Le Front national aux portes du pouvoir
Les élections régionales de décembre 2015 ont vu une nouvelle progression du Front national. Il n’a dû qu’au sursaut républicain de la gauche de ne pas l’emporter dans les régions Nord-Picardie, Provence-Alpes-Côte d’azur et celle du grand Est. Désormais, la perspective de voir le Front National parvenir à plus ou moins court terme au pouvoir, soit seul, soit grâce à des alliances, quelles qu’elles soient, est de moins en moins improbable.
Le contexte post-attentats lui a indéniablement été favorable, créant dans l’opinion une demande de sécurité et la rendant réceptive à des solutions autoritaires. Mais cette nouvelle progression électorale du Fn n’est pas seulement conjoncturelle. Elle prolonge un mouvement d’ampleur, déjà engagé depuis plusieurs années. Les raisons du vote en faveur du Front national sont en effet multiples et parfois contradictoires. Il faut y ajouter les effets d’une abstention croissante. Néanmoins trois causes principales se dessinent, qui constituent les trois problèmes politiques majeurs que traverse notre pays :
- Une crise de confiance profonde envers les institutions politiques de la démocratie représentative : partis, élus, gouvernants. Les partis et les élus sont accusés de se détourner du bien commun et de n’œuvrer qu’en vue de leur satisfaction personnelle. Globalement les institutions (nationales et européennes) sont soupçonnées d’impuissance, c’est-à-dire à la fois de ne pas prendre la mesure des problèmes et de ne pas apporter de réponses adaptées. Dans de nombreux cas, elles sont considérées comme illégitimes.
- A cette crise de confiance envers les institutions politiques s’ajoute une crise sociale caractérisée par la multiplication des inquiétudes et des peurs suscitées par les mutations contemporaines, mutations technologiques, mutations de l’appareil productif et de l’économie, mutations démographiques et sociales. L’ampleur de ces transformations alimente l’impression d’impuissance des institutions.
- La troisième crise majeure est celle qui affecte le lien social, qui semble avoir perdu la sorte d’évidence avec laquelle il sous-tend usuellement le quotidien des relations sociales. Littéralement, nous semblons ne plus savoir ce que nous avons à faire ensemble, ni même si nous avons quelque chose à faire ensemble. Dans le discours du Front national, cela se traduit par une envolée des postures, discours et pratiques d’exclusion, xénophobes et souvent racistes, contre des catégories diverses de la population, mais en premier lieu contre les musulmans.
Pour le dire d’une autre manière, nous traversons une profonde crise intellectuelle et morale : intellectuelle, car nos outils d’analyse, pour penser et dire la chose politique (les notions d’Etat et de société, celles de démocratie et de représentation, la structuration de l’affrontement entre gauche et droite) sont de plus en plus incertaines dans leurs définitions, mal assurées de leur pertinence et fragilisées dans leur application. Morale, car tant la vision des fins que nous pouvons nous proposer de poursuivre ensemble, que la représentation même de l’avenir et du souhaitable, se troublent, au point même de corrompre toute idée de ce que pourrait être un bien vivre commun.
Symptomatique de cette situation est la grande confusion des postures, où toute opposition frontale aux thèses populistes est réputée « faire le jeu du Front national » (comme par exemple toute parole accueillante envers les réfugiés, ou bienveillante envers les musulmans), tandis qu’à rebours, à gauche comme à droite, on nous présente toute reprise partielle de ses thèses comme le meilleur rempart contre sa progression (là encore sur l’immigration ou sur la sécurité).
A droite, certains frayent depuis longtemps avec un discours à la fois et tour à tour nationaliste et xénophobe, prônant au mieux une intégration qui ressemble fort à un processus d’assimilation. La fin du quinquennat de Nicolas Sarkozy avait été marquée d’une inflexion profonde en ce sens, qui a orienté sa campagne présidentielle de 2012 et qui fournit les thèmes majeurs de sa précampagne pour les primaires aujourd’hui. Mais, à des titres divers, d’autres leaders de la droite, comme François Fillon, Laurent Wauquiez ou Jean-François Copé ne dédaignent pas recourir à des arguments similaires.
Mais à gauche aussi, nombreux sont ceux qui s’engouffrent dans cette voie, par calcul ou par conviction. Certains souscrivent aux thèses que défend Christophe Guilluy, qui voit dans l’expansion du Fn dans les zones péri-urbaines le signe de l’abandon des classes populaires par la gauche au profit d’une prétendue préférence pour la banlieue et l’immigration, thèse reprise et amplifiée par Laurent Bouvet dans L’insécurité culturelle, qui voit celle-ci procéder d’une prétendue emprise du multiculturalisme sur l’idéologie de gauche, et affectant ainsi le moral d’un peuple idéal opposé à ceux qui composent réellement les catégories populaires aujourd’hui, massivement composées de populations immigrées ou issues de l’immigration. Autant d’approches, pimentées de hardiesse théorique et de réalisme madré, qui visent à donner un contenu en apparence fondé aux prétendues « vérités » que l’on n’ose pas dire, et que seul le bon sens populaire, sans souci des injonctions du politiquement correct, énonce ouvertement et que serinent avec obstination semaine après semaine, les couvertures de Marianne et de nombreux autres hebdomadaires.
Tous convergent dans le pseudo-constat paresseux que le Fn apporte de mauvaises réponses à des bonnes questions, ou dit tout haut des vérités que l’on tait, ce qui favorise des glissements qui émergent brusquement dans certaines positions publiques comme lorsque l’économiste Jacques Sapir appelle à un rapprochement dans une lutte commune contre l’euro, ou quand des personnages réputés de gauche comme Elisabeth Badinter déclarent avec délectation que Marine Le Pen défend au mieux la laïcité, et ajoutent qu’il ne faut pas craindre de se faire taxer d’islamophobe. La confusion atteint son comble lorsque le Premier ministre se revendique de la même conception dévoyée de la laïcité, pour défendre une vision de de l’espace public qui serait purgé de toute visibilité de la pratique de l’islam, à rebours de l’esprit et de la lettre de la loi de 1905 que défend avec courage et obstination l’observatoire de la laïcité. Le déploiement rhétorique autour de la République et des valeurs n’a pas ici pour fonction de permettre que la réalité sociale soit confortée par l’égalité des droits, mais au contraire de la mettre au service d’une logique d’injonction, de stigmatisation et d’exclusion.
Nul épisode n’illustre mieux cette confusion des esprits que la déplorable tentative de François Hollande d’inscrire la déchéance de la nationalité dans la Constitution. Reprenant ainsi un des thèmes favoris du Fn, il a réussi la prouesse de gommer, moins de quinze jours après, tout le crédit moral que la gauche avait pu tirer de sa décision courageuse de retirer ses candidats dans les régions ou le Fn était arrivé en tête du premier tour des élections, au profit d’une mesure inefficace et porteuse symboliquement d’une suspicion envers tous les binationaux, apportant ainsi, par son entêtement à défendre ce qui n’aurait pu être qu’une étourderie exaltée, la validation du sommet de l’Etat aux thèses les plus nauséabondes du Fn. Quel que soit le destin final de cette réforme, le mal est fait.
Face à ce délitement général, le combat contre le Font national ne peut pas se ramener à des accommodements tactiques. Les concessions permanentes faites à ses pseudo-constats et à ses analyses, en leur conférant ainsi par l’approbation de voix autorisées la légitimité qui leur manquent, actent et encouragent un glissement progressif de nombreuses catégories socio-professionnelles qui en avaient été jusqu’alors préservées (enseignants, travailleurs sociaux) vers la perte complète de tout repère. Il faut au contraire souligner que l’enjeu central est celui du type de société dans lequel nous voulons vivre et opposer à la cohérence d’un discours souverainiste qu’exprime de manière parfaitement adéquate le Fn en conjuguant l’hostilité envers l’Europe, les immigrés et l’islam, la défense obstinée d’une société ouverte et démocratique.
Joël Roman