
La crise politique au Pérou
L'élection de Francisco Sagasti comme nouveau président intérimaire du Pérou, le 16 novembre 2020, est le dernier épisode d'une série de bouleversements politiques qui agitent le pays depuis plusieurs années. Ces événements révèlent la grave crise qui touche l'appareil d'État, ainsi que l'ampleur de la corruption et des entreprises informelles.
Le Pérou vient de traverser une crise politique majeure : dimanche 15 novembre 2020, à 12h, le président intérimaire Manuel Merino a présenté sa démission, à l’issue des manifestations massives qui se sont produites sur l’ensemble du territoire. Des centaines de citoyens ont été blessés et deux étudiants ont été tués. Durant la semaine du 9 au 15 novembre, le pays avait été gouverné par un régime dont la légitimité démocratique était sévèrement mise en cause, et dont les actions autoritaires (des abus de la police aux tentatives de censure des médias) étaient celles d’une dictature.
Les mobilisations ont duré six jours, et ont eu lieu dans tous les départements du Pérou. Dans un pays sans parti politique dominant, et au vu des restrictions liées à la pandémie de la Covid-19, ce sont les jeunes, nommés désormais « la génération du bicentenaire », qui sont majoritairement descendus manifester. On a non seulement recensé des dizaines de milliers de manifestants à Lima, mais aussi d’autres mobilisations à Arequipa, Cusco, Trujillo, Huancayo, Ayacucho, tout comme dans d’autres villes du pays. C’est à l’issue de ces jours de protestation, le lundi 16 novembre 2020, que le Congrès a élu Francisco Sagasti comme nouveau président intérimaire. Ingénieur et chercheur de formation, s’affichant comme centriste, il a inauguré ses fonctions en lançant un message d’apaisement, qui a contribué à la réduction des mouvements protestataires.
Manuel Merino, d’abord président du Congrès, a accédé au pouvoir exécutif le 9 novembre, après que la majorité du Congrès a voté la destitution du président Martín Vizcarra, pour « incapacité morale ». Depuis plusieurs mois, les accusations publiques à son encontre, pour corruption et trafic d’influence, faisaient la une des actualités péruviennes. Martín Vizcarra avait affirmé qu’il se défendrait contre celles-ci à la fin de son mandat, le 28 juillet 2021. Or, après deux tentatives avortées, le Congrès a réussi à faire voter sa révocation, avec cent cinq votes pour, dix-neuf votes contre et quatre abstentions.
Martín Vizcarra, ancien vice-président, occupait la charge intérimaire de la présidence de la République depuis la démission du président élu, Pedro Pablo Kuczynski, laquelle faisait suite aux enquêtes pour corruption liées à l’entreprise brésilienne Odebrecht. Westfield Capital et First Capital, deux entreprises appartenant à Pedro Pablo Kuczynski, auraient fourni des expertises à Odebrecht alors qu’il était ministre de l’économie (entre 2004 et 2006) dans le gouvernement d’Alejandro Toledo. Odebrecht a reconnu avoir versé des millions de dollars à plusieurs fonctionnaires durant deux décennies, pour remporter d’importants marchés publics tels que le chantier de construction de la ligne 1 du métro de Lima.
La victoire du binôme Kuczynski-Vizcarra, durant les élections de 2016, avait évincé Keiko Fujimori, fille de l’ex-dictateur Alberto Fujimori – emprisonné pour corruption et crime contre l’humanité. Toutefois, son parti, amplement représenté au Congrès, avait dès le départ tenté de déstabiliser le gouvernement en ouvrant plusieurs enquêtes sur de possibles actes de corruption ou d’éventuels conflits d’intérêt de la part de Pedro Pablo Kuczynski.
Dès sa nomination au poste de président intérimaire, Martín Vizcarra s’était frontalement opposé au Congrès, qu’il était parvenu à dissoudre le 30 septembre 2019. Pour ce faire, il avait bénéficié d’un large appui de la population, qui considérait alors que les députés, en majeure partie fujimoristes, étaient liés aux mondes du narcotrafic et du blanchiment d’argent, et étaient pour la plupart pris dans des conflits d’intérêt. Toutefois, lorsque de nouvelles élections au Congrès avaient été organisées le 26 janvier 2020, Vizcarra n’avait pas présenté de candidat. Le nouveau Congrès regroupait une pléiade d’intérêts divergents, mais tous également opposés aux différentes facettes de la politique gouvernementale.
José Luna est tout à la fois le chef du parti politique Podemos Perù et le propriétaire d’une université disqualifiée par l’État pour des manquements graves dans ses programmes d’enseignement. César Acuña, du parti Alianza para el Progreso, a dû quant à lui fermer trente-huit programmes d’étude, afin d’obtenir la reconnaissance de son université par le ministère de l’Éducation. Ils étaient donc tous deux de farouches opposants à toute politique visant la régulation de l’éducation privée.
D’autres secteurs du Congrès s’opposaient également à Vizcarra, qui souhaitait interdire toute participation à la vie politique aux personnes faisant l’objet de poursuites judiciaires, ou condamnées en première instance. Il faut noter qu’actuellement, soixante-huit des cent trente congressistes sont poursuivis pour divers délits par le ministère public. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, Humberto Acuña, frère de César Acuña, a été condamné par la justice à trois ans de prison avec sursis.
D’autres groupes politiques cherchent actuellement à faire libérer leurs responsables emprisonnés. C’est le cas du parti Fuerza Popular avec son dirigeant Alberto Fujimori, condamné à vingt-cinq ans de prison pour violation des droits de l’homme et corruption. Unión por el Perú, cherche pour sa part à faire libérer Antauro Humala, frère de l’ex-président Ollanta Humala, emprisonné pour l’assassinat de policiers durant une tentative de coup d’État le 1er janvier 2005.
La destitution de Vizcarra a également été rendue compliquée par l’interpolation d’autres polémiques, qui se sont ajoutées aux débats concernant les faits de corruption qui lui étaient reprochés. Un secteur de la gauche, le parti Frente Amplio, a argué un manque de preuves vis-à-vis de la corruption de l’ex-président, et appelé au respect des instituions. À l’inverse, un parti inspiré évangélique (le Frente Popular Agrícola del Perú) a affirmé que l’immoralité du président Vizcarra tenait bien sûr à de possibles actes de corruption, mais aussi au fait qu’il avait accepté que la question de genre soit au programme dans les écoles.
Cette crise est révélatrice de la profonde corruption de la classe politique, et plus particulièrement des anciens chefs de l’État. Quatre d’entre eux sont actuellement en prison ou aux arrêts domiciliaires : Alberto Fujimori, Alejandro Toledo, Pedro Pablo Kuckzinsky et Ollanta Humala. Enfin, Alan Garcia Perez s’est suicidé lors de l’arrivée des agents qui devaient procéder à son arrestation. À cela s’ajoute l’instabilité de groupes politiques qui représentent des intérêts personnels ou des réseaux d’intérêts privés, et non les idéaux politiques des secteurs plus amples de la population. Les mouvements politiques apparaissent et disparaissent à chaque élection. En conséquence, il est quasiment impossible que se révèlent des dirigeants politiques formés à la gestion des affaires publique. En revanche, cette situation favorise les politiques à court terme et fait la part belle aux actes de corruption. Les élus ne peuvent donc que très rarement imaginer poursuivre une carrière politique en s’efforçant de se mettre au service du bien public et en faisant preuve de probité.
Cette instabilité politique l’une des principales conséquences du poids prépondérant qu’ont pris les entreprises informelles au sein de l’économie du pays. Plus de 80% d’entre elles fonctionnent avec un degré d’illégalité plus ou moins important, et la majorité d’entre elles participe à des activités criminelles. Le Pérou est ainsi le premier exportateur mondial de cocaïne. Il abrite aussi plusieurs mafias liées à la traite d’êtres humains tout comme aux activités forestières et minières illégales.
Pour poursuivre ses activités, ce secteur économique informel, qui dispose de ressources financières considérables, a absolument besoin que ses agents infiltrent l’État. Et si une grande partie des fonctionnaires combat la corruption et l’illégalité, celles-ci persistent néanmoins, d’une part grâce aux énormes capacités financières du secteur criminel, qui sont autant d’atouts pour corrompre les autorités et, d’autre part, grâce à l’appui de la population qui vit et survit de cette économie informelle. C’est ce qui explique pourquoi les mouvements politiques ayant partie liée avec les activités illégales comptent autant de représentants au Parlement.
Face à ce contexte, le Pérou doit désormais trancher entre quatre alternatives :
Premièrement : poursuivre la politique libérale qu’incarnaient Vizcarra et les autres hommes politiques du centre-droit. Ceux-ci cherchent à préserver une croissance économique fondée sur l’activité du secteur privé, mais ils entendent poser certaines limites : poursuivre une politique anti-corruption, donner à l’État le pouvoir de réguler le secteur des services, et consolider la démocratie représentative.
Deuxièmement : renforcer les orientations néolibérales, et donner libre cours à toutes, ou à la plupart, des activités économiques illégales : narcotrafic, mines clandestines, système éducatif privé sans régulation, etc. C’est l’option recommandée par l’économiste et idéologue néolibéral Hernando de Soto.
Troisièmement : réformer l’actuelle constitution libérale et instituer un nouveau modèle d’inspiration sociale-démocrate, qui imposerait des contrôles au niveau de l’investissement privé et permettrait une intervention majeure de l’État au sein de l’économie. Ce modèle s’inspirerait pour partie de l’expérience bolivienne d’Evo Morales. Deux groupes de gauche, le Frente Amplio, qui dispose actuellement de neuf congressistes, et Nuevo Perú, sont partisans de cette option.
Quatrièmement : on ne saurait exclure le triomphe d’un néofascisme à la péruvienne. Ce projet dictatorial, xénophobe et protectionniste s’incarne dans l’ex-militaire Antauro Humala. Cette dernière option, certes peu probable, ne peut malheureusement pas être totalement écartée, car elle compte au Parlement quelques partisans, membres du mouvement Etnocacériste.
C’est dire combien la crise politique que connaît le Pérou a des racines profondes, et combien les changements cosmétiques auxquels appellent les élites actuelles, comme la fin de l’immunité parlementaire, l’interdiction de personnes condamnées en première instance à briguer une fonction publique ou la fiscalisation du financement des partis politiques, ne résoudront rien ou pas grand chose à moyen et long termes.