Pérou : le retour d’Eldorado
Ce voyage en trois étapes – dans la capitale, les Andes puis l’Amazonie – offre le portrait d’un pays aux inégalités criantes, qui reste partagé par des fossés historiques et géographiques : si l’économie reste archaïque dans l’Amazonie, elle s’internationalise à Lima, tandis que la fierté indienne se réveille dans les montagnes.
Lima en avril. L’automne austral étire ses brumes pacifiques sur la mégapole péruvienne difficile à saisir au premier abord, en raison de son caractère disparate. Une vaste moitié de la population limègne est originaire des hauts plateaux andins, tandis que les anciennes familles criollas, d’origine espagnole, consolidées par l’immigration européenne et nord-américaine, continuent à tenir le haut du pavé dans les beaux quartiers. Le Pérou, destinataire d’une importante immigration asiatique dès le siècle passé, s’est donné un président japonais Fujimori, appelé El Chino, de 1992 à 1995, encadré dans la chronologie par un titulaire espagnol et suivi du premier président indien d’Amérique latine, Alejandro Toledo. Alan Garcia élu en 2006 préside aujourd’hui le pays.
Lima
On n’est pas sorti de l’aéroport qu’une Péruvienne, d’origine japonaise, vous exprime son enthousiasme pour la musique criolla. Partout ailleurs, au Venezuela, en Colombie et même au Chili et en Argentine, criolla (créole) renvoie à la musique afro-tropicale qui cascade de Cuba et des Caraïbes vers le sous-continent, et remonte aussi à l’étage supérieur nord-américain jusqu’à imprégner le jazz de sons tropicaux. Or les Péruviens, dotés d’une communauté africaine américaine très réduite, fabriquent avec grand succès la musique criolla sur des rythmes noirs mélangés aux flûtes de pan des Andes.
L’impression marquante d’un voyage de quinze jours à travers le pays reflète la revendication autochtone andine, culturelle et politique, que l’on entend comme une litanie. À Lima, un anthropologue du centre et musée Pio Aza situé dans une maison aux boiseries coloniales, restaurée par les dominicains, explique que le troisième âge de l’identité péruvienne est désormais en cours. Vous constaterez dans les Andes, annonce-t-il, l’importance de cette explosion identitaire. Les Indiens, après avoir subi des siècles de colonisation espagnole, aspirent aujourd’hui à une juste place dans le pays : la première. Si la revendication reste utopique, la richesse de l’Eldorado péruvien, situé originellement chez les Jivaros, à la frontière équatorienne, leur donne raison historiquement. Aujourd’hui, Cuzco des Andes est devenue la capitale de la musique mais aussi du théâtre et de la littérature, tandis que Lima intègre dans son creuset les deuxième, troisième et quatrième générations des immigrants de l’intérieur.
La gauche aujourd’hui c’est la libéral-démocratie du parti de Garcia, l’Apra. Elle s’est engloutie corps et âme dans l’économie de marché, selon le modèle chilien. La croissance se fonde sur les exportations industrielles et agricoles à valeur ajoutée. Dans ce pays périphérique qui a retrouvé sa stabilité politique intérieure, l’investissement inter-américain et asiatique renaît après les deux décennies de plomb du Sentier lumineux (voir plus bas). Il fomente une certaine effervescence industrielle de matières premières, sur la côte et dans les bassins andin et amazonien. La croissance induite de l’extérieur ne repose donc pas sur un développement endogène ou communautaire, ni ne débouche sur une redistribution pourtant promise. Elle est néanmoins de 5 % en moyenne annuelle depuis plus de six ans, ce qui fonde la popularité relative du gouvernement Garcia.
Le taux de scolarisation est élevé au Pérou, y compris dans les régions les plus reculées d’Amazonie, par exemple. Les infrastructures de santé, présentes dans les grandes villes, laissent d’immenses régions et la classe moyenne, qui porte la croissance par son initiative, à leurs propres ressources. Les populations andines, cœur non seulement historique mais vital du pays, sont démunies. Elles subsistent dans une autarcie et une économie informelle qui, malgré l’autosatisfaction du gouvernement, creusent les inégalités. Des Péruviens de Lima assurent, indignés, que beaucoup de leurs compatriotes rêvent encore de la révolution autoritaire qui conduirait à la voie chilienne à travers un gouvernement fort. Pourtant, il n’y a qu’un seul Chili et celui-ci concilie difficilement la tension entre la volonté redistributrice du gouvernement social-démocrate et un modèle de développement hérité de Pinochet et des Chicago boys des années 1970.
Barranco représente l’hommage du boom immobilier de Lima au passé colonial. Le plus ancien des quartiers espagnols aux maisons de ville bourgeoises, aux jardins tropicaux du xixe siècle et aux places ombragées, lorgne vers le Pacifique sous des stores vénitiens. Il connaît un engouement croissant après des décennies de délabrement. Nous y sommes reçus et guidés par les Wiesse, lui peintre renommé, elle éditrice de littérature étrangère. Tous deux branchés, chaleureux, nourris de culture européenne, en décalage par rapport à une société tenaillée par les inégalités et dont la culture tourne de plus en plus le dos à l’Europe.
Jasmina Tippenauer, animatrice d’un centre culturel latino à Genève, éclaire l’autre Lima d’aujourd’hui. Les quartiers neufs de Lima sont en pleine croissance économique mais aussi culturelle. À l’est de la ville, on voit sur des kilomètres prendre naissance de nouveaux immeubles de la classe moyenne et des centres commerciaux, genre Mall à l’américaine. On est encore loin des villas et des condominium « privatifs », des faubourgs chics de Rio de Janeiro ou de Caracas aux entrées de service et vue imprenables. Mais une croissance s’engrène dans ces banlieues naguère sordides de Lima où s’empilait l’exode des pauvres.
Cette richesse se construit opiniâtrement à partir de la grande transhumance andine, génération après génération. Elle a commencé par les remises de fonds aux familles restées sur l’Altiplano afin de leur rendre la vie vivable. La bodega, épicerie du coin, reste le socle informel de la vivacité (vivezza, système D) à la péruvienne. Puis le petit commerce a débordé sur la construction et les services. Dans ce pays pauvre en routes, l’internet et les téléphones portables connaissent un boom sans équivalent, spécialisé dans le bidouillage et la revente du hard et du soft. Des vendeurs à la sauvette offrent dans la rue, pour quelques pesos, des téléphones portables, cartes comprises, branchés illicitement sur le réseau international et permettant des appels à bon compte vers tous les coins du pays et du monde.
Finalement, la grande distribution se déploie en s’appuyant sur une industrie alimentaire et du vêtement. Wong, le grand distributeur local, se fait racheter en avril par plus gros que lui, chilien. L’État est l’absent de cette production mondialisée. Absent le fisc, plus qu’évasif pour les revenus élevés ; aléatoire la sécurité des quartiers livrés à la solidarité familiale et à l’ordre des mafias locales, ces deux moteurs de l’informalité. L’État est plus gravement oublieux des infrastructures : viabilisation en électricité et adduction d’eau des quartiers sont portées par les investissements privés et l’économie informelle. Sur l’Altiplano andin, les routes sont rares. La Banque mondiale dispense généreusement ses prêts, tout en engageant le gouvernement à s’occuper de son peuple (infrastructures et programmes sociaux).
Une classe moyenne se forme-t-elle dans ce creuset limègne ? Assurément si l’on considère la fièvre immobilière qui ne va pas qu’aux oligarques de la classe traditionnelle. Mais, interrogé, le chercheur en sciences sociales Martin Benavides ramène le boom de Lima à des proportions plus sobres. La croissance entraîne une ascension sociale. Des « rois de la pomme de terre », venus des Andes à la ville et au marché mondial, en seraient les emblèmes. Mais, aux deux extrêmes, les structures restent immobiles : la classe supérieure et les travailleurs (migrants) pauvres. Contre ces derniers s’exerce une discrimination raciale et sociale presque intacte.
La légitimité élective du président Garcia repose sur le passé récent, marqué par deux traumatismes nationaux. La subversion du Sentier lumineux déstabilisa profondément la société et la viabilité du pays dans les années 1980-1990. L’époque fut mise en jugement en 2001 par la Commission de la vérité et de la réconciliation1. Mais cette dernière recense davantage les souffrances subies que les carences politiques à l’origine du Sentier, commises à l’époque par le président Garcia. L’autre traumatisme national fut non pas le gouvernement Fujimori dans son ensemble qui parvint à réduire le Sentier et à remettre le pays sur ses pieds, mais la dérive corruptrice et autoritaire dans laquelle il fut écarté en 2000.
Les Andes
Après quelques jours passés à Lima dans l’enclave des beaux quartiers, le Pérou andin apparaît plus âpre. Les Espagnols le conquirent au xvie siècle par l’intermédiaire de meneurs d’hommes martiaux et frustes, notamment le Galicien Pizarro, vendeur de cochons de son état qui régna comme vice-roi à Cuzco. Cette précision serait anecdotique si elle n’était ressassée sans cesse comme une humiliation par les Andins d’origine.
D’Arequipa à Cuzco, l’architecture récite l’urbanisme espagnol avec ses places ombragées ou principales (Plaza Mayor), où se conjuguent encore les marchés et les manifestations politiques. Les jardins chargés d’agrumes et de feuillages au vert profond, le quadrillage des avenues et des ruelles dessinent une urbanité arabo-andalouse qui fait sa place à la nature domestiquée. Les églises baroques se côtoient, monuments édifiés au triomphe d’une foi conquérante mais aussi accumulation de richesses matérielles et d’ors somptuaires d’une autre tradition. L’école de peinture cuzceña témoigne par sa profusion d’une forme de syncrétisme entre les conquérants et les conquis, sous l’autorité jalouse du vice-royaume. Les peintres y expriment dans une verve naïve et expressive ce qui manquait de représentation dans la culture inca : les dieux, les hommes, les animaux et des fruits de la terre. Devant des Indiens peints en personnages secondaires et les répliques de rois incas en saints mineurs, l’humiliation se perpétue néanmoins dans le regard des visiteurs locaux.
Les deux civilisations partagent certains traits, malgré le ressentiment andin. Les deux savent ce qu’il en coûte d’arracher à un sol aride du grain pour se nourrir, ainsi que le plaisir des jardins luxuriants. Elles chérissent la récréation après les voyages assoiffés dans la montagne ou la meseta. Elles partagent la joie d’être réunies en nombre sur les places, entre la tertullia à l’espagnole (cercle de discussion bourgeois et masculin remontant au xixe siècle) et la densité plus taiseuse des Indiens de l’Altiplano.
Les sociétés espagnole et indienne sont croyantes, hiérarchiques et inflexibles dans l’administration des hommes par les chefs et par les dieux. Toutes deux partagent le goût du monde, à partir d’un imaginaire puissant et déraisonnable de la domination des lointains. À la geste colombienne de l’Espagne répond en effet ce que nous racontent andins et archéologues sur la gestion territoriale de l’Inca, qui s’étendait sur une moitié du Nouveau Monde, sans transport rapide ni équivalent de l’écriture.
La question de l’écriture est sensible, car les Péruviens d’aujourd’hui refusent de reconnaître l’évidence de la nudité des temples et des sites précolombiens. Ils renvoient au quipus, un instrument de cordelettes à nœuds sur lesquels s’inscrivaient les instructions de l’État à destination des provinces. Des messagers formés spécialement à cette discipline transportaient les royales consignes par des relais de poste à travers le territoire et ses monumentaux obstacles naturels. Les cordelettes parcouraient ainsi leur chemin, des cols enneigés à la selve impénétrable de l’Urubamba, du bassin de l’Amazone au bassin de l’Orénoque, du Pacifique à la Caraïbe. Inimaginable et pourtant avérée, cette écriture en bouts de ficelle était censée tenir ensemble les territoires les plus contrastés et les peuples les plus divers par un système complexe d’alliances « écrites » cimentant ou défaisant les loyautés militaires.
Ce récit, ultérieurement validé par les archéologues et les chroniques de la conquête, constitue la clef de l’interprétation tenace par les Andins d’une conquête espagnole qui n’a pas été digérée, peut-être parce que la domination subite du territoire et des âmes se fonda sur l’écriture et les fusils. Les guides touristiques mais aussi les universitaires péruviens mettent dès lors un zèle infatigable à célébrer les Andes précolombiennes : toit du monde américain, dorsale glaciaire entre les deux plus grandes étendues océaniques, réceptacle des peuples les plus anciens et de leur monde commun – du moins le considèrent-ils comme tels.
Les Uros sont les habitants des îles en jonc du lac Titicaca. Îles artificielles construites en roseau, à renflouer tous les quatre ou cinq mois, elles se trouvent dans la baie de Puno sur le lac le plus insolite par son altitude, sa dimension de mer intérieure, sa flore et sa faune. Elles en font, comme l’Amazonie péruvienne, un conservatoire de la biodiversité. L’activité des Uros se concentre sur quelques cultures potagères hors sol et la pêche sur le pas de sa porte. La communauté a vendu sinon son âme du moins son sort économique au tourisme fasciné par l’originalité du mode de vie de ces lacustres Sud-Américains. À première vue, les îliens, qui parlent l’espagnol, sont de classiques vendeurs de chiffons et de frissons touristiques. Aux visiteurs qui débarquent en nombre limité sur la paille insulaire, ils démontrent volontiers leurs techniques de pêche, de construction, sans dissimuler les ordinateurs et les télévisions qui s’y trouvent logés dans les huttes en chaume. Ils prennent congé des touristes en entonnant des chansons traditionnelles dans la langue de ces derniers. Le visiteur francophone a droit à Frère Jacques et Au clair de la lune par une chorale d’enfants sages.
En regagnant le rivage en barque de roseau, les touristes peinent à réprimer des sourires devant cette acculturation aussi aimable que navrante. Qui se moque de qui ? Sont-ce les touristes affligés par le spectacle de ces Indiens de paille ? Ou les îliens qui ont appris à monnayer des morceaux choisis de leur vie traditionnelle pour en préserver l’essentiel ? Ces individus scolarisés, en bonne santé, de tous âges, reliés à la ville et à ses réseaux par la vente de leurs produits, font peut-être les Indiens à temps partiel, mais ils ont assurément échappé de la pauvreté qui s’attache aux formes de vie traditionnelles. Peut-être incarnent-ils la revendication que l’on entend presque partout dans les Andes : comment faire vivre les cultures traditionnelles sans sombrer en tant que peuples autochtones ? S’intégrer à l’économie nationale en faisant valoir des atouts et des savoirs anciens, rejoindre la nation péruvienne et la refonder du même coup, en revendiquant leur droit d’aînesse dans cette construction.
Le trajet en voiture entre Puno et la frontière colombienne donne un avant-goût de l’âpre réalité des Andes. La piste en pierre volcanique, coupée à intervalles réguliers de nids de poule faits pour engloutir un camion, semble sortie d’un jeu télévisé. À la question : pourquoi cet état de la route ? Trois réponses se succèdent. Le chauffeur : « L’État se fiche du désenclavement de la région et c’est pourquoi vous avez vu récemment sur la route des manifestations des collectivités locales contre leur abandon budgétaire par l’État. » Réponse sybilline d’un habitant de Puno, au terme du voyage : la route reste impraticable, parce que le gouvernement veut freiner la contrebande intense qui vient de Bolivie par camion, la nuit. Les complicités locales sont actives, comme en témoigne la richesse d’une ville de trafics. Troisième explication dans l’hebdomadaire national : la Bolivie exporte non seulement des marchandises par cette frontière mais aussi ses troupes spéciales sur le territoire péruvien pour faire surgir la révolte andine dans la tradition guévariste. D’où le zèle des autorités de Lima à maintenir le délabrement de l’axe.
Le Pérou s’efforce en effet de vivre sereinement un contexte régional compliqué. En bonnes relations avec le Brésil et le Chili, les deux géants qui inspirent ses politiques économiques libérales et encouragent sa croissance actuelle, il est en revanche mal à l’aise avec ses autres voisins, explique un entrepreneur français passionné du pays. La guerre des frontières n’est pas éteinte avec l’Équateur ; le caudillo vénézuélien Hugo Chavez joue ici pleinement son rôle d’agitateur continental ; la sœur andine bolivienne souligne l’option indigéniste et populiste de gauche dont le Sendero s’est réclamé autrefois de façon sanglante au Pérou. Enfin, la Colombie elle-même n’est pas un voisin commode. Son choix stratégique contre le terrorisme et contre l’exportation de la coca, patronné par Washington, est partagé par Lima. Mais la difficulté du gouvernement colombien à venir à bout de l’insurrection des Farc rappelle au Pérou des mauvais souvenirs. Malgré les efforts communs, le Pérou demeure un des principaux producteurs de pâte de coca base, exfiltrée à travers le bassin amazonien. La bonne volonté du gouvernement Garcia se manifeste par l’accueil de délégations militaires nord-américaines galonnées, croisées dans l’air conditionné des hôtels de Lima. Elle se heurte à la puissance des trafiquants, ainsi qu’au revival andin qui promeut la feuille de coca comme un emblème culturel (pour une consommation locale et immémoriale aux multiples vertus).
Devant les salines historiques de Maras, près de la rivière sacrée Urubamba et des sites incas les plus historiques, une controverse s’allume dans notre groupe de voyageurs comme un feu de paille. À Maras, les enfants travaillent encore les pieds et les mains exposés pendant des heures à la morsure des solutions salines qui remplissent des petits bassins en terrasse, suspendus au flanc de la montagne. C’est, disent les villageois, un travail commun important pour la survie de la communauté villageoise et paysanne. À la fois un entraînement au travail communautaire, selon la tradition andine, et un jeu pour les enfants dont la légèreté ménage l’architecture délicate des bassins…
Scandale dénoncent certains d’entre nous, sûrs de leurs références : la convention de l’Organisation internationale du travail (Oit) sur le travail des enfants contre les mauvais traitements qui lui sont associés. Le dossier péruvien devant l’Oit déborde de cas d’exploitation des enfants, de maladies liées au travail précoce, du sacrifice de l’éducation scolaire. Atout économique et social, protestent néanmoins d’autres compagnons de voyage, alléguant que les mines de Maras ne sont pas nommément dénoncées comme une infraction à la Convention. Le ton monte entre les visiteurs également bien-pensants, attisé par les rayons d’un soleil impitoyable et la rareté de l’oxygène à l’altitude de Maras. L’accompagnatrice, d’abord agacée par cette querelle d’enfants gâtés, finit par y prendre goût. Elle les départage du haut de son bon sens andin : l’économie villageoise ne peut en effet pas se priver des salines, car le sel de Maras s’exporte dans tout le pays. Mais « si vous voulez dénoncer le travail des enfants et l’économie de la traite, ici ou ailleurs, ne vous gênez pas : le gouvernement mérite largement une telle piqûre de rappel ».
Le revival andin oscille ainsi entre le scandale de l’arriération et l’utopie nativiste. À Suasi, une île au sud du Titicaca, une chaîne hôtelière exploite un tourisme écologique haut de gamme. Les biens de la famille Giraldo ont été nationalisés par la dictature militaire des années 1960 pour en distribuer la terre aux petits agriculteurs. Les Giraldo, une famille de riches propriétaires terriens métisses, produits de l’acculturation hispano-andine, reçurent en compensation l’île de Suasi. Marta, la fille du propriétaire nationalisé, en a fait une île vouée à la biodiversité avec en prime un hôtel équipé à l’énergie solaire. L’utopie saisit le touriste enchanté par la géographie montagneuse de l’île, le rêve botaniste et les promenades sur l’îlot exigu mais débordant d’espèces diverses, des orchidées aux fleurs de la forêt andine en passant par les cultures potagères. Quelques-unes des milliers d’espèces de pommes de terre ainsi que les céréales de montagne, type quinoa, esquissent depuis quelques années un grenier fabuleux face à la crise alimentaire mondiale. Une famille d’Alpagas demi-sauvages se partage les pâturages de Suasi. Autour de l’île et d’une vision esthétique de la montagne, toute une culture andine de la petite entreprise, du savoir-faire de l’agriculture en terrasses, de la gastronomie et de l’exportation de cette richesse se met en place à grand renfort d’Ong et de leaders locaux comme Marta Giraldo. Les Alpes, au seuil de leur vocation touristique et d’agriculture de montagne, ne se sont pas développées très différemment.
Amazonie, le haut et le bas
L’arrivée en avion à Puerto Maldonado répond à toutes les attentes. D’abord parce qu’il faut emprunter un avion là où, normalement, une route de montagne prendrait quelques heures, depuis Cuzco par exemple. La dorsale andine dans ce sens ouest-est se révèle fidèle à son histoire et sa réputation de barrière infranchissable. Ensuite, au survol de la forêt dès le versant amazonien, ce que l’on prend pour d’immenses clairières n’est que le prélèvement de plus en plus serré des bois équatoriaux par les compagnies forestières, les madereros. La ville se présente d’emblée comme une frontière : la séparation de deux mondes mais aussi la marge. Les mythes de l’Amazonie sont là : l’étirement et la richesse indéfinis de l’espace naturel, sa prédation colonisatrice et la précarité des établissements humains.
Puerto Maldonado, une ville de 20 000 habitants ancrée au confluent du Madre de Dios et du rio Tambopata, offre d’emblée le choc de cette mère de tous les fleuves qu’est l’Amazone. Rien n’y est stable, tout s’y écoule, s’y assemble pour s’y dissoudre comme les îles végétales au fil du flot puissant et étale. L’habitat ne peut être que saisonnier, voyageur, disent les Péruviens, ou emporté, incertain de son emplacement. Le sol de la forêt lui-même est d’une élasticité suspecte, plus d’un mètre de profondeur sépare la végétation que l’on foule et la terre qui la porte, où s’enracine une architecture en étages. Jusqu’à soixante mètres de hauteur culminent les grands ficus dotés de socles comme des piliers pharaoniques. Dans ce vaste système hydraulique, la ville n’a d’autre sens que de stocker et d’évacuer les richesses tirées à grand-peine ou à grand moyen de la forêt. Sur la rue principale et unique entre le port et l’aéroport, les transversales se perdent dans des potagers aux herbes folles, jusqu’à la limite des hautes futaies à peine écornées par l’agglomération. Des motos taxis relaient les habitants entre trois types d’établissements : les vendeurs d’or et de diamant, les officines des forestiers et les… anthropologues. Seuls le pétrole et le gaz, plus hors sol ou potentiels ici que jamais, ne s’appuient pas sur de tels établissements humains.
Ville indienne aussi, des individus puis des groupes entiers achèvent ici leur pérégrination millénaire dans l’acculturation et parfois la scolarisation en langue vernaculaire. Double débarquement en somme, puisque s’arrêtent en ville le déplacement cyclique des indigènes et aussi la civilisation qu’elle porte. Il n’y a rien de dramatique à cela, tempère le père dominicain Rufino Lobo, anthropologue mais surtout curé et défenseur des Indiens depuis des décennies. Il s’élève ainsi contre la doxa autochtoniste (les Brésiliens disent « indigéniste ») en vigueur à Lima : celle de la mise sous cellophane des Amazoniens, avant qu’il ne soit trop tard.
Près de quatre-vingts ans après Claude Lévi-Strauss, on ne les rencontre que difficilement. Mais ce qui compte autant que l’étude de leurs modes de vie et de pensée, c’est le discours local sur la relation des tribus indiennes avec leur terre amazonienne. Deux thèmes traversent ce discours depuis trente ans : la réserve et la concession.
Au Pérou, assurent les chercheurs de Lima, on a toujours reconnu les Amazoniens comme une population à part. La géographie l’exige et pas seulement les découvertes des sciences humaines. Les Incas avaient une notion de leur empire qui incluait la côte et les hauts plateaux, tandis que leur rapport avec le versant ouest des Andes passait par des alliances complexes et fluctuantes qui soulignaient l’hétérogénéité profonde des natifs par rapport aux Andins. Les Uros, quand ils cherchent à se situer en surplomb du reste du Pérou indien, se réclament d’origines amazoniennes.
Le mythe du bon sauvage reste présent en Amazonie, malgré le soin que les anthropologues ont mis à l’écarter. Par des voies touristiques nous nous rendons sur une île du Madre de Dios. On précise ici : à deux heures ou deux semaines, en amont ou en aval. Le village des Eseejas, un groupe étendu et acculturé depuis plus d’un siècle, accepte régulièrement de recevoir des visiteurs. Seul l’éloignement empêche ce tourisme de devenir de masse, alors qu’il menace de le devenir chez les Uros. Un ancien du village démontre pendant une heure quelques classiques de la culture eseeja. Le feu prend docilement dans l’étoupe de ficus à partir du frottement d’un bâton dur sur un réceptacle de bois tendre. Suit la fabrication de la chicha locale (bière à base de fruits), puis des danses et de la musique sur pipeaux et tambourins. Le vieux parle sans répit, ponctuant de mots d’espagnol le thème : « Nos ancêtres faisaient ainsi, nous sommes fiers de savoir encore le faire. » Autour du cercle des visiteurs groupés sous un toit de chaume, des jeunes du village, vêtus en moderne, écoutent et rient sous cape dans une attitude mêlée de gêne et de respect à l’égard du vieux. Le batelier sourit du même sourire entendu. La démonstration se termine par une visite aux objets artisanaux, bijoux et parures, tenus par des femmes Eseejas qui parlent l’espagnol.
Chez les quelque 10 000 Eseejas qui peuplent le haut Madre de Dios, le contact avec les Blancs est le plus ancien de l’Amazonie péruvienne. Dans la foulée des expéditions pour l’or venaient, raconte le père Lobo, dominicains et franciscains dès le xviiie siècle. Les tentatives d’évangélisation au tour du lac Valencia se sont soldées à la fin des années 1930 par l’assassinat du curé. Au cours des rencontres et malencontres, le discours des padres et les contacts se sont modifiés. Les dominicains passèrent de l’évangélisation à l’aide au développement, puis à une attitude d’observation empathique, de témoignage au sens chrétien, servant encore d’interface avec la société blanche. Cette attitude ne diffère guère de celle des ethnologues. Au musée de Lima, le conservateur rappelle ses devanciers dominicains : ils se sont mis à écrire très tôt pour consigner, à l’adresse de leur Ordre, le monde inimaginable qu’ils découvraient mais aussi pour garder à l’esprit les références de celui dont ils provenaient. Comme le confirment les ethnologues, le monde des Amazoniens est un monde sans narration historique. Ils chérissent et transmettent la tradition, à commencer par leur extraordinaire usage de la nature, mais pas le souvenir ni les engagements pris vis-à-vis des étrangers. D’où la réversibilité des conversions au catholicisme (aujourd’hui aux dénominations évangéliques, dont les postes avancés sont nombreux dans la forêt).
Au-delà des individus, les groupes choisissent néanmoins leur destin. De nombreuses ethnies fuient corps et biens vers la forêt pour échapper au contact avec les Blancs. Le statut territorial et collectif de la réserve, largement adopté dans les arsenaux législatifs des nations amazoniennes, se double donc d’un isolement volontaire. Celui-ci ne peut plus être réfuté directement par l’État, mais il l’est par les concessions. De multiples sources, y compris gouvernementales, attestent le renouveau des concessions pétrolières aux confins du Pérou et de l’Équateur. Là, comme pour l’incessante exploitation des forestiers et des orpailleurs, les indigènes constituent au mieux des alliés subornés, au pire des empêcheurs de prospecter en rond qui seront alors écartés sans pitié. Plus rarement, comme en août de cette année, des scrupules tardifs amènent le gouvernement de Lima à restreinde les appétits pétroliers à l’avantage des Indiens. Mais généralement le discours humaniste de la réserve, fragile et interrogatif par définition, se fracasse sur celui de la concession avec son cortège historique de prédation des ressources et d’expropriation des Indiens. Les préparations chimiques qui accompagnent les premiers forages pétroliers se répandent dans les cours d’eau et brisent un équilibre biologique hautement vulnérable.
Les orpailleurs rencontrés sur le fleuve représentent une autre forme d’exploitation sommaire. Dans leur barge attachée au rivage, munie de deux puissants moteurs diesel, ils fouillent le fond du Madre de Dios à l’aide de rubans conducteurs sur lesquels une pelle mécanique déverse sans arrêt le gravier mélangé au limon enlevé au lit du fleuve. Le ruban en vibration fait tomber les graviers les plus lourds vers le bas où ils sont tamisés jusqu’à recueillir d’éventuelles poussières d’or. Entouré de sa famille – quatre hommes jeunes et autant de femmes –, le patron autorise l’abordage de notre canot. Il règne en maître et revendique le succès de son business flottant en montrant la poussière d’or déposée dans un flacon. L’opération fait entre 15 et 30 grammes par jour. Tout lui revient, y compris des droits très étendus sur l’équipage. Le travail à bord se fait jour et nuit pendant des campagnes de plusieurs mois. Le patron, un métis aux yeux bleus, vient de la Bolivie proche, les femmes indiennes sont brésiliennes et la langue parlée atteste d’une identité amazonienne.
Les modalités d’une telle concession légale – il en existe surtout des illégales à l’intérieur de la forêt – passent par l’autorité sans partage du titulaire pendant la durée de la concession, la dureté du travail, l’appui tutélaire des autorités de la ville la plus proche, ce qui veut dire au besoin celui de l’armée. Au Brésil voisin, l’Amazonie a toujours été une affaire d’armée et de colonisation intérieure. C’est le cas depuis le général Rondon, créateur de la Fondation de protection des Indiens au début du xxe siècle, jusqu’au plan stratégique actuel de contrôle des trafics de la drogue, lancé il y a quelques mois par le président Lula, en passant par Calha Norte (le bassin nord dans les années 1980, développement et protection des frontières et des ressources nationales). Au Pérou, le schéma est le même, les premières concessions pétrolières remontent au régime militaire des années 1960. Dans cette colonisation de l’espace intérieur, les Indiens font partie des ressources mais aussi des obstacles. On ne leur donne pas de concession mais des réserves, faites pour être entamées selon les besoins de l’État. La concession dévore par vocation la réserve et l’État finalement se conduit comme ce que reproche la rumeur publique aux Indiens : le cannibalisme.
De Fujimori à Garcia, les progrès du Pérou sont manifestes en matière de sécurité et de croissance économique malgré tout partagée. Le modèle péruvien de développement reste cependant inchangé : celui d’une dévoration des matières premières tournée vers l’exportation. Le cours du développement péruvien, disons la politique, se déploie libéralement à Lima. Il se redresse culturellement dans la fierté du réveil andin. Il se heurte en Amazonie à une économie plus archaïque. Derrière le mur végétal impénétrable, le feu de l’exploitation continue à couver sous la cendre déjà accumulée. Comme disait le président Garcia : « On ne peut autoriser quelques-uns à se mettre en travers du développement du pays. »
- *.
Journaliste à Genève.
- 1.
Voir Sandrine Lefranc, « Mémoires et violences politiques en Amérique du Sud. Le cas du Pérou », Esprit, janvier 2004 et Salomon Lerner Febres, « Document : Discours de présentation du rapport final de la Commission de la vérité et de la réconciliation – Pérou », Esprit, janvier 2004.