
Pérou : l’hiver et le massacre
Les manifestations au Pérou, qui font suite à la tentative du président Pedro Castillo de dissoudre le Congrès, ont été réprimées avec une rare violence, dirigée en particulier vers les populations rurales quechua. Dans un pays économiquement et culturellement fragmenté, la difficulté à produire des formes stables de représentation politique est devenue critique.
« Dans les Andes, les massacres se succèdent au rythme des saisons. Dans le reste du monde, il y en a quatre ; mais dans les Andes, il y en a cinq : le printemps, l’été, l’automne, l’hiver et le massacre1. »
Depuis décembre 2022, les manifestations contre la classe politique péruvienne ont déjà fait soixante morts, des centaines de blessés, et plus de trois cents personnes ont été emprisonnées. Que s’est-il passé dans le pays pour que la violence sociale et étatique revienne avec une telle force ?
Un coup d’État raté
Le 7 décembre 2022, l’ancien président Pedro Castillo lit, en tremblant, un discours décrétant la dissolution du Congrès de la République et appelant à un référendum pour modifier la Constitution péruvienne. Ces mesures n’ont aucun fondement constitutionnel ou juridique. Quelques heures plus tard, les forces armées expriment leur respect de la Constitution et des lois. L’ancien président quitte le Palais du gouvernement accompagné de sa famille et se dirige vers l’ambassade du Mexique où il espère trouver l’asile, mais il est arrêté par son propre personnel de sécurité.
Pedro Castillo, représentant le parti de gauche Pérou libre, a été élu avec une avance de 0, 25 % (44 058 voix) sur Keiko Fujimori, la candidate de l’extrême droite. Dès le lendemain du vote, la droite la plus radicale a déclaré que les élections étaient frauduleuses et a appelé le pays à ne pas en respecter les résultats. De son côté, une mission de l’Organisation des États américains (OEA) a observé que les élections se sont déroulées sans graves irrégularités et que Pedro Castillo en est le vainqueur légitime. Depuis lors, des groupes de droite ont déposé trois demandes de destitution, certaines ayant été soutenues par le parti présidentiel, qui estimait que M. Castillo devait gouverner avec des ministres de son parti et exclure la gauche modérée (qui a dirigé le second gouvernement), accusée de faire partie de l’élite nationale.
Sans majorité au Congrès, M. Castillo a sapé sa légitimité politique en s’entourant de conseillers et de ministres qui ont fait l’objet de mises en examen pour corruption et népotisme. Les cas les plus médiatisés ont été le secrétaire du Palais, le ministre des Transports et les neveux mêmes de M. Castillo. Au lieu de chercher à clarifier les affaires, M. Castillo a renvoyé des ministres qui auraient pu donner des gages de transparence et de déontologie à son gouvernement. En conseil des ministres, M. Castillo ne dirigeait pas et ne semblait même pas comprendre les discussions2. La presse de droite, concentrée dans les mains du groupe El Comercio qui détient plus de 80 % de la presse péruvienne, a quotidiennement attaqué M. Castillo, l’accusant de corruption et d’incapacité, et se faisant l’écho des demandes de destitution présentées par la droite au Congrès.
M. Castillo a lu sa déclaration le 7 décembre au Congrès, quelques heures seulement avant le troisième vote de destitution pour cause de corruption. Cette tentative de coup d’État a reçu deux interprétations différentes. Pour de nombreuses personnes, il s’agissait d’une mesure désespérée et improvisée afin d’empêcher la destitution pour corruption. Pour d’autres (celles qui manifestent aujourd’hui), l’ancien président ne pouvait plus gouverner en raison du sabotage permanent de sa politique par la droite, notamment les autorités de Lima. Pour elles, la tentative de dissolution du Congrès était politiquement légitime.
Manifestations et massacre
Après que les forces armées et la police ont manifesté leur soutien à la Constitution actuelle, la vice-présidente Dina Boluarte ainsi que plusieurs ministres ont pris leurs distances avec la tentative de coup d’État de M. Castillo. Le soir même, le Congrès investissait Mme Boluarte de la présidence du Pérou en remplacement de l’ancien président emprisonné. Et, quelques jours plus tard, les premières manifestations commençaient dans le pays, notamment dans les régions du Sud.
La réaction du nouveau gouvernement a consisté en une répression féroce. Rien qu’au cours des deux premières semaines de manifestations, vingt-cinq personnes ont été tuées, en particulier dans les régions andines d’Ayacucho et d’Apurímac. Après une trêve pendant la période de Noël, les manifestations ont repris en janvier. La journée la plus sanglante a été celle du 9 janvier, dans la ville de Juliaca (dans la région andine de Puno, voisine de la Bolivie), où dix-sept personnes sont mortes au cours d’affrontements avec la police. Les manifestants ont tenté de prendre l’aéroport de la ville, mais elles ont été repoussées par la police. Lors de l’autopsie, les corps de six personnes tuées présentaient des impacts de tirs de fusil, de pistolet et de chevrotine. D’autres ont été tuées par des tirs de bombes de gaz lacrymogène. Cette nuit-là, le policier José Luis Soncco a été assassiné à Juliaca par un groupe de manifestants, qui l’ont battu et brûlé à l’intérieur de son véhicule de police. Dans la ville de Macusani (dans la région de Puno), la répression policière a causé la mort de Sonia Aguilar. Peu après, la population a encerclé le poste de police, empêchant les policiers de sortir. Dans la soirée, la police est parvenue à briser le siège en tirant des coups de feu en l’air, après quoi la population a brûlé le poste de police. Quelques heures plus tôt, elle avait également mis le feu au tribunal de justice. Dans les deux cas, le meurtre du policier et la destruction des locaux publics suivent le meurtre de citoyens par des armes à feu et des armes « non létales » (chevrotines, bombes lacrymogènes) qui, lorsqu’elles sont tirées à bout portant, sont fatales.
Pourquoi une telle brutalité de l’État ? La forte répression policière et les premiers décès en décembre pourraient s’expliquer par l’inexpérience du gouvernement de Mme Boluarte et par son absence de soutien politique dans le nouveau gouvernement. Cependant, non seulement la répression violente s’est poursuivie en janvier, mais elle a aussi été justifiée par le nouveau Premier ministre Otárola qui, lors d’une conférence de presse le 12 janvier, a déclaré : « C’est la police qui a été attaquée, c’est l’État qui a été attaqué… »
Il semble que le calcul politique de Mme Boluarte soit de faire alliance avec les différents groupes de droite du Congrès afin de se maintenir au gouvernement. Sans soutien solide de la gauche (elle a démissionné du parti au pouvoir et la gauche modérée a peu de voix au Congrès), sa stratégie relèverait ainsi du simple opportunisme politique3. Ce calcul ne tient toutefois pas compte du fait que le Congrès est l’institution la moins crédible du pays4. Pour les manifestants, Dina Boluarte a trahi non seulement le président élu, mais aussi le programme du gouvernement, dont l’un des piliers était le référendum pour une nouvelle Constitution.
La répression au Pérou est sélective : elle repose sur un racisme et un classisme forts.
La réponse violente et disproportionnée de l’État péruvien s’inscrit dans une tradition de répression des manifestations dans les zones rurales. Si la mort de deux jeunes de la classe moyenne à Lima au cours de manifestations de masse a entraîné la démission de l’ancien président Merino en 2020, la mort de près de soixante personnes originaires des provinces paysannes n’a pas produit la même réaction dans la classe politique. La répression au Pérou est sélective : elle repose sur un racisme et un classisme forts. La personne qui a exprimé le plus clairement cette politique est l’ancien général de l’armée Luis Cisneros, qui a déclaré dans les années 1980 (à l’époque du conflit armé avec des groupes communistes) que si un terroriste trouvait refuge dans une communauté paysanne, c’est toute la communauté qui serait éliminée. Selon un rapport de la Commission de la vérité et de la réconciliation sur la violence pendant la guerre civile, le nombre disproportionné de décès parmi la population parlant quechua serait fondé sur le racisme persistant de la société péruvienne et le mépris envers la vie des indigènes.
Sortir de la crise
La solution politique immédiate à cette crise est la démission de la présidente Boluarte et l’organisation d’élections générales avant la fin de 2023. La politique répressive de l’État doit également être contenue par le renforcement des institutions et des personnes de défense des droits de l’homme, notamment le bureau du Médiateur, les organisations non gouvernementales et les organismes internationaux.
Le problème de fond demeure toutefois la grande fragmentation sociale du pays, le manque de représentativité de la classe politique et la polarisation progressive des discours. Le Pérou est en effet profondément inégalitaire sur le plan social et économique. La modernisation tentée depuis les années 1990 par la libéralisation du marché du travail n’a réussi à intégrer qu’une minorité de la population avec un emploi salarié de qualité. La grande majorité survit dans l’économie informelle avec une productivité très faible : trafic de drogues, exploitation minière clandestine, contrebande, productions et commerces qui ne paient pas d’impôts et qui ne respectent ni le droit du travail ni celui de l’environnement. Ces groupes sociaux hors-la-loi obtiennent une représentation politique, mais ne se maintiennent pas au pouvoir, parce que leurs pratiques de corruption finissent par les en écarter. Le Pérou compte actuellement cinq anciens présidents, ainsi que des dizaines de maires et de fonctionnaires, en prison. Les politiques de libéralisation et l’affaiblissement de l’État mis en œuvre depuis les années 1990 ont exacerbé l’individualisme des citoyens et des politiciens, ainsi que l’accaparement de l’État par des intérêts privés. Les inégalités économiques sont aggravées par le mépris et la méfiance à l’égard des populations indigènes, profondément ancrés dans la mentalité coloniale des populations blanches et métisses.
Un pays économiquement et culturellement fragmenté ne produit pas de formes stables de représentation politique. Il n’y a donc pas de partis politiques au Pérou, mais seulement des plateformes, qui sont activées au moment des élections et qui recherchent des fonds auprès du secteur privé pour financer leurs campagnes. Ces dizaines de « partis », de droite comme de gauche, peuvent changer d’idéologie et de membres en fonction du contexte politique. Un phénomène relativement nouveau est l’émergence d’une extrême droite ouvertement autoritaire et violente, s’inspirant des anciens présidents Bolsonaro et Trump et de partis tels que Vox en Espagne et Le Rassemblement national en France. Le représentant le plus évident de cette radicalisation conservatrice est le maire récemment élu de Lima, Rafael López Aliaga, membre de l’Opus Dei, qui a appelé à tuer Pedro Castillo lorsque ce dernier a été élu président. Dans ce contexte, quelle différence une nouvelle élection pourrait-elle bien faire ? Comme l’affirme le politologue Alberto Vergara, le Pérou est une démocratie sans démocrates…
Ce scénario d’anomie et de crise de la représentation s’est déjà rencontré à plusieurs reprises dans l’histoire du Pérou. Et la solution a toujours été autoritaire : un coup d’État (militaire ou politique)5. Une telle solution n’est pas évidente dans le cas présent. Les militaires ne bénéficient pas d’un contexte international favorable à un coup d’État, et ils savent qu’ils risquent la prison lorsqu’ils quitteront le pouvoir, comme dans d’autres pays d’Amérique latine. Les dictatures ne constituent pas non plus une garantie de capacité à gouverner, encore moins d’éthique. Et, du point de vue des droits de l’homme, ils sont l’alternative la moins souhaitable.
Émile Durkheim a montré, dans La Division du travail social (1893), qu’une société moderne maintient sa cohésion par une morale publique (« solidarité organique ») qui dépasse les identités locales (« solidarité mécanique »). Les inégalités économiques, l’hétérogénéité culturelle et le racisme de la société péruvienne génèrent régulièrement des tendances à l’anomie et à l’autoritarisme. Que peut-on faire dans ce contexte ?
Le plus urgent est de sauver des vies en renforçant les organisations de défense des droits de l’homme, tant au sein de l’État que dans la société civile. Le gouvernement actuel cherche à affaiblir les procureurs chargés des droits de l’homme, dans le but évident de réprimer les manifestations en toute impunité. Ensuite, il est nécessaire d’encourager le dialogue entre les différents mouvements politiques. En ce sens, il pourrait être utile de solliciter les travaux des penseurs conservateurs et progressistes que le Pérou a produits au cours de son histoire, d’actualiser leur pensée en fonction des problèmes auxquels le pays est confronté et de chercher à construire des passerelles entre ces différents mouvements pour raviver la morale publique que nous avons perdue. Ces passerelles sont susceptibles de conduire à la formation d’un centre politique, quelque part entre le libéralisme et la social-démocratie, qui respecte la pluralité des cultures au sein du pays et renforce l’indépendance de l’État à l’égard des pouvoirs privés.
- 1. Manuel Scorza, Cantar de Agapito Robles, Caracas, Monte Avila, 1977.
- 2. En tant que vice-ministre, j’ai eu l’occasion d’assister à quatre sessions du conseil des ministres en remplacement du ministre du Travail. Lors de ces sessions, M. Castillo arrivait toujours en retard et participait rarement aux débats.
- 3. Pour ce faire, elle a accepté une demande importante d’un groupe de membres du Congrès : affaiblir la Superintendance nationale de l’enseignement supérieur. Plusieurs membres du Congrès représentent le lobby de l’enseignement universitaire privé de faible qualité, qui exige la fermeture de cet organisme public chargé de contrôler la qualité de l’enseignement.
- 4. Une enquête réalisée par l’Institut d’études péruviennes en novembre 2022 a montré que 86 % des Péruviens désapprouvent le Congrès, tandis que 61 % désapprouvent l’ancien président Castillo.
- 5. Certains des régimes autoritaires alors mis en place ont connu un certain succès, lorsqu’ils ont bénéficié des ressources fiscales liées à une hausse des prix des minéraux dont le Pérou est un pays exportateur. Le boom du guano a ainsi profité au président Castilla, qui a aboli l’esclavage au xixe siècle. C’est également le cas du président Leguía, qui a dissous le Congrès et créé les Communautés indigènes en 1920. Le coup d’État du général Velasco a mis un terme à la paralysie du gouvernement précédent, saboté par le Congrès, et a imposé une réforme agraire ainsi que la nationalisation des grandes mines et du pétrole du pays. La dissolution du Congrès par Alberto Fujimori en 1992 a bénéficié d’un large soutien populaire et s’est produite dans un contexte de guerre civile et d’hyperinflation.