Michel Rocard, une force de conviction
Michel Rocard, c’était d’abord un tutoiement chaleureux. Tout interlocuteur était immédiatement enrôlé dans une construction collective, invité à coopérer à cette œuvre commune. Cela n’empêchait pas les désaccords : mais ceux-ci n’étaient jamais sous-tendus par des querelles d’ego, tranchés par une volonté d’avoir raison coûte que coûte. Il lui arrivait de se lancer dans de longs développements, plus pour se convaincre lui-même, semble-t-il, que pour emporter l’adhésion de son interlocuteur, qui lui était déjà acquise. Mais ce qui comptait avant tout pour lui, c’était la qualité de l’argumentation. Une idée rationnellement démontrée était déjà victorieuse : tout au plus concédait-il parfois, comme à regret, son impossibilité politique. « Je suis un politique, moi, il faut le comprendre ! » disait-il ainsi, moins pour déguiser ses intentions que pour prendre en compte les exigences de la parole publique de celui qui exerce des responsabilités. Nul n’a plus que lui médité sur le système de contraintes que représentaient les médias, en particulier dans le livre qu’il publia en 1987, le Cœur à l’ouvrage1. Il y remarquait que la communication dévorait l’essentiel du temps d’un homme politique, au point de ne laisser qu’une place résiduelle pour l’action proprement dite. Cette conscience aiguë de la puissance des médias ne l’empêcha pas d’en user abondamment, le plus souvent en se moquant des codes convenus : il préférait les longues explications aux phrases chocs, et déroutait par un débit de mitraillette, un vocabulaire précis, ne se dérobant jamais à la complexité : on le disait obscur, parce qu’on s’était habitué à un simplisme d’expression et de pensée qui tenait en trois cents mots, mais il était en réalité pédagogue, et le public lui était reconnaissant qu’il s’adressât ainsi à son intelligence.
« Convaincre » était l’un de ses maîtres mots et ce n’est pas par hasard qu’il en avait fait le nom des clubs qui regroupaient ses partisans. Inlassablement, à partir du moment où il avait jugé une idée bonne et réalisable, il lui fallait convaincre. Durant de longues années, il crut qu’il pourrait convaincre Mitterrand, ne voulant pas voir que celui-ci le poursuivait d’une haine sourde, même lorsque le président dut reconnaître que Rocard avait eu raison. Quand il le comprit, il était trop tard, et ce ne fut pas en mimant maladroitement le « socialisme voyou », en essayant lui aussi d’avoir sa part d’ombre et ses sicaires, qu’il parvint à parer les coups que le chef de l’État réservait à celui qui avait été son chef de gouvernement, coupable du crime suprême de lèse-majesté. Mitterrand parvint à l’évincer de la direction du Ps, puis de la compétition présidentielle, au prix d’une défaite de son parti, dont il se souciait comme d’une guigne. Au contraire, il avait misé sur la fidélité de Rocard envers le parti, car ce dernier croyait aux combats collectifs. Mais on en trouve encore qui jugent l’attitude du premier politiquement admirable ! Jamais Michel Rocard n’a cru aux aventures individuelles, tant était ancrée en lui la conviction que seule la force du collectif peut faire changer les choses.
Homme de convictions fortes, il était dépourvu de tout cynisme, que d’aucuns confondent avec le réalisme. Il était assurément attentif au réel, mais pour se donner les moyens de le changer durablement. Ainsi sa démission fracassante en avril 1985 de son poste de ministre de l’Agriculture fut pour signifier son désaveu du choix de la proportionnelle pour les législatives de 1986, car ce mode de scrutin allait faire entrer nombre de députés du Front national à l’Assemblée (en effet, ils furent plus d’une trentaine d’élus). Il ne pouvait songer une minute de s’allier, même par souci tactique d’ennuyer la droite, à ses plus constants adversaires. Il pressentait déjà que la confusion idéologique et les jeux tactiques ne pourraient à la longue que renforcer ces ennemis de la démocratie.
Mais son courage politique, son sens du réel et sa capacité visionnaire devaient éclater durant la période (1988-1991) où, Premier ministre, il put clairement manifester sa dimension d’homme d’État. Ce fut d’abord et dans l’urgence la constitution d’une mission très originale pour ramener la paix en Nouvelle-Calédonie, que les massacres d’Ouvéa, opportunément instrumentalisés entre les deux tours de l’élection présidentielle par des hommes de main de l’ancien Premier ministre, Jacques Chirac, avaient plongée dans la consternation et conduite au bord de la guerre civile. Il confia alors à Christian Blanc, l’un de ses proches, une mission qu’il voulut la plus ouverte possible, incluant le président de la Fédération protestante de France, Jacques Stewart, car le protestantisme avait dans ce territoire un réel ancrage, et lui confiant la tâche de préparer l’avenir en prenant langue avec les indépendantistes kanaks (représentés par Jean-Marie Tjibaou) et leurs opposants caldoches. La mission parvint à élaborer un compromis durable qui devait accompagner l’autodétermination de ce territoire, comme le valideront les accords de Matignon, consacrés par la suite par un référendum. Il retrouvait là l’anticolonialisme de ses engagements de jeunesse, durant la guerre d’Algérie.
Dans le même temps, il ouvrit deux chantiers majeurs, qui déboucheront sur deux réformes organisant davantage de justice sociale : le Rmi et la Csg, deux des trois réformes majeures de gauche, avec l’abolition de la peine de mort, qui marquèrent les deux septennats de François Mitterrand. Le Rmi (devenu par la suite Rsa) crée pour les plus démunis un nouveau droit et marque de nouvelles obligations pour les collectivités publiques. La Csg (qui montera aussi en puissance ultérieurement) transfère une partie du financement de la Sécurité sociale des cotisations assises sur les salaires, c’est-à-dire les seuls revenus du travail, vers un impôt touchant tous les revenus, ceux du capital comme ceux du travail : c’est déjà un impôt, qui ne dit pas encore son nom. Se trouve ainsi durablement conforté le financement socialisé de la Sécurité sociale, que menaçait le recours à un système d’assurances privées. Avec ces deux innovations, c’est la méthode réformatrice de Rocard qui se révèle : un diagnostic partagé lors d’une vaste négociation sociale, des mesures clés de transformation et une évaluation ultérieure destinée à pérenniser le dispositif (Rocard venait de lancer la préoccupation de l’évaluation des politiques publiques, en confiant un rapport sur le sujet à Patrick Viveret). Dans le même ordre d’idées, il lance la politique de la Ville, avec l’expérience première de la Délégation interministérielle à la ville (Div), et prépare la réforme des retraites, avec le Livre blanc sur les retraites. En trois ans, le paysage entier de la solidarité sociale en est durablement bouleversé. Les contraintes du réel sont prises en compte, mais les nouveaux dispositifs sont pérennisés, démontrant ainsi qu’il est possible de concilier rigueur et changement social, que la première est la condition du second, mais qu’elle n’a pas de sens si elle ne lui est pas fortement articulée.
Michel Rocard aura aussi marqué par son engagement européen, comme parlementaire européen notamment lors de la dernière partie de sa vie politique. Aussi est-ce tout naturellement que j’allai le trouver, un jour de 2007, pour lui proposer d’écrire un livre sur l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. Le sujet était déjà polémique et il n’y avait que des coups à prendre. Mais il croyait à cette issue et il se mit à la tâche, avec l’aide d’Ariane Bonzon avec laquelle il travailla à ce projet durant quelques mois : leur complicité déboucha sur un petit essai percutant, qui prenait à contre-pied les idées reçues, Oui à la Turquie2. Mais je fus surpris par ce qui constituait le cœur de son argumentaire.
L’Europe politique est morte, il faut cesser ce rêve, me dit-il en substance. Les Britanniques l’ont torpillée. Dès lors, l’Europe ne peut être autre chose qu’une zone de libre-échange, dans laquelle la Turquie a évidemment sa place.
Ce diagnostic sous-tendra son vœu récemment exprimé que le Brexit l’emporte lors du référendum en Grande-Bretagne. Il n’est toutefois pas sûr que cette victoire simplifie la question, comme on le voit maintenant.
Au fond, Michel Rocard, comme l’atteste la longue histoire du Psu d’abord, ce fut une confiance dans les initiatives et les forces de la société. Le socialisme n’est peut-être rien d’autre que cela : la réappropriation par la société de son propre dynamisme, contre sa confiscation par l’État et les puissants. Michel Rocard avait certes le sens de l’État : mais c’était un État qui tenait tout entier dans la définition de l’intérêt général de la société. D’où cette attention constante aux forces qui montaient de la société, à ses luttes et à ses initiatives. Son idée fut que le politique devait les relayer, leur offrir une perspective plus large et leur permettre de s’épanouir. C’est cette dynamique de la société qu’est venu promouvoir le mot d’autogestion, aujourd’hui oublié, et que désignait déjà au xixe siècle le beau mot d’association. C’est l’idée que la citoyenneté, avant d’être allégeance à un État, est d’abord la construction permanente d’une concitoyenneté et réside dans le lien mutuel des citoyens entre eux. C’est ce que le totalitarisme a toujours voulu briser et c’est pourquoi cette gauche fut toujours farouchement antitotalitaire. La deuxième gauche, la nouvelle gauche, la gauche antitotalitaire, comme on voudra la nommer, est née d’un double refus : du stalinisme et de la soumission entière des sociétés au parti, et de la domination coloniale et de l’autoritarisme d’État. Elle n’a cessé de vouloir faire advenir une société juste et fraternelle. Et Michel Rocard fut l’expression même de ces combats. Comprendre le monde pour le transformer, c’est-à-dire expliquer, convaincre et agir, était pour lui la noblesse de la politique. Contre ceux qui en appellent à la peur, à la défiance et au repli sur soi, c’est cette idée qu’il nous faut réclamer, qui est à la fois son héritage et notre terreau.
- 1.
Michel Rocard, le Cœur à l’ouvrage, Paris, Odile Jacob, 1987.
- 2.
M. Rocard, Oui à la Turquie, Paris, Hachette, 2008, réédité chez Fayard en 2013.