 15 et 23 portiers). Ailleurs, en province, ils vivent dans des hôtels ou des isbas parfois luxueux. L’été venu, on peut même se retrouver dans les lieux de villégiature au bord de la Mer Noire avec la famille élargie – et séjourner dans des palaces cossus avec des aliments de luxe en abondance.
L’épisode héroïque suivant sera celui des « Grandes Purges » (ou de la « Grande Terreur ») : les exclusions du Parti (pour « déviationnisme » de gauche ou de droite) sont alors remplacées par les mises en scènes de procès fictifs, à Moscou et dans tout le pays, à l’issue desquels les accusés sont en général condamnés à mort et fusillés sans délai. Est ainsi éliminée, surtout lors des procès de Moscou, presque toute la vieille garde des Bolcheviks historiques (ceux de 1917 et avant). Une fois encore, le bilan des exécutés et des morts en cours de déportation et dans les camps varie, mais pour les fusillés, l’estimation tourne aujourd’hui autour de 800 000, de 1936 à 1938. La tête du Parti communiste – le Comité central et les délégués au XVIIe congrès, appelé « congrès des Vainqueurs » (1934) – est purgée radicalement, au moins aux deux tiers. Et donc, à partir de 1936, les résidents de la Maison éternelle, qu’ils soient à Moscou ou en poste dans une région éloignée seront en grand nombre pris dans la tourmente, et d’abord dans une situation dangereuse où ils peuvent passer très vite d’accusateurs à accusés, en l’occurrence au début de la fin pour eux.
Le « Parti des Vainqueurs »
Comme Slezkine l’explique fort bien, le Congrès des Vainqueurs de 1934, prétendument un congrès d’« apaisement » qui avait constaté que le pays était désormais passé au communisme, a eu pour effet inattendu qu’il n’y avait plus d’ennemi extérieur (les pays capitalistes, les koulaks embourgeoisés et les « parasites » de toutes sortes) qu’on puisse accuser de retard et de sabotage. Le soupçon devait donc nécessairement se porter sur des adversaires et des traîtres intérieurs au Parti ou à la société communistes, autrement dit, dans l’interprétation religieuse de Slezkine, sur les membres de la « secte » elle-même. La machinerie mise en place est implacable – et imparable : il suffit qu’un nouveau soupçonné, dénoncé et convoqué par le NKVD (Commissariat aux Affaires intérieures, dont la Guépéou était une section), dénonce quelqu’un à son tour, ou prononce seulement son nom, pour qu’il tombe sous la loi du soupçon et se fasse convoquer à son tour (sur ordre direct de Staline, de Molotov, ou du « patron » du NKVD, Nikolaï Iejov). Où l’on voit le mécanisme de la Grande Purge expliqué par un « effet domino » très simple, et très efficace… Les victimes peuvent ensuite protester tant qu’elles veulent, écrire à Staline, invoquer de vieux compagnonnages, se coucher devant lui en lui léchant les bottes (Slezkine produit notamment des lettres enflammées et pathétiques de Boukharine) : rien n’y fait. Pour arracher les aveux, Staline permet d’ailleurs la torture - c’est nouveau -, ou de traiter avec une extrême brutalité les prisonniers pendant les interrogatoires. De son côté, le NKVD fait son travail efficacement : à la fois il convoque, instruit, juge et exécute la sentence (dans les 24 heures).
Le Parti, entité fantastique vidée de toute doctrine substantielle, est ainsi au centre du système des purges. Les dénoncés l’ont trahi un jour, peut-être dix quinze ans auparavant en faisant du déviationnisme de droite ou de gauche. Mais s’ils ne lui ont pas fait pas confiance une fois, rien ne garantit leur confiance future. Si les individus arrêtés reconnaissent une faute quelconque en demandant pardon, c’est donc qu’ils l’ont commise, et là aussi la confiance est devenue impossible : ils peuvent recommencer. S’ils protestent de leur innocence en dénonçant ceux qui les accablent, leur dénonciation est à son tour dénoncée comme une infamie par rapport à l’intégrité des dénonciateurs. On tourne en rond, d’autant plus que tous ignorent ce que veut au juste Staline, ce qu’il défend, « où » il est. On lui écrit comme on participe à une loterie, on fait des paris ou des vœux sur sa réponse. Mais lui s’abrite derrière le Parti – qui n’a plus de ligne connue, sauf qu’il est le « Parti des Vainqueurs ». Les accusés désemparés croient pourtant que lui, l’incarnation du Parti, sait ce que veut le Parti, il est « censé savoir ». N’est-il pas omniscient, comme le veut tout culte de la personnalité ? Les protestations et les prières qu’ils lui adressent sont pathétiquement naïves : elles relèvent encore de la morale commune, qui distingue le mensonge et la vérité, invoque la sincérité, l’amitié fidèle, le pardon, le bien du plus grand nombre. Ils croient encore au « tribunal de la conscience », ce préjugé qui les condamne. Car Staline n’en est plus là : les principes scientifiques du Parti, qui parlent de fins nécessaires et objectives, n’ont rien à faire de la morale kantienne, de l’impératif catégorique, du juste et du bon, de l’idée d’une éthique de la liberté transcendant la nécessité des actes. Ce ne sont là que réflexes d’une bourgeoisie dépravée.
Dans la mémoire des enfants…
L’épilogue de cette histoire réserve encore des surprises. Devenus adolescents et privés de leurs parents fusillés ou déportés, les enfants de la Maison éternelle sont envoyés dans des orphelinats, où ils poursuivent leur scolarité. Quelques-uns, les plus conscients, détestent le régime ; quand ils sont démasqués (par leur correspondance ou autrement), ils sont envoyés en rééducation dans des camps dont ils ne reviendront pas toujours. Mais la plupart ont gardé intacte leur foi dans le Parti, la « Terre soviétique » et… Staline. C’est surprenant à première vue, mais comment en irait-il autrement ? Même quand ils ont été arrêtés, leurs parents n’avaient jamais mis en cause le régime, et encore moins le dictateur. Certains seront recrutés par la police secrète, ce qui est aussi une façon de survivre après que leurs parents ont été fusillés ou déportés sans adresse. Nombreux seront les tués sur les fronts de guerre. A la fin de la guerre, après le « retour », la plupart n’ont gardé que les souvenirs heureux de leur enfance partagée et, bien entendu, n’ont pas conscience ni des crimes ni des tragédies passées. Plus d’un et d’une fera partie de la nouvelle nomenklatura ou se recyclera dans des professions intellectuelles et libérales. D’autres survivants – et aussi des survivantes (épouses et filles) – auront au contraire des destins chaotiques.
Un ultime chapitre est consacré au regard ironique de l’écrivain Youri Trifonov (né en 1925 et mort en 1981), qui habita, enfant, la Maison éternelle. Dans ses romans, il décrit des parents survivants, des enfants (sa génération) et des petits enfants, tous déchirés, largement amnésiques ou occupés à autre chose, pour des raisons différentes. Les parents n’ont que faire de cette mémoire, ils ne veulent pas se souvenir, « cela ne les intéresse pas ». Les enfants font leur vie, profitent des améliorations matérielles sous Krouchtchev et Brejnev, et se souviennent surtout de la magie de l’enfance dans la Maison éternelle et les résidences d’été. S’ils consentent encore à « la théorie des classes », elle « est applicable dans tous les cas sauf dans le leur ». Pour les petits-enfants, la période stalinienne sera un souvenir encore lointain. Youri Trifonov semble incliner vers l’idée que ce qui s’est passé n’est que le mouvement de la vie, qui s’écoule comme le courant de la Moskowa : libre à chacun de lutter pour le remonter, ou de s’y laisser aller. Seul importe le courant de l’éternel retour de la vie…
Quelle mémoire, quel oubli ?
Le récit de Slezkine, qui lit l’histoire de la Révolution russe à travers le destin et les réactions de ses cadres supérieurs (et de leur famille) passés par la Maison éternelle, est passionnant de bout en bout. Tout au plus, pour qui ne connaît pas du tout l’histoire de l’Union Soviétique, peut-on lui reprocher d’être parfois allusif, mais vu l’ampleur du livre, on peut aussi comprendre qu’il s’en soit tenu à un rappel minimal des évènements. La question (qu’il pose implicitement à la fin du livre) est celle de la mémoire d’une histoire tragique, jalonnée de millions de morts directes et indirectes, d’immenses souffrances dans les camps, de vies mutilées par l’oppression policière d’un régime totalitaire. Mais la réponse qu’il donne, plausible, semble celle du sceptique, en tout cas si l’on se place du point de vue de la subjectivité des acteurs : ils sont plus portés à l’oubli qu’à la mémoire ! Et on peut comprendre alors la faiblesse du travail mémoriel dans la Russie de Poutine. Mais peut-on laisser le soin celle-ci au libre arbitre des acteurs ou à l’arbitraire d’un pouvoir dont certains traits rappelle l’ancien régime totalitaire ? Je propose quelques réflexions à ce sujet dans un second article.
[1] Yuri Slezkine, La Maison éternelle, La Découverte, 2017. Outre sa forte originalité dans la forme, ce livre a l’avantage de lier des faits empiriques, qu’il est important de rappeler car il se pourrait qu’ils soient trop oubliés, à des aspects théoriques de la réalité totalitaire. Mais d’autres livres de valeur, récents et moins récents, éclairant les faits seront aussi cités.
[2] Cité, après Robert Conquest, par Thierry Wolton, Une histoire mondiale du communisme, T. 2 : Les victimes, Grasset, 2015, p. 22.
[3] Cité par Dominique Colas, Lénine, Fayard, 2017, p. 35.