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Dans le même numéro

Les fractures de la gauche de 1995 à 2015 (entretien)

décembre 2015

#Divers

Faire retour sur les grèves de 1995 à l’occasion de la réforme de la Sécurité sociale, sur le débat de 2005 autour de la Constitution européenne et sur les révoltes des banlieues de 2005 permet d’analyser les divisions de la gauche en France et son incapacité à s’opposer à la droitisation de la société.

Esprit – La campagne pour les élections régionales, comme les précédentes élections intermédiaires, montre une préoccupante radicalisation de l’opinion. On sent bien dans l’ambiance générale une « droitisation » des débats et un relatif effacement de la question sociale. Peut-on dire que la droite impose aujourd’hui l’agenda politique ?

Joël Roman – Plutôt que la droite, je dirais que c’est le Front national qui impose l’agenda politique. Les thèmes politiques qu’il met en avant visent à cibler d’une part le processus d’intégration européenne et ses partisans, et d’autre part les immigrés et l’islam. Venant de l’extrême droite, ces thèmes ne sont guère surprenants, mais il est étonnant de constater qu’ils trouvent un écho, de plus en plus large, auprès de la droite classique et même d’une partie de la gauche. C’est pourquoi la question souverainiste et identitaire devient une sorte d’obsession dans le débat politique. Face à cette évolution, la gauche est silencieuse parce qu’elle est en difficulté sur ces deux sujets. D’une part, elle se divise sur l’enjeu de la diversité, indépendamment des clivages habituels entre gauche radicale, communiste ou réformiste, ce qui la prive de sa capacité de riposte. D’autre part, elle est incapable d’imposer d’autres thématiques, à part un discours assez large sur le refus de l’austérité ou une critique plus ou moins rhétorique du capitalisme. Mais on ne voit pas d’alternative concrète se dessiner sur le terrain de la diversité.

Yves Sintomer – Je partage ce diagnostic, mais les élections régionales françaises ne font qu’illustrer une évolution plus large et un désarroi plus profond de la gauche. Les thèmes identitaires sont sur le devant de la scène depuis plusieurs années, et vont sans doute rester prédominants dans les années à venir. Mais ces thèmes se sont imposés dans une période de mutation historique, qui touche notre modèle de développement socio-économique et notre modèle politique. La gauche manque de programme d’action crédible et de mode d’action adapté au xxie siècle. Les tendances dominantes dans le monde, d’un point de vue politique, sont des tendances autoritaires ou post-démocratiques. Des tentatives d’innovation démocratique existent aussi mais restent clairement minoritaires. Les forces de gauche oscillent entre une adaptation à la marge aux transformations en cours du capitalisme financier et une sorte de nostalgie pour un monde qui se défait. Ce problème stratégique n’est pas spécifiquement français même si la France, ancienne puissance coloniale majeure, est particulièrement touchée par la provincialisation de l’Europe et, parce que les idées ont toujours joué un rôle central dans notre vie politique, par la désorientation idéologique qui marque la période.

1995 : la réforme de la Sécu

Il y a vingt ans déjà, la gauche s’était divisée sur un projet de réforme de la Sécurité sociale et un très important mouvement de grèves avait paralysé le pays en novembre et décembre 1995. Était-ce déjà ce conflit entre « adaptation » et « nostalgie » ? Quelles étaient les raisons de cette division qui s’est manifestée par deux célèbres pétitions antagonistes ? Que reste-t-il de tout cela ?

J. Roman – Il faut resituer le contexte. Quand le Premier ministre Alain Juppé a annoncé une réforme de la Sécurité sociale, il a créé une certaine surprise. On savait qu’une réforme était en préparation et les projets évoqués indiquaient un risque de privatisation de la Sécurité sociale, un passage à des assurances privées avec d’autres logiques de gestion, d’autres modes de financement (capitalisation), etc. Mais au lieu du démantèlement attendu ou redouté, le plan Juppé maintient le principe de la Sécurité sociale, l’universalité qui a été voulue après la Libération et renforce même des réformes précédentes introduites sous Michel Rocard avec la contribution sociale généralisée (Csg). Cet aspect-là de la réforme méritait un soutien transpartisan. D’ailleurs, au moment de son annonce à l’Assemblée nationale, ce plan a été ovationné, y compris par les députés de gauche. Publiquement, par exemple, l’ancien ministre de la Santé du gouvernement Rocard, Claude Évin, considère que le plan va dans le bon sens. Mais il doit rapidement faire marche arrière parce que, pour des raisons politiques, le Parti socialiste considère qu’il faut condamner le plan Juppé dans son ensemble.

J’étais pour ma part assez au fait de ces sujets, pour avoir suivi le travail de l’équipe qui entourait Évin sous Rocard, et comme je travaillais aussi en lien avec la Cfdt, j’ai pensé qu’il fallait une réaction publique qui ne laisse pas simplement les calculs politiciens décider du destin de cette réforme. C’est pourquoi j’ai rédigé rapidement un projet d’appel : « Pour une réforme de fond de la Sécurité sociale ». Mais au moment même où j’écrivais ce texte, il y a eu à Paris une manifestation au cours de laquelle Nicole Notat, la secrétaire générale de la Cfdt, a été prise à partie sur le sujet et contrainte de quitter le cortège. Alain Juppé avait en effet lancé en même temps un projet de réforme des régimes spéciaux des caisses de retraites touchant en particulier la Ratp et la Sncf, qui est venu percuter son projet de réforme de la Sécurité sociale. J’ai sous-estimé l’effet de confusion qu’allait créer cette double réforme. La contestation syndicale de la réforme des régimes spéciaux a en effet engendré une large mobilisation et s’est amalgamée au sujet de la Sécurité sociale. Le texte que j’ai écrit ne portait que sur la Sécurité sociale. Je l’ai très vite soumis, afin qu’ils l’améliorent, à quelques cercles proches (la Cfdt, Esprit…) et à des personnes qui étaient connues pour avoir écrit sur l’État providence. Le texte se situait en dehors du jeu politique et prétendait plutôt exprimer une parole venant de la société civile, de militants syndicaux, associatifs, de gens de l’appareil d’État, d’experts, d’intellectuels… Le texte définitif est rapidement paru dans Le Monde avec les noms des premiers signataires mais nous avons continué à recevoir de nombreuses signatures et, à mesure que le texte rencontrait un certain écho, il est apparu comme un texte de soutien à la Cfdt et à sa secrétaire générale qui avait été personnellement, et parfois violemment, mise en cause en raison de son soutien au projet de réforme.

Y. Sintomer – Ma lecture des événements est assez différente, y compris rétrospectivement. Même si je suis d’accord avec un certain nombre d’arguments techniques sur la réforme, il me semble important d’avoir une lecture plus politique de la séquence. En 1995, nous nous trouvons deux décennies après le grand tournant qui a fait passer les pays industriels d’un modèle fordiste à un modèle néolibéral. L’Amérique latine subit en première ligne ce tournant avec les dictatures, puis avec Thatcher et Reagan, le Royaume-Uni et les États-Unis passent à un nouveau modèle d’accumulation capitaliste qui change aussi les conceptions de la société, de l’individu, etc. Au moment de la chute du mur de Berlin, les politiques néolibérales vont s’imposer aussi à l’Europe de l’Est, à l’encontre de ce que les anciens militants antitotalitaires pouvaient espérer en termes d’expérimentation d’une troisième voie ou de rénovation démocratique. La France, bien que la gauche soit au pouvoir dans les années 1980, ne reste pas à l’écart du mouvement et, sous Mitterrand, adopte aussi, par exemple, des lois de dérégulation des marchés financiers. Dans ce contexte, la Cfdt apparaît comme une organisation qui légitime des formes de dérégulation accompagnant ce mouvement général. Les mouvements sociaux se font souvent en regardant le passé : la Révolution française s’inspirait de la politique antique et la révolution bolchevique regardait 1789. Sur le fond, indépendamment des arguments techniques, il s’agissait de réagir à une mise en cause des acquis alors que rien n’était fait pour contester le mouvement de dérégulation qui favorisait le capitalisme financier. C’est dans ce contexte qu’un besoin de réaction se fait sentir.

La seconde pétition naît dans une confluence qui n’avait rien d’évident. Un groupe d’intellectuels qui viennent de la gauche radicale non stalinienne, notamment autour de la revue Futur antérieur, fait jonction, à travers la médiation opérée par Catherine Lévy, avec Pierre Bourdieu. Celui-ci avait publié la Misère du monde, qui avait reçu un large écho politique. Il apportait sa légitimité académique, savante et intellectuelle à l’appel. La rédaction du texte ne va pas sans débats : il s’agit de savoir si l’on appelle simplement à une forme de résistance ou si l’on appelle à transformer l’existant pour dessiner des lignes pour le futur. Avant même l’arrivée de Pierre Bourdieu, la tendance est plus marquée en faveur de la résistance, sans véritable discussion sur les moyens de rendre la Sécurité sociale plus juste et durable à moyen terme. Quand Bourdieu, qui n’était pas présent lors des discussions, revoit le texte, il lui insuffle un esprit plus républicain, qui lui donne sa tonalité générale ; cette version est finalement acceptée parce qu’il fallait bien un compromis. Mais l’appel se trouve pris dans la dynamique de la plus grande mobilisation sociale depuis 1968, qui change la donne, qui change les rapports de force et rend possible l’arrivée, par la suite, du gouvernement Jospin. On connaîtra aussi dans la décennie qui suit une remise en question de ces politiques néolibérales, à l’échelle internationale, avec la naissance du mouvement altermondialiste ou l’arrivée de régimes de gauche en Amérique du Sud. Le texte de cet appel ne dessine sans doute pas une alternative durable, mais une réouverture des possibles s’est manifestée. Un vrai mouvement de fond prenait naissance et cet appel l’a rendu plus visible. Parmi les milliers de personnes qui l’ont ensuite signé, il y avait aussi des jeux plus politiques, avec la Cgt qui voulait affaiblir Nicole Notat ou des querelles plus personnelles entre bourdieusiens et Esprit. Sur la scène intellectuelle, la convergence antitotalitaire qui avait marqué les intellectuels français dans les années 1970 et 1980 s’achevait et la décennie qui suit le montrera plus clairement, notamment avec la dissolution de la Fondation Saint-Simon.

J. Roman – L’appel « Pour une réforme de fond de la Sécurité sociale » faisait une critique concrète et non générale et idéologique du néolibéralisme, et était donc un texte clairement politique et ancré à gauche. L’argument central était le suivant : pour défendre la « Sécu », il fallait dissocier le financement de la Sécurité sociale des seules cotisations assises sur le travail et taxer l’ensemble des revenus. Il ne s’agissait donc nullement de s’inscrire dans une logique libérale, laquelle aurait consisté, comme on pouvait le craindre, en un démantèlement des formes de solidarité et une privatisation sous la forme d’assurances purement individuelles. Ce n’est pas du tout un débat technique mais un choix stratégique. Et, sur ce point, la réforme d’Alain Juppé allait dans le bon sens. Mais cet appel a été relu en fonction de la chronologie des événements. Il est paru avant que les grèves ne prennent leur ampleur. Il ne s’agissait cependant pas d’une mobilisation sans précédent. Bien sûr, la grève très dure à la Sncf a bloqué et désorganisé le pays pendant trois semaines. Mais la mobilisation n’a pas touché beaucoup d’autres professions. La Cfdt n’était pas du tout dans une logique d’accompagnement résigné du néolibéralisme. Elle défendait une réforme de l’action publique qui donnait justement les moyens de résister au néolibéralisme.

En ce qui concerne la gauche intellectuelle, ce moment a effectivement correspondu à une recomposition. Quand j’ai commencé à faire le tour des personnes qui accepteraient de signer l’appel, certains camarades de la Cfdt voulaient prendre contact avec Pierre Bourdieu. En effet, Bourdieu avait accompagné un temps la Cfdt au moment des mobilisations pour Solidarnosc en Pologne à la fin des années 1970 et au début des années 1980. En novembre 1995, le front antitotalitaire ne tenait plus et il s’est divisé autour d’une nouvelle tendance républicaine ou disons même souverainiste. C’est ce qu’on a vu précisément en 2005 avec le débat sur la ratification du projet de traité constitutionnel européen.

Y. Sintomer – Les choses n’étaient pas écrites. En 1995, les personnes qui sont à l’initiative du texte se reconnaissent dans le combat antistalinien. La Cgt n’intervient qu’après-coup, et beaucoup de signataires finissent par se déterminer en fonction de cette opposition entre Cfdt et Cgt. Mais au départ, ce n’est pas ce clivage qui est significatif. Il y a eu un débat entre nous sur la tonalité donnée par Bourdieu à l’appel. Par ailleurs, il ne faut pas sous-estimer la mobilisation des grévistes. Certes, la Sncf était en première ligne mais beaucoup ont voulu montrer leur solidarité à travers d’énormes manifestations, surtout dans une période plutôt atone en termes de mobilisations sociales. Il existait un large soutien aux grèves, malgré les difficultés que cela entraînait pour la vie quotidienne. On parlait de « grève par procuration » : les gens qui ne pouvaient pas faire grève sur leur lieu de travail montraient leur solidarité à travers des manifestations. Tout cela a ouvert, comme je le disais, une nouvelle période.

Mais le drame de cette nouvelle période, c’est qu’elle ne débouche pas sur des lignes vraiment nouvelles. Le gouvernement de Lionel Jospin arrive au pouvoir de manière un peu inattendue et, malgré quelques réformes réelles comme les 35 heures, le Pacs et la parité, il s’est vite trouvé à court parce qu’il n’avait pas de vrai projet. C’est ce que l’on a vu au moment de la campagne présidentielle qui mène au 21 avril 2002 : le Parti socialiste n’avait que des projets sectoriels sans perspective générale. Et du côté des mouvements sociaux et des syndicats comme la Cgt, on se trouve dans une problématique de plus en plus défensive, de retour en arrière, de nostalgie. Si bien que la situation est mûre pour le repli souverainiste qu’on a observé par la suite. On aurait pu espérer que, appuyé sur le gouvernement Jospin, un aggiornamento syndical arrive à transformer les luttes sociales en nouvelles conquêtes. En Allemagne, les syndicats sont engagés dans une cogestion avec le patronat mais sont aussi capables de mener des luttes très dures. La Cfdt me paraît de ce point de vue trop prise dans une mécanique de réforme par en haut et ce qu’elle réussit à obtenir ne suffit pas à contrebalancer toutes les évolutions négatives liées aux dérégulations des marchés. La Cgt de son côté aurait gagné à abandonner sa défense du statu quo et des acquis catégoriels. Au lieu de quoi, on a assisté à l’expulsion des courants de gauche de la Cfdt et à un raidissement de la Cgt.

Pour une réforme de fond de la Sécurité sociale

Le Monde, 2 décembre 1995

En prenant clairement parti en faveur d’un plan de réforme de la Sécurité sociale, qui s’engage dans « la mise en place d’un régime universel d’assurance maladie financé par l’ensemble des revenus » comme l’a dit Nicole Notat, la Cfdt a fait preuve de courage et d’indépendance d’esprit. Chacun sait que la situation de la Sécurité sociale ne pouvait plus s’accommoder de replâtrages qui se soldaient en définitive par une hausse des cotisations et une baisse des prestations. En s’engageant sur la voie d’une cotisation étendue à tous les revenus, pas seulement salariaux, le plan Juppé a pris acte de l’archaïsme d’un système qui pénalisait l’emploi et dont la philosophie était restrictive en termes d’accès aux soins. En proposant de développer la maîtrise médicalisée des dépenses de santé et d’aller vers un suivi individuel des patients, il engage une inflexion de la politique de santé vers une action davantage préventive. Enfin, en proposant de modifier la gestion des systèmes de santé par le vote du budget de la Sécurité sociale par le Parlement, il peut ouvrir la voie à un véritable débat sur les options de la politique sanitaire et sociale, et sur les rôles respectifs du Parlement et des partenaires sociaux. Sur ces trois points, la réforme est une réforme de fond qui va dans le sens de la justice sociale. Bien entendu, le plan gouvernemental comporte des aspects contestables : ceux-ci concernent la politique familiale, l’avenir des systèmes de retraites et en filigrane la politique fiscale, qui peuvent susciter de légitimes inquiétudes sur leurs principes et leur mise en œuvre. Ils mériteraient une démarche d’analyse et de concertation de même nature que celle du Livre blanc sur les retraites. Notre engagement en faveur des mesures de fond prises concernant l’assurance maladie vaut engagement de vigilance accrue sur ces autres points. Mais, vu les atermoiements de la gauche politique sur ces questions, nous, intellectuels, militants associatifs, responsables ou experts, nous entendons nous aussi prendre nos responsabilités et nous engager à défendre des options qui visent à sauvegarder un système qui garantisse à la fois la solidarité et la justice sociale.

Appel des intellectuels en soutien aux grévistes

Le Monde, 15 décembre 1995

Face à l’offensive déclenchée par le gouvernement, nous estimons qu’il est de notre responsabilité d’affirmer publiquement notre pleine solidarité avec celles et ceux qui, depuis plusieurs semaines, sont entrés en lutte ou s’apprêtent à le faire. Nous nous reconnaissons pleinement dans ce mouvement qui n’a rien d’une défense des intérêts particuliers et moins encore des privilèges mais qui est, en fait, une défense des acquis les plus universels de la République. En se battant pour leurs droits sociaux, les grévistes se battent pour l’égalité des droits de toutes et de tous : femmes et hommes, jeunes et vieux, chômeurs et salariés, travailleurs à statut, salariés du public et salariés du privé, immigrés et Français. C’est le service public, garant d’une égalité et d’une solidarité aujourd’hui malmenées par la quête de la rentabilité à court terme, que les salariés défendent en posant le problème de la Sécurité sociale et des retraites. C’est l’école publique, ouverte à tous, à tous les niveaux, et garante de solidarité et d’une réelle égalité des droits au savoir et à l’emploi que défendent les étudiants en réclamant des postes et des crédits. C’est l’égalité politique et sociale des femmes que défendent celles et ceux qui descendent dans la rue contre les atteintes aux droits des femmes. Tous posent la question de savoir dans quelle société nous voulons vivre. Tous posent également la question de l’Europe : doit-elle être l’Europe libérale que l’on nous impose ou l’Europe citoyenne, sociale et écologique que nous voulons ? Le mouvement actuel n’est une crise que pour la politique gouvernementale. Pour la masse des citoyens, il ouvre la possibilité d’un départ vers plus de démocratie, plus d’égalité, plus de solidarité et vers une application effective du préambule de la Constitution de 1946, repris par celle de 1958. Nous appelons tous nos concitoyens à s’associer à ce mouvement et à la réflexion radicale sur l’avenir de notre société qu’il engage ; nous les appelons à soutenir les grévistes matériellement et financièrement.

Mais l’analyse en termes de « néolibéralisme » a toujours proposé un diagnostic très large, englobant des pays et même des continents, dont les situations sont très différentes. L’Allemagne n’est pas la Grande-Bretagne, l’Union européenne n’est pas les États-Unis. Une notion capable d’embrasser des situations aussi différentes finit par perdre ses angles les plus aigus.

Y. Sintomer – Oui, mais c’est en partie inévitable. Ernesto Laclau a bien montré qu’il existe toujours des termes qui peuvent faire l’objet d’investissements politiques variés. Cela fait partie des combats politiques. Il est vrai que la critique du néolibéralisme a souvent été utilisée à tort et à travers. Mais le terme permettait quand même de désigner, au-delà d’une ambiance idéologique, des processus précis : le recours aux privatisations, la mise en concurrence systématique, la dérégulation des marchés financiers. Même si l’Europe se caractérise, par rapport aux États-Unis, par un fort niveau de protection des salariés, les réformes de Tony Blair et de Gerhard Schröder, théorisées ensemble, ont tout de même marqué une inflexion sociale-libérale des choix européens. Au sein de la Commission européenne, la Direction de la concurrence a promu une idéologie clairement libérale, de même que les statuts de la Banque centrale européenne contraignaient les choix en imposant une politique monétaire indépendante de l’action des États. Lionel Jospin avait marqué sa différence par rapport à l’offensive « troisième voie » de Blair et Schröder, mais comme ce n’était pas vraiment théorisé, rien n’en est resté après son départ. Le mouvement altermondialiste, enfin, avait une perspective internationaliste mais il était profondément divisé sur le projet européen. De 2001 à 2004, il y a une suite de sommets à Porto Alegre, mais on y voit surtout les pays européens du Sud et ni les Allemands, ni les Britanniques, ni les Scandinaves, ni les Européens de l’Est ne sont présents en masse. La rénovation mouvementiste, en rupture avec la gauche communiste, n’a pas trouvé de débouchés.

2005 : le traité constitutionnel européen

En 2005 se déroule la campagne pour le référendum qui conduit au rejet de projet de traité constitutionnel européen. C’est une nouvelle fracture pour la gauche. Mais quelles sont les lignes de faille ?

Y. Sintomer – Toute la gauche est traversée par de nouvelles fractures à ce moment-là. Les termes du débat étaient biaisés. D’un côté, le traité a été imposé par en haut, le référendum se fait à l’échelle nationale, ce qui « nationalise » les controverses. Le texte était très composite, avec des choses positives comme la Charte des droits, mais aussi l’installation des politiques néolibérales qui gagnaient au passage une valeur constitutionnelle. On est en outre quelques années après la création de l’euro qui a été menée de manière technocratique. Mitterrand a imposé sa création au moment de la réunification allemande tout en refusant le volet politique proposé par nos voisins d’outre-Rhin. Il n’a pas été accompagné d’une politique fiscale européenne et sa mise en place a renforcé les logiques de dérégulation financière. Inévitablement, il y a aussi des jeux politiciens, comme Fabius qui se prononce contre le texte, dans l’espoir d’imposer son retour au premier plan au Parti socialiste. Et puis on voit la dérive d’une grosse majorité de la gauche radicale qui s’aligne sur une position souverainiste. Ce référendum a vraiment marqué la crise de confiance des électeurs vis-à-vis de la classe politique. Le Parlement a approuvé à 80 % le projet de texte soumis au référendum. Les Français le rejettent mais, par la suite, l’essentiel se voit validé par ratification parlementaire… Tout cela a renforcé le sentiment d’impuissance et de défiance vis-à-vis de l’Europe.

J. Roman – On voit bien la continuité avec la mobilisation de 1995 : l’alliance entre la posture radicale et le souverainisme. Le rejet de l’Europe n’a fait que s’amplifier depuis. La défense de la souveraineté est vue comme une condition de la transformation sociale. La victoire du non ne pouvait cependant pas avoir de traduction politique car elle résultait de l’alliance des deux souverainismes, de droite et de gauche. C’était la coalition de motivations ou de mobilisations différentes.

Y. Sintomer – C’est le cas dans toutes les élections. C’était un « non », c’est-à-dire un refus et non l’adhésion à un projet ou l’affirmation de nouvelles perspectives. Mais il est vrai qu’on a vu coexister souverainisme de droite et souverainisme de gauche, avec parfois même des rapprochements surprenants et des convergences. Les communistes, qui ont toujours eu une tradition patriotique malgré leur internationalisme de principe, n’en étaient pas indemnes et on a vu de larges pans du Parti communiste se rabattre sur une pensée républicaine « laïcarde ». La gauche radicale a repris des forces après 1995 mais s’est trouvée divisée devant le référendum. Toni Negri, par exemple, une figure de référence de cette mouvance, a appelé à voter oui. Et la revue Mouvement, dont je faisais partie, était divisée à parts égales entre le oui et le non. Le caractère hétérogène du refus explique pourquoi les espoirs de ceux qui pensaient pouvoir bâtir quelque chose sur le non de 2005, comme après les mobilisations de 1995, étaient illusoires.

2005 : les émeutes dans les banlieues

En octobre 2005, ce sont aussi les émeutes dans un grand nombre de banlieues françaises, suite à la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré. C’est une autre scène sociale qui s’impose à l’attention. Tout le monde n’est-il pas pris de court par ces événements ?

J. Roman – La séquence m’apparaît strictement perpendiculaire. Personne ne l’anticipe et personne n’est capable de l’accompagner. D’ailleurs, on n’en voit pas sur le coup la portée politique. Ces émeutes restent dans un premier temps sans paroles. Personne n’est capable de trouver la traduction politique des événements. Tout se passe sur une autre scène, celle de l’immigration, d’un autre mouvement populaire, d’une demande de reconnaissance et de justice élémentaire. Le point de départ, comme toujours dans les émeutes urbaines, est une situation de violence policière, directe ou indirecte, sur fond de dégradation continue des relations entre les jeunes et les forces de l’ordre. Sur le coup, on se préoccupe du maintien de l’ordre, en fermant les yeux sur la dimension sociale que représente la question des banlieues. On a refusé de considérer que la question des banlieues était la nouvelle question sociale.

Y. Sintomer – J’apporterai une nuance : les émeutes de 2005, c’est tout de même l’échec des politiques de la ville, tous gouvernements confondus, depuis 1981. Vingt ans après, l’échec est patent. Tous les indicateurs sont au rouge ; les actions de discrimination positive pour la banlieue ne compensent pas les déficits massifs d’investissement public ; alors que les rapports répètent à l’envi qu’il faut un plan Marshall pour les banlieues, rien n’est fait. Ces émeutes, c’est aussi l’échec de l’intégration des générations militantes issues de l’immigration maghrébine ou africaine. Le rôle de Sos Racisme a été délétère : l’association a constitué une machine à casser une organisation plus autonome des jeunes de banlieues et une machine à récupérer de façon politicienne celles et ceux qui l’acceptaient. Mais c’est aussi l’échec global de la gauche : ni l’extrême gauche, ni le PC, ni les chevènementistes, ni les syndicats d’ailleurs, n’arrivent à intégrer de façon significative les nouvelles générations qui sont disponibles. Celles et ceux qui se mobilisent se voient délaissés, ou sont traités comme les Arabes ou les Noirs de service. La gauche n’aura pas de futur en France si elle ne retrouve pas une assise dans les classes populaires, qui sont aujourd’hui mixtes et qui ne correspondent plus à l’image de l’ouvrier classique. Tout cela doit tout de même se comprendre dans le contexte d’une stigmatisation de plus en plus forte de l’islam, souvent liée à la lutte contre le terrorisme, et dans le contexte d’un républicanisme et d’une laïcité comme idéologies de substitution à une gauche en mal d’idées. Enfin, il faut souligner une certaine manière des forces de police de gérer l’ordre. En Allemagne, on ne gère pas les choses comme ça. Tout cela fait un contexte explosif.

J. Roman – Les choses ont bien explosé lors des émeutes d’octobre-novembre 2005. Mais aujourd’hui, ce qui a été rendu possible par ces émeutes n’a pas du tout été exploité. Il n’y a pas eu de volonté politique de donner suite, de renouer le dialogue ou de construire quelque chose. Depuis le Parti socialiste jusqu’à l’extrême gauche, on se fait une représentation du peuple qui est purgée des composantes réelles du peuple. On voit fleurir à partir de cette époque des discours qui considèrent que la gauche est coupée du peuple et qui l’appellent à renouer avec lui. Le « néo-populisme » qui se met alors en place fait l’économie de ce qu’est le peuple réel, c’est-à-dire les gens des banlieues, de ce qu’ils sont, de ce qu’ils veulent et de ce qu’ils disent. On en trouvait déjà un symptôme clair au moment de la percée de Le Pen en 2002 : un article d’Alain Badiou dans Le Monde expliquait la défaite de la gauche par le fait qu’on avait parlé d’immigration au lieu de parler de prolétaires1. De la même manière, quand le Nouveau Parti anticapitaliste a voulu présenter une femme voilée à la députation, le parti a éclaté. Il y a sur ces questions un piétinement permanent de la gauche.

Y. Sintomer – Si les sujets de l’immigration et de l’islam se posent à l’ensemble des pays européens, la France est particulièrement mal disposée à leur égard à cause d’une idéologie républicaine qui s’inscrit dans la longue durée, qui prétend ne voir que des individus, qui refuse par principe la constitution de groupes et la représentation des groupes, mais qui du coup est aveugle à ses propres pratiques de discrimination. Cette idéologie républicaine n’a pas toujours été hégémonique et quand elle l’a été, elle était amoindrie par la deuxième gauche et la gauche radicale antistalinienne, voire par le Parti communiste avec la représentation des ouvriers. À partir des années 1990, elle devient de plus en plus une idéologie de substitution, le faux-nez d’un nationalisme et d’une xénophobie à la française. De ce point de vue, la dérive est extrêmement forte. Il faut rappeler que Sarkozy fait sa première campagne en proposant une autre conception de la laïcité, en expliquant qu’il faut représenter l’islam : il occupe alors un terrain que la gauche semble incapable d’investir.

J. Roman – C’est particulièrement net au moment de la formation du premier gouvernement Sarkozy, avec la nomination de Rachida Dati au poste de garde des Sceaux. Ce fut une bonne surprise : Sarkozy voulait transformer en dynamique politique la marginalisation des quartiers. Il ne nous a pas fallu longtemps pour réaliser que c’était des coups tactiques et des effets de manche, et qu’il avait depuis radicalement changé de politique. Mais la gauche alors n’a pas su lui emboîter le pas. On se retrouve aujourd’hui dans une situation où Sarkozy court après le Front national, et une partie de la gauche court après la partie de la droite qui court après l’extrême droite. Manuel Valls, c’est l’illustration par excellence de ce mouvement, avec ce débordement verbal autour de la laïcité depuis les attentats de janvier 2015. Comment peut-on considérer que ces attentats attaquaient la laïcité ? On a récemment remis le prix Laïcité République – et Valls l’a cautionné en faisant le déplacement – à Samuel Mayol, président d’Iut de Saint-Denis, lequel est soupçonné d’avoir mis des tapis de prière dans le local d’une association étudiante musulmane pour la discréditer et qui est poursuivi pénalement par la présidence de l’université. On consacre donc un présumé faussaire comme héros de la laïcité ! On aurait au moins pu attendre la fin de l’épisode judiciaire.

Avec le prolongement de la crise économique, l’aggravation du chômage, l’inquiétude sociale en général et les faibles résultats de la politique gouvernementale, on sent un mécontentement qui cependant ne cristallise pas sur le terrain social. Pourtant, le dialogue social reste difficile, les cultures syndicales bougent peu. On a l’impression de rester dans un entre-deux, sans évolution profonde du modèle social de cogestion/contestation à la française, ni structuration d’alternatives de gauche.

Y. Sintomer – Le statu quo n’est pas tenable. On ne peut pas continuer à saupoudrer des « mesurettes », à réformer à la marge, à attendre l’alternance, à espérer que le Front national soit suffisamment fort pour que la gauche reste présente au second tour. Il nous faut des boussoles idéologiques et des expérimentations pratiques de grande ampleur. La gauche, qui tenait la majorité des régions, n’a jamais réuni ses équipes régionales en vue d’interroger ce qui marche et ce qui ne marche pas. Les structures classiques du mouvement ouvrier sont extrêmement affaiblies : une explosion n’est pas impossible, mais elle est actuellement peu probable – même si on ne peut jamais prévoir les explosions, et que personne n’avait annoncé 1995 ou 2005… Si explosion il devait y avoir, elle viendrait plus probablement des courants réactionnaires que des courants progressistes. Pour que la gauche puisse saisir les impulsions de la société, les révoltes et les imaginations sociales, elle doit profondément réformer ses structures d’organisation. Pour saisir d’éventuels mouvements de protestation, de révolte, de résistance à la dégradation, la gauche doit véritablement rénover son logiciel programmatique et organisationnel.

J. Roman – Le seul événement prévisible et probable, c’est la victoire du FN aux régionales, voire à la présidentielle, ou du moins un score considérable. Le petit jeu de François Hollande consiste à faire monter Marine Le Pen contre Sarkozy en espérant qu’elle sera face à lui au second tour, mais au second tour je ne suis pas sûr que ce soit lui qui l’emporte ! Va-t-on continuer ainsi jusqu’à ce que le Front national accède au pouvoir ? Une bonne partie de la gauche pense que le Front national en fait un peu trop, mais n’est pas en désaccord fondamental avec le type de société qu’il propose.

Y. Sintomer – Parallèlement, il ne faut pas sous-estimer l’adversaire : le Front national a, pour sa part, fait un travail de rénovation idéologique considérable. L’affrontement du père et de la fille est anecdotique, mais il révèle aussi des mutations réelles et une nouvelle stratégie hégémonique. Le parti dispose par ailleurs d’une série de cadres de grande qualité. Et leur organisation est plus riche, plus diversifiée, mieux implantée, plus démocratique aussi. Cela rend le Front national d’autant plus dangereux.

J. Roman – Les thématiques du souverainisme républicain sont en train de devenir la voie de passage de l’extrême gauche à l’extrême droite. L’exemple de Jacques Sapir (qui veut faire un front commun avec le Front national pour sortir de l’euro) est en un, mais on va en voir de plus en plus. Je suis effaré par les progrès de l’idéologie FN chez des couches sociales qui étaient jusqu’à peu viscéralement de gauche : les travailleurs sociaux et les enseignants, par exemple, se vivent comme assiégés, et perçoivent leurs publics et leurs élèves comme des adversaires.

Y. Sintomer – La situation est en effet très inquiétante, et elle dure. La rhétorique de la guerre contre le terrorisme ne fait que l’aggraver. L’Europe se retrouve marginalisée et « provincialisée » dans l’ordre économique et politique mondial (c’est difficile pour la France, qui a été l’un des centres du monde et une grande nation impériale) ; les investissements d’avenir n’ont pas été faits à la hauteur de la crise économique ; les défis écologiques vont croissant ; on est dans une situation de chaos au Moyen-Orient et en Afrique qui n’est pas près de s’arrêter. Il y a bien des initiatives mais elles restent locales parce qu’elles ne font pas partie d’un projet d’ensemble. Comme le raconte le grand historien Edward Thompson dans son ouvrage magistral sur la formation de la classe ouvrière anglaise2, cela a pris des décennies pour que de pratiques innombrables surgisse un sujet collectif. Aujourd’hui en France, il n’y a pas de coagulation possible : le mouvement des Indignés, par exemple, n’a pas pris en France – je ne vois aucune force politique qui se porte bien et qui porte un avenir en elle. La période d’innovation démocratique qu’on a pu observer en Amérique latine, et d’une autre manière en Inde, est sinon close, du moins clairement sur le recul.

J. Roman – Il y a toutefois au niveau de la société des innovations et des pôles de résistance. Il se passe des choses : dans les quartiers, les gens se bougent, se rencontrent, montent des associations. Mais cela ne va pas au-delà parce qu’il n’y a pas de traduction politique. Il n’y a pas de parole politique ou intellectuelle qui les porte avec un peu de souffle. La plupart des milieux intellectuels oscillent entre des positions rétrogrades et un corporatisme qui se perd dans une érudition spécialisée. On ne dispose d’aucune représentation de ce que pourrait être le changement social ; on ne peut se représenter ni les acteurs, ni les moyens, ni les buts. Il faudrait se donner une vision globale.

  • *.

    Joël Roman est éditeur ; Yves Sintomer est professeur en sciences politiques à l’université de Paris 8.

  • 1.

    Alain Badiou, Sylvain Lazarus et Natacha Michel, « Que penser ? Que faire ? », Le Monde du 28 avril 2002.

  • 2.

    Edward P. Thompson, la Formation de la classe ouvrière anglaise, trad. G. Dauvé, M. Golaszewski et M.-N. Thibault, Paris, Le Seuil, 2012.

Yves SINTOMER

Joël Roman

Philosophe, essayiste et éditeur Joël Roman prône « un multiculturalisme à la française », qui reconnaisse le pluralisme social et culturel de la société française, l’empreinte durable des immigrations post-coloniales, et sache adapter le modèle républicain à la multiplicité individuelle, à la nouvelle question sociale des banlieues et à la présence établie de l’islam de France. Il place ainsi les…

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