
Santé et libertés publiques. Quatre leçons de la riposte face au sida
L’histoire de la lutte contre le sida a montré que l’effort pour protéger les droits humains, les libertés publiques et la vie privée constitue un instrument essentiel de santé publique. Il concourt à la dignité des malades et permet de faire reculer l'épidémie.
Le coronavirus a changé, en l’espace de quelques semaines seulement, le sort de milliards d’hommes, de femmes et d’enfants, et peut-être le cours du capitalisme libéral et des démocraties occidentales comme jamais une pandémie ne l’avait fait à l’ère contemporaine. Malgré plusieurs dizaines de millions de morts, la pandémie de grippe espagnole est passée inaperçue au sortir de la première guerre mondiale et est presque immédiatement tombée dans l’oubli1 ; les pandémies de grippe asiatique en 1957 et de Hong-Kong en 1968, qui ont tué plusieurs millions de personnes, n’ont été évoquées que par quelques entrefilets dans la presse et n’ont eu aucun impact sur la vie sociale ni sur la croissance économique2.
L’enchaînement des derniers mois qui a conduit au confinement des deux tiers de la population mondiale, une mesure héritée du Moyen-Âge, plus jamais mise en œuvre à grande échelle depuis le xixe siècle en Europe3 mais remise en vigueur par la Chine totalitaire dans la province de Wuhan, sera l’objet d’un nombre infini d’articles et de thèses. Ils porteront sur des sujets comme l’impréparation de la communauté internationale malgré des alertes récentes et répétées (SRAS, H1N1, MERS, Zika, Ebola), la qualité de l'expertise et la pertinence de l’évaluation du risque faite par les épidémiologistes modélisateurs, qui se sont tant trompés jusqu’à présent (vache folle, SRAS, Ebola…), sur la proportionnalité des décisions qui ont été prises, les conséquences économiques, sociales et sanitaires du confinement, et le mimétisme sans précédent des États ou encore la solidité des valeurs démocratiques. Le sujet de ce court article est beaucoup plus modeste. Il s’agit, en se retournant sur quatre décennies de riposte à la plus grande pandémie des temps modernes4 d’en tirer quelques leçons, en particulier sur le volet des droits humains et des libertés publiques.
À rebours de l’approche traditionnelle et hygiéniste de la santé publique, l’histoire de la lutte contre le VIH a montré en effet que l’effort pour protéger les droits humains, les libertés publiques et la vie privée concourt à la dignité des malades et à la sauvegarde des fondements de nos sociétés démocratiques mais constitue aussi un instrument essentiel de la santé publique et du recul de la pandémie5.
La lutte contre le sida a fait surgir une nouvelle façon de concevoir et de conduire les programmes de santé publique, en rupture avec la tradition historique de cette discipline, encline à contraindre les libertés de la majorité pour le bien d’une minorité, ou, plus souvent, des minorités pour protéger la majorité. Et les historiens de la santé publique illustrent amplement combien celle-ci a été marquée par le recours, souvent excessif, à la coercition, la punition et la stigmatisation6. Ainsi, les États ont fait appel aux restrictions à la liberté de circulation, qu’il s’agisse de quarantaines ou de cordons sanitaires, depuis le xive siècle et l’épidémie de peste noire qui a tué entre le tiers et la moitié de la population européenne. La mise à l’écart de la société des lépreux, des tuberculeux, des malades de la fièvre jaune a été une pratique courante, qui a conduit à des mesures privatives de liberté souvent terribles pour les intéressés. Dans un autre registre, que dire des campagnes de stérilisation forcée organisées en Inde au tournant des années 1970-1980, au nom de la maîtrise de la population, et qui ont frappé de façon indiscriminée des millions de femmes ?
Quatre leçons viennent à l’esprit7.
Première leçon : la participation active de la société civile et la libération de la parole sont indispensables. L’épidémie de sida a montré, au cours des quarante dernières années, que les autorités de santé de tous les pays gagnaient énormément à impliquer dès le début de l’épidémie les personnes et les groupes sociaux8 à toutes les mesures qu’elles prenaient. Ce n’est pas acquis pour beaucoup de médecins, qui considèrent toujours les malades avant tout comme des « cas », ni pour les administrations hospitalo-centrées. L’appropriation par les malades, les soignants ainsi que les groupes sociaux les plus à risque de la stratégie et des outils de la riposte au VIH a été pourtant un gage essentiel de la confiance réciproque et de l’efficacité de la réponse thérapeutique et de santé publique face à la pandémie.
Comme l’a justement souligné l’association Aides, il faut « faire le pari de la transparence, de l’autonomie des personnes, de leur capacité à comprendre les stratégies proposées ». A contrario, la peur, nourrie par l’ignorance et la méfiance, a conduit beaucoup de malades infectés par le VIH à ne pas être dépistés et à ne pas accéder aux soins à temps. L’histoire du sida montre également que la liberté de parole et de communication, la liberté de critiquer les autorités dont ont joué des associations comme Act Up ou TAC sont cruciales et doivent être protégées.
Deuxième leçon : les mesures de restrictions de la liberté sont stigmatisantes et inefficaces. Dès les année 1980, de très nombreux États, y compris parmi les démocraties occidentales, ont fermé en tout ou partie leurs frontières, imposé des tests obligatoires aux malades à l’entrée de leur territoire, ou limité la possibilité d’y résider. Il a fallu de longues et difficiles années de campagnes et de manifestations de la part des activistes et des ONG, ainsi que la persévérance d’ONUSIDA, pour que ces pratiques soient reconnues comme des violations graves des droits humains, du droit à la protection de la vie privée, à la non-discrimination et à l’égalité, mais également comme des mesures inefficaces et même contre-productives en matière de santé publique. Les idées fausses ont pourtant la vie dure : il a fallu attendre 2016 pour que l’ONU admette la nécessité de supprimer les restrictions aux déplacements dans le monde pour les malades du sida et une cinquantaine de pays l’an dernier imposaient encore de telles limitations. À cette aune, les mesures prises depuis le mois de janvier 2020 représentent un extraordinaire retour en arrière.
Troisième leçon : la culpabilisation des personnes et la répression pénale de leurs comportements sont des erreurs de santé publique. L’histoire de la riposte mondiale face au sida a montré combien la criminalisation de la non-divulgation, de l’exposition et de la transmission du VIH, qui existe toujours dans plus de 80 pays dans le monde, la criminalisation des relations entre personnes homosexuelles, qui existe dans plus de 60 pays dans le monde9, ou l’emprisonnement des malades, ainsi que la répression pénale des infractions aux interdictions diverses, sont non seulement discriminatoires ; mais elles vont également à l’encontre des objectifs de santé publique. Le constat est le même en ce qui concerne le recours à des tests obligatoires, combattu par la communauté internationale comme une mesure discriminatoire et disproportionnée. Toute politique d’identification et de marquage, ou de traçage, des malades du sida n’a jamais, pour sa part, été envisagée que par quelques extrémistes et n’a jamais été mis en œuvre par aucun État pour les mêmes raisons. C’est en faisant de chacun un acteur de sa santé, à rebours des discours et des pratiques de culpabilisation et de stigmatisation, et en aidant et en accompagnant les patients que la lutte contre le VIH a gagné en efficacité.
Quatrième et dernière leçon : la solidarité et la coopération internationale sont parmi les instruments les plus efficaces à notre disposition dans la lutte contre les épidémies. Ainsi, une immense partie des succès contre le VIH repose sur le partage des informations, des connaissances, de l’expertise technique et des financements entre les pays, leurs ONG, leurs médecins, leurs chercheurs, leurs experts et leurs administrations. La réduction d’un tiers depuis 2010 du nombre de décès annuels et de près d’un cinquième du nombre de nouvelles infections n’aurait jamais été possible sans l’impulsion d’initiatives internationales de solidarité comme le Fonds mondial, ou bien bilatérales comme PEPFAR10. De même, la mise en œuvre de formes de financements solidaires et de dispositifs de couverture santé universelle est seule à même de permettre l’accès à la prévention et aux soins de tous les malades et de leurs familles et de permettre la construction et le financement des infrastructures sanitaires adaptées (hôpitaux, dispensaires…). Cette solidarité s’avère encore plus indispensable et efficace pour lutter contre l’épidémie au niveau le plus local, en particulier en faveur des personnes les plus fragiles, les plus pauvres, les moins bien incluses, les plus éloignées de l’emploi…
Le VIH n’est évidemment pas le coronavirus. Ni en termes de gravité, ni en termes de modes de transmission ni en termes de temporalité. Les leçons de la riposte à la plus grande épidémie des temps modernes peuvent néanmoins nous aider à dessiner la réponse à la nouvelle épidémie qui nous frappe depuis quelques mois. Et en particulier à ne pas tomber dans les erreurs préconisées par les apôtres de la vieille santé publique, coercitive et ignorante des libertés publiques, comme par des opinions publiques paniquées devant une résurgence encore modeste mais inattendue, et scénarisée comme jamais, de la mort.
- 1. Voir, pour les États-Unis, l’étude d'Alfred W. Crosby, de l’Université du Texas, America’s forgotten epidemic, Cambridge University Press, 2003.
- 2. La grippe asiatique et la grippe de Hong-Kong (on parlait alors de « grippe de Mao-Tsé-Toung ») auraient tué, chacune, de 1 à 4 millions de personnes dans le monde, dont 30 000 en France, soit environ l’équivalent de deux épisodes actuels de grippe saisonnière. À la date de rédaction de cet article, le Covid-19 avait tué un peu plus de 225.000 personnes dans le monde, dont 24.400 en France.
- 3. Voir à ce sujet l’interview de Patrice Bourdelais, historien des épidémies, dans Libération, le 11 avril 2020.
- 4. La pandémie de sida, apparue au début des années 1980, a contaminé à ce jour plus de 75 millions d’hommes, de femmes et d’enfants et a tué 32 millions d’entre eux en près de quarante ans, soit environ l’équivalent de la grippe espagnole, en laissant dans son sillage misère, détresse et dévastation économique et sociale.
- 5. Jonathan Mann, responsable du programme sida de l’OMS, a joué un rôle majeur à ce propos. Jonathan Mann et al., « Health and Human Rights », Health and Human Rights Journal, n° 1, Harvard University, 1994.
- 6. Cf. par exemple George Rosen, A history of public health, Johns Hopkins University Press, 1993 (expanded edition) ou Roy Porter, The greatest benefit of mankind : a medical history of humanity, W. W. Norton & Company, 1997. C'est bien parce que la santé publique est perçue comme coercitive qu'en temps normal il est si difficile, car impopulaire, de lutter contre les fléaux sociaux comme le tabagisme et l’alcoolisme, qui tuent pourtant 100.000 personnes par an en France.
- 7. Pour une analyse complémentaire du sujet sur le volet des droits humains, on se reportera à un document élaboré sous l’égide d’ONUSIDA, l’agence spécialisée des Nations-Unies dans la lutte contre le sida : Les droits humains au temps du Covid-19. Les leçons du VIH pour une réponse efficace, et dirigée par les communautés. 2020.
- 8. Les Américains et les Britanniques parlent plutôt de « communautés ».
- 9. La dépénalisation des relations sexuelles consensuelles entre personnes homosexuelles en Chine, en 1997 puis, plus de vingt après, la décision de la Cour Suprême indienne de dépénaliser toutes les relations sexuelles consensuelles entre deux adultes, en 2019, ont marqué deux étapes majeures.
- 10. Ce plan d’aide d’urgence à la lutte contre le sida dans le monde, « President’s emergency fund for AIDS relief », a été initié aux États-Unis, par le président George W. Bush, en 2003.