
Le Pérou devant la Covid-19
Au Pérou, la crise sanitaire exacerbe des problèmes qui la précédaient : corruption, pauvreté et défiance vis-à-vis du gouvernement.
Le 12 août 2020, cinq mois après le décret imposant l’« isolement social obligatoire », le président du Pérou, Martín Vizcarra, a annoncé de nouvelles mesures pour enrayer la Covid-19, dont la contagion s’étend à l’ensemble du territoire (avec 500 000 cas au 13 août et près de 22 000 décès1).
Immobilisation sociale
Alors que le premier cas était enregistré le 6 mars, le gouvernement décréta très vite l’isolement social (interdiction de sortir sauf pour les achats alimentaires, pharmaceutiques et énergétiques, fermeture des établissements d’enseignement, des garderies, des activités économiques sauf celles de première nécessité, couvre-feu), le tout assorti de l’état d’urgence, valant immobilisation des transports entre les vingt-six régions du Pérou. La fermeture des frontières aériennes, maritimes et terrestres a été décrétée (à l’exception de vols humanitaires, négociés par les chancelleries et au départ de l’aéroport militaire). Les mesures d’urgence sanitaire, dont la fermeture des consultations externes des hôpitaux, ont été accompagnées d’une volonté de venir en aide aux populations les plus démunies, par la suspension des factures d’électricité, la possibilité de libérer des plans d’épargne ou encore la distribution d’un bon (autour de 100 dollars) pour les familles en difficulté critique due à l’interruption de leur activité.
Le Pérou est un pays où l’économie dite informelle (ce terme est critiquable) concerne 70 % des travailleurs et où le revenu moyen est très faible. Il n’y a pas de couverture sociale ni médicale pour la plupart des familles. Les mesures de confinement vigoureuses furent accompagnées d’un authentique effort pour pallier le sous-équipement dramatique des hôpitaux – les chiffres de lits de réanimation (247 pour tout le pays au début de la quarantaine, aujourd’hui autour de 1 600 – un nombre qui ne peut augmenter faute de personnel formé), mais avec des échecs soulignés, comme le retard fatal dans l’envoi de matériel. Ainsi, à Iquitos, la décision de deux jours d’immobilisation sociale pendant la Semaine sainte provoqua une augmentation forte de la fréquentation des marchés les jours autorisés. De manière générale, les mesures prises à temps n’ont pas eu l’effet escompté.
Le Pérou est un pays « émergent », avec une forte croissance économique, un taux d’endettement très bas, peu d’inflation et une doctrine économique fondée sur l’orthodoxie financière, qui maintient de fortes inégalités et un chômage structurel important. En outre, l’État, qui a peu de recettes fiscales, ne contrôle pas le territoire, réparti en trois zones : la côte, en grande partie désertique, les Andes, en grande partie inhabitables, et l’Amazonie, où la densité de population est aussi très faible et qui, dans certains endroits, est impénétrable, sauf aux populations dites « non rencontrées » ; s’ajoutent les zones de culture et de transformation de la coca, reliées par des avionnettes ad hoc, voire des avions, et où les frontières de l’autorité sont brouillées par le phénomène mafieux. L’exode rural massif fait que les populations s’entassent dans des zones de Lima, la capitale (10 millions d’habitants pour 33 millions en tout2), rognées sur le désert, dépourvues d’infrastructure et d’accès à l’eau. Ces millions de pauvres vivent au jour le jour et ne peuvent faire de stocks de nourriture qui permettraient aux foyers (comme en France) de ne sortir qu’une fois par semaine (d’autant qu’on ne possède pas de réfrigérateur). Les marchés ont donc été un lieu important de la contamination, même si, assez vite, ont été mis en place des commerces allant à la rencontre des consommateurs, jusque dans de toutes petites localités.
Enfin, l’État péruvien ne repose pas sur une administration efficace, hiérarchisée et obéissante, capable d’appliquer au niveau local des décisions prises par le pouvoir central. Les ordres transmis se perdent, laissés au bon vouloir et à la corruption à tous les échelons des administrations régionales et locales. Ainsi, du matériel d’hôpital a été transmis et stocké, ou des bons à distribuer aux pauvres ont été accaparés et distribués à la clientèle de tel élu. La plupart des gens, n’ayant pas de compte en banque, ont dû faire des queues interminables devant les officines qui délivraient le bon, accentuant en retour le risque de contagion. Le choc économique pour les familles de l’exode rural, valant expulsion de leur logement et impossibilité de se nourrir, a lancé sur les routes plusieurs milliers de personnes désirant rentrer « chez elles ». Les colonnes de marcheurs étaient suivies et testées le long du chemin (parfois une dizaine de jours de marche, sans rien en poche) et à leur arrivée, mais elles ont néanmoins transporté le virus, d’autant que les effectifs de la police et de l’armée, fortement affectés, étaient eux-mêmes des vecteurs.
De manière générale, la morbidité et la mortalité s’expliquent par la pauvreté et l’impossibilité pour la plupart des foyers d’observer les mesures d’immobilisation ; l’intense vulnérabilité est liée à des infrastructures déficientes ou anarchiques, ainsi qu’à la réalité du travail. On observe le même phénomène qu’avec les abattoirs en Allemagne et les exploitations agricoles dans le sud de l’Europe, d’autant que le relatif boom économique péruvien est lié à des exploitations agricoles travaillant pour l’exportation et recourant à une main-d’œuvre corvéable à merci et sans protection sociale, qu’elle soit installée dans des baraquements arrachés au désert ou qu’elle vienne quotidiennement de la ville voisine, en une transhumance sur laquelle les autorités ont fermé les yeux3. Au Pérou, s’ajoute une méfiance de la part des « natifs » vis-à-vis des institutions quelles qu’elles soient : elle est fondée sur un racisme réel ou supposé, et l’expérience d’une discrimination constante. Enfin, l’information sur la Covid-19 n’a pas été traduite dans les langues indigènes, mais diffusée seulement en espagnol, du moins dans un premier temps. Le facteur de « malbouffe », qui concerne surtout les pauvres, crée aussi une prévalence d’obésité et de diabète.
La contagion s’est diffusée depuis les lieux les plus connectés internationalement aux lieux les plus isolés, et de façon presque inexorable. D’abord à Lima et Callao (la ville où se trouve le principal aéroport international), puis aux villes du Nord, plus dynamiques au plan commercial, suivies par les localités d’Amazonie, y compris dans des populations apparemment isolées, mais en réalité liées à des économies transfrontalières, para-légales ou illégales. Le Sud, qui figure comme le mauvais élève du point de vue de son développement économique (avec des communautés montagnardes qui vivent encore presque en autosubsistance)4, a été longtemps épargné par la contagion, en fait jusqu’à la fin de l’isolement obligatoire (28 juin 2020) et la remise en marche de l’économie. À cette date, les circulations entre provinces ont repris, et les chiffres de contagion ont explosé, ce qui a occasionné les nouvelles mesures annoncées le 12 août.
Un révélateur
L’interdiction de sortir le dimanche correspond à la sociabilité péruvienne : le dimanche, ce sont les réunions familiales, qui constituent un phénomène social majeur – et aujourd’hui le principal vecteur de transmission dans le cadre de la phase de la transmission communautaire.
La Covid-19 a donc été un révélateur des réalités péruviennes, entre pauvreté et corruption, et il semble que le président les ait, dans sa volonté de bien faire et de transparence, singulièrement méconnues. Au-delà de la volonté de mettre à niveau le système de santé et de la tentative de brider les cliniques privées dont les tarifs se sont envolés, les mesures économiques et politiques ne semblent pas suffire à ces ambitions. La poursuite de l’école à distance est presque impraticable dans des foyers où il n’y a aucun équipement informatique, où les parents sont plus ou moins analphabètes, où l’espagnol n’est pas la première langue et où l’unique table ne sert pas d’abord à faire des devoirs, sans compter les nombreux cas où la faim est la principale préoccupation. Le gouffre éducatif entre les nantis et les démunis ne fait que s’accentuer avec cette année « perdue » (l’année scolaire ayant débuté le 8 mars, les enfants ont été renvoyés chez eux trois jours plus tard). La violence sur les femmes et sur les enfants, préoccupante en dehors de l’épidémie, n’a fait qu’augmenter, avec un risque de plus d’impunité.
La Covid-19 a été un révélateur des réalités péruviennes, entre pauvreté et corruption.
La Covid-19 est aussi l’occasion dont se saisit une vision néolibérale pour endiguer l’économie dite informelle, qui a pourtant permis à une grande partie de la population de survivre : dans les villages, les rez-de-chaussée se sont transformés en boutique, tout le monde vend quelque chose (lait, œufs, mais aussi stylos ou papier pour les enfants scolarisés à domicile) : autant de ventes qui échappent à l’impôt et à la banque. La proposition a été faite d’ouvrir un compte en banque gratuit à tous les jeunes de 18 ans. Cette incitation très forte revient à la décision de capter les liquidités. Profitant de l’état d’urgence, la police et l’armée ont arrêté et confisqué les cartons de maints vendeurs ambulants (qui n’ont pas d’autre moyen de subsistance), les faisant descendre une marche de plus dans une misère et une précarité qui paraissaient déjà extrêmes avant l’épidémie5.
Les contrôles routiers et l’obligation de circuler avec une autorisation rendent impossible le travail de nombre d’artisans dont le véhicule n’est pas en règle (examen technique et assurance) ou qui n’ont pas le permis de conduire (mais conduisent peut-être depuis cinquante ans). Cette rationalisation, qui n’est pas insensée, mérite d’être interrogée. Par ailleurs, un plan de sauvetage de 8, 7 milliards de dollars confiés au système financier national permet de prêter, sous garantie de l’État, à des entreprises pour qu’elles puissent payer leurs fournisseurs et employés, mais profite principalement aux grandes entreprises, détenues par des capitalistes péruviens et étrangers, tandis que les petites entreprises n’ont accédé qu’à un quart du pactole.
Enfin, le fait que l’état d’urgence n’a interrompu que peu de temps l’activité de prospection et d’extraction minières, très contestée (pollution dramatique, non-redistribution, accaparement de terres, destruction des cultures) et que le gouvernement veut relancer le projet d’aéroport de Chinchero, non moins combattu6, qu’il projette aussi l’introduction des OGM alors que le Pérou est un des seuls pays d’Amérique latine à les avoir interdits, au nom de sa richesse gastronomique et de la diversité de ses ressources agricoles, donne à penser que chaque gouvernement, dans le monde, profite de l’épidémie pour renforcer son programme politique. Ces projets, qui sont parfois plus que des projets, vont à l’encontre des utopies que l’épidémie avait fait naître : revenir à une agriculture d’autosubsistance, fondée sur les productions locales (parmi les plus diversifiées au monde), mettre fin à la politique extractiviste et à l’orthodoxie économique, lancer une politique audacieuse en matière d’éducation et de santé, viser un État plus social et respectueux des communautés indigènes, etc.
Ces erreurs du gouvernement, dont certaines sont venues de bonnes intentions, ainsi que sa politique, qui va à l’encontre des intérêts de la population humble du Pérou, suscitent cependant, avec la Covid-19, des oppositions inquiétantes. D’abord les partis politiques « religieux », principalement évangéliques, se présentent comme les principaux opposants aux mesures ultralibérales et invitent à réactiver l’économie en direction des plus pauvres : ils luttent aussi contre la mine et la non-redistribution des richesses (grâce à une fiscalité jusqu’à présent inexistante), en un mélange d’agrarisme anticapitaliste et d’ultraconservatisme au niveau des mœurs. Ensuite, le courant conspirationniste connaît de très belles heures, et sa diffusion met en danger la confiance nécessaire en la démocratie – une confiance forcément déjà très ébranlée par la réalité politique péruvienne (cinq anciens présidents en prison, récent vote de défiance contre le Premier ministre, etc.). La faiblesse de la réponse sanitaire, ou l’effondrement des hôpitaux, qui s’est vue à large échelle dans la région nord du Pérou (Iquitos, où le matériel est arrivé trop tard), provoque la recherche de médications alternatives (en particulier le dioxyde de chlore, qui a été interdit mais circule, ou encore des plantes – une automédication qui explique aussi la forte létalité de la Covid-19 au Pérou) et une campagne, sur les réseaux sociaux, particulièrement agressive contre le vaccin potentiel. S’ajoutent, de façon démultipliée par rapport à la situation européenne, les rumeurs sur la 5G, le nouvel ordre mondial, et la requalification de pandémie en « plandémie » ou en « fakedémie ».
- 1.Le gouvernement vise la transparence pour le nombre de décès, mais les chiffres sont sous-évalués pour des raisons à la fois sociales et structurelles : les administrations sont débordées, ce qu’on voit notamment dans la disparité des chiffres (entre ceux donnés par chaque région et ceux rapportés, pour la même région, par le ministère de la Santé) ; de façon générale, elles ne contrôlent pas le territoire. Par ailleurs, dans bien des cas, les familles ne déclarent pas la Covid-19 comme cause de décès (entre autres pour pouvoir enterrer leurs morts).
- 2.Avec une densité de 25 habitants/km², là où la France a une densité de 118 habitants/km².
- 3.Voir Évelyne Mesclier, « Pérou : les ombres de l’émergence économique sous les projecteurs de la Covid-19 », covidam.institutdesameriques.fr, 24 juin 2020.
- 4.À l’exception d’Arequipa, la deuxième ville du pays par le nombre d’habitants, qui connaît aussi un fort dynamisme économique, notamment lié aux mines.
- 5.Voir les analyses des chercheurs de l’Institut français des études andines : www.ifea.org.pe/pandemia/
- 6.Voir Pablo del Valle et Sylvie Taussig, « Détruire l’héritage inca au nom du tourisme : la tragédie de l’aéroport de Chinchero » et « La tragédie de l’aéroport de Chinchero continue », aoc.media, 24 avril 2019 et 14 septembre 2019.