
Une décennie française de l’Union européenne ?
Ces dernières années, la France est plus sûre d’elle au sein de l’Union européenne et n’hésite pas à s’opposer à l’Allemagne pour atteindre ses objectifs. Avec le plan de relance face à la crise sanitaire, des investissements dans les technologies et une plus grande autonomie stratégique, l’Union répond aux demandes de la France d’une plus grande « souveraineté européenne ».
Dans le débat politique français, il est de coutume de se plaindre de l’imposition d’une « doxa bruxelloise » aux gouvernements nationaux. Si l’extrême droite rejette catégoriquement toute forme de supranationalisme, les forces de gauche critiquent l’orientation excessivement libérale de l’Union européenne (UE). L’intégration européenne reviendrait ainsi à une uniformisation sur le « modèle allemand » que les gouvernements français, de droite comme de gauche, auraient passivement accepté. Ce discours occupe un espace médiatique important, à l’approche des élections législatives, dans les déclarations de Jean-Luc Mélenchon et les mesures défendues dans l’accord électoral de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale qui prévoit la « désobéissance aux traités européens ». Cette conception d’une France qui « subit » l’intégration européenne est en partie encouragée par certaines analyses de science politique, selon lesquelles l’UE et en particulier le couple franco-allemand se caractérisent par une asymétrie en faveur de l’Allemagne. Les élargissements successifs des années 1990 et 2000 sont sans doute perçus comme autant de facteurs qui ont dilué l’influence française (et la pratique de la langue française !) dans les institutions européennes1. Ce sentiment d’une perte d’influence est l’une des raisons de l’euroscepticisme croissant en France.
Mais ce sentiment correspond-il à la réalité ? L’UE reprend-elle de moins en moins les idées françaises ? Et l’Allemagne donne-t-elle vraiment le la dans le tandem franco-allemand ? Nous répondons à toutes ces questions par la négative. Non seulement la France a toujours été influente à l’intérieur de l’UE mais, ces dernières années, elle s’est placée au centre de l’équilibre politique européen. Les raisons de cette influence s’observent à trois niveaux : dans les rapports de force de la politique intérieure, dans la relation franco-allemande et dans des facteurs externes, tels que les nombreuses crises auxquelles l’UE a été confrontée au cours de la dernière décennie.
Fort de sa victoire à l’élection présidentielle de 2017 contre un Rassemblement national qui prônait explicitement la sortie de la France de l’UE, Emmanuel Macron a bénéficié d’un capital politique et d’une autorité considérable au niveau européen. Avec ses prises de position, notamment le discours de la Sorbonne sur la « souveraineté européenne » en septembre 2017 et lors des négociations du plan de relance Next Generation EU en mai 2020, Macron a assumé un rôle de premier plan parmi les chefs d’État et de gouvernement de l’UE. Si la sortie de l’UE semble avoir disparu de l’ordre du jour politique français en 2022, l’écrasante majorité des dirigeants européens craignaient une présidence Marine Le Pen, qui aurait immobilisé la gouvernance de l’UE, voire constitué un Frexit de fait. La réélection de Macron renouvelle donc sa stature au niveau européen, d’autant plus que ses deux prédécesseurs, Nicolas Sarkozy et François Hollande, ne sont pas parvenus à s’imposer dans la durée. Par ailleurs, dans l’hypothèse d’une majorité Renaissance à l’Assemblée nationale, Macron disposera d’une marge de manœuvre qui n’a d’équivalent dans aucun des grands États membres de l’UE, que ce soit l’Italie, l’Espagne ou l’Allemagne.
Concernant cette dernière, pendant longtemps, l’influence allemande en Europe a été associée au nom d’Angela Merkel. Cependant, après seize ans d’exercice, la « chancelière éternelle » a quitté ses fonctions en septembre 2021. Son successeur, Olaf Scholz, doit encore se battre pour imposer son autorité, tant au niveau national qu’au niveau européen. D’une part, Scholz dirige un gouvernement de coalition, composé de trois partis (sociaux-démocrates, Verts et libéraux) avec des priorités politiques parfois très différentes. D’autre part, il ne faut pas s’attendre à ce que Macron assume une position de « partenaire junior » dans le duo franco-allemand, comme Sarkozy et Hollande l’avaient fait vis-à-vis de Merkel. Macron incarne une France plus sûre d’elle, qui n’hésite pas à s’opposer à l’Allemagne pour atteindre ses objectifs. L’exemple récent le plus clair est le plan de relance européen, financé par la dette commune, pour la lutte contre les conséquences de la pandémie de Covid-19.À l’époque, le président Macron avait suivi une stratégie conflictuelle avec l’Allemagne, en signant la lettre du 25 mars 2020, appelant à la mise en place de corona bonds. Cette approche a poussé l’Allemagne à infléchir ses positions sur la mise en place d’une dette commune, permettant un compromis politique plus proche des positions historiquement défendues par Paris.
Le troisième et plus important facteur de l’influence croissante de la France dans l’UE concerne les différentes crises et leurs effets. La crise de la zone euro n’a en aucun cas conduit à la domination de l’Allemagne en Europe, comme on le prétend souvent. Au contraire, en raison du niveau élevé de dépendance mutuelle au sein de l’Union monétaire et notamment à cause de la pression française, Merkel s’est sentie obligée de franchir pas moins de quatre « lignes rouges » allemandes et d’approfondir la zone euro. Cette dernière se traduit par des fonds de sauvetage communs, l’institutionnalisation des sommets de l’euro, l’union bancaire européenne et une politique monétaire active et politiquement soutenue par la Banque centrale européenne. La pandémie de Covid-19 et le plan de relance ont encore renforcé l’étroite interdépendance des économies européennes et leur plus grand partage des risques. Pour la première fois, l’UE contracte désormais une dette commune importante, afin de la mettre à la disposition des États membres particulièrement touchés par la pandémie sous forme de subventions et de prêts à des conditions favorables. L’expression « transferts financiers réels », utilisée par Macron, n’est pas une hyperbole dans ce contexte. Étant donné que les dettes sont mutualisées au niveau européen, il ne sera pas possible de revenir au statu quo d’avant la pandémie. Au contraire, des voix se font de plus en plus fortes pour introduire davantage de flexibilité dans les règles budgétaires européennes, qui ont par ailleurs déjà été outrepassées à maintes occasions.
La perturbation des chaînes d’approvisionnement pendant la pandémie et la dépendance vis-à-vis d’États autoritaires comme la Chine et la Russie ont donné un élan supplémentaire aux appels français à plus de « souveraineté européenne » et à des investissements communs dans les technologies d’avenir. L’attention médiatique accordée au refus de la fusion Alstom-Siemens par la Commission européenne a masqué des évolutions bien réelles dans le droit de la concurrence européenne2. Le régime qui gouverne les aides d’État a été assoupli bien au-delà de la réponse apportée aux dégâts économiques de la pandémie. Depuis 2018, les Projets importants d’intérêt européen commun (PIIEC), qui permettent aux gouvernements nationaux de déroger aux restrictions sur les aides d’État, se sont multipliés. Plusieurs milliards d’euros de financements publics ont été mobilisés pour effectuer des investissements communs dans les batteries électriques et les semi-conducteurs, tandis que d’autres PIIEC sont en attente de validation concernant le cloud, l’hydrogène et la santé. Le Règlement européen du 8 février 2022 prévoit que les usines de semi-conducteurs qualifiées de « pionnières » vont également déroger aux restrictions sur les aides d’État. Par ailleurs, le cas Alstom-Siemens a constitué un tournant concernant les fusions. Dans son communiquéde presse du 18 novembre 2021, la Commission a précisé que, dans certains domaines, la définition du marché ne se fera plus au niveau européen mais au niveau mondial.
Finalement, l’invasion de l’Ukraine par la Russie semble confirmer la nécessité d’une plus grande autonomie stratégique européenne. Étant donné que la France dispose du plus important budget militaire et de la plus grosse industrie de défense de l’UE, et qu’elle est la seule puissance nucléaire et le seul membre permanent du Conseil de sécurité, le pays est amené à jouerun rôle majeur. Les sanctions communes contre la Russie ainsi que les progrès récents dans l’intégration des industries de défense européennes (Fonds européen de défense, Système de combat aérien du futur…) témoignent d’une demande d’intégration croissante dans le domaine de la politique étrangère et de sécurité. La France pourra exercer un leadership dans ce domaine si elle parvient à montrer que l’autonomie stratégique européenne se fera par étapes et qu’elle est, pendant encore quelques décennies, pleinement compatible avec l’alliance atlantique.
Dans l’ensemble, l’UE pense davantage en français à l’issue de la présidence française du Conseil. S’il doit beaucoup à des chocs exogènes et la fin de l’ère Merkel en Allemagne, le président Macron a su imposer une grande partie de ses conceptionsau niveau européen. En ce qui concerne la politique budgétaire et la politique de concurrence, pourtant considérées comme deux domaines où le « modèle allemand » exerce sa domination, la gouvernance européenne s’est considérablement rapprochée des préférences françaises. L’invasion de l’Ukraine par la Russie semble indiquer que la politique étrangère et de sécurité constitue le prochain domaine dans lequel l’intégration européenne progressera et sur lequel la France a tous les atouts pour jouer un rôle de premier plan. D’une manière générale, les gouvernements français façonnent l’intégration européenne autant – voire davantage – qu’ils la subissent. Loin des images d’une hydre supranationale ou d’une hégémonie allemande, les années 2020 pourraient voir l’avènement d’une « décennie française » dans la gouvernance européenne.
- 1. Christian Lequesne, La France dans la nouvelle Europe. Assumer le changement d’échelle, Paris, Presses de Sciences Po, 2008.
- 2. Voir Sophie Meunier et Justinas Mickus, “Sizing up the competition: explaining reform of European Union competition policy in the Covid-19 era”, Journal of European Integration, vol. 42, n° 8, 2020, p. 1077-1094.