
Le défi humanitaire de la Covid-19 en Afrique
L'épidémie due au coronavirus n'a pas touché l'Afrique aussi durement qu'on aurait pu le craindre, du moins en nombre de cas recensés jusqu'à présent. Elle contraint néanmoins les acteurs humanitaires à repenser leurs modes d'intervention.
Ces dernières semaines, l'octroi de fonds destinés à la prévention et à la coordination de la réponse à la pandémie de Covid-19 dans les pays vulnérables a été annoncé au compte-gouttes. Les sommes restent bien loin cependant des 2 milliards de dollars que les Nations-unies estimaient nécessaires dans leur plan de réponse spécifique pour 2020. Certains États africains comme le Sénégal ont alors, très tôt, plaidé en faveur d’une annulation de la dette pour l’ensemble du continent1. Recueillant des échos plus ou moins favorables au sein de la communauté internationale, cette proposition s'est traduite en pratique par une suspension de paiement pour les pays les plus pauvres : mais l'annulation effective demeure aujourd'hui, et malgré la pandémie, chimérique. Les pays touchés, en Europe et aux États-Unis notamment, se concentrent prioritairement sur la réponse à l’intérieur de leurs frontières et les enveloppes financières débloquées, bien que vertigineuses, semblent néanmoins insuffisantes pour faire face aux impacts sanitaires, sociaux et économiques de la maladie chez eux.
Une propagation plus lente et concentrée en Afrique de l’Ouest
L’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale sont les deux sous-régions les plus fragiles où les indices de développement humain2 et les systèmes de santé sont les plus faibles au monde. À l’inverse, les taux de pauvreté3 et les indices de vulnérabilité au changement climatique4 comptent parmi les plus élevés. Les besoins humanitaires déjà considérables par le fait de désastres et autres catastrophes naturelles se traduisent par une aggravation continue de la sous-alimentation depuis 20055. Ils sont amplifiés par des conflits armés qui se multiplient et rendent les populations exsangues.
Désormais, l’ensemble des pays africains est touché par le coronavirus, avec autant de réponses institutionnelles. Pour des raisons encore incertaines, la progression des cas officiels recensés demeure plus limitée en Afrique comparée aux courbes des autres continents. En Afrique subsaharienne, les chiffres continuent cependant d’augmenter (238 339 cas en Afrique du Sud, 30 748 cas au Nigéria, 23 463 cas au Ghana, et 14 916 au Cameroun, ces trois derniers étant les plus touchés en Afrique de l’Ouest, sous-région qui comptabilise à elle seule 40, 9% des cas sur le continent)6, avec un taux de mortalité néanmoins très faible. Il est vraisemblable que ces chiffres sont sous-estimés en raison des insuffisances et faiblesses de nombreux pays du continent en matière de surveillance sanitaire, épidémiologique et de système de santé. Mais au-delà d’un impact sanitaire désastreux qui ne semble pas se confirmer, ce sont bien plus largement les effets sociaux, économiques et alimentaires de la pandémie qui sont en jeu, par le truchement des mesures prises sur la mobilité et l’économie quotidienne des populations et des vivres et les paralysies enregistrées à l’échelle mondiale. Le Programme alimentaire mondial (PAM) annonce une aggravation dramatique de 70% du nombre de personnes en insécurité alimentaire, soit un total estimé de 43 millions pour l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale7.
Le cercle vicieux combinant changement climatique, conflits et désormais pandémie peut déstabiliser durablement des économies dynamiques mais aussi extrêmement dépendantes des conjonctures internationales. Les ondes de choc se ressentiront par-delà les frontières, tant les interrelations entre les différentes parties du monde sont importantes. Dans un tel contexte, le repli sur soi est non seulement illusoire mais révèle aussi un manque d’éthique et de solidarité. S'il permet pour un temps de détourner le regard d’un pays ou d’une zone qui nous semblent lointains, l’épidémie n'en devient que plus dangereuse : par leur réticence à y reconnaître le tsunami mondial qu’il est devenu par la suite, la Chine, l'Europe et les États-Unis ont favorisé implicitement sa propagation. Or, cet effet boomerang aura des conséquences à moyen et long terme sur nous en tant que nations, communautés, et individus.
Entre relance économique et protection des plus vulnérables
Appliquer le confinement et la distanciation sociale comme en Chine, en Corée du Sud ou plus récemment en Europe et aux États-Unis serait irréaliste en Afrique, où les structures et les moyens sont incroyablement réduits et fragiles, voire inexistants. Contraindre les plus précaires et vulnérables à respecter de telles conditions accentuerait encore davantage leur fragilité et augmenterait la probabilité d’une surmortalité parmi ces populations. C’est ce que décrit avec justesse Didier Fassin dans un article récent, pointant « l’illusion dangereuse de l’égalité devant l’épidémie »8.
Au regard des différents constats réalisés sur le plan sanitaire mais aussi social et économique, les enjeux sont nombreux. Les ministres de la Santé africains et l’Organisation Mondiale de la Santé, dans leurs travaux préparatoires à la 73èmeAssemblée Mondiale de la Santé qui s’est tenue les 18 et 19 mai dernier, ont particulièrement insisté sur le besoin de protéger les moyens d’existence des populations pour qui la ressource quotidienne est vitale, la protection accrue des personnels de santé plus exposés au virus, la nécessité de renforcer la résistance économique et alimentaire des communautés face aux mesures de quarantaine et d’isolement et l’importance d’améliorer leur santé mentale et leur bien-être psychosocial, la lutte enfin contre la stigmatisation des patients touchés par la Covid-19.
Vers une action humanitaire renouvelée ?
Dans un contexte de pandémie immobilisant largement les ressources disponibles dans les pays riches, quelle forme peut prendre l’action humanitaire sur le continent africain ? De nombreux professionnels de l’action humanitaire habitués des situations de crise voient leurs moyens et capacités très fortement limités. Ils repensent d’ores et déjà les interventions qu’il faut absolument maintenir parce qu’elles sont destinées à sauver des vies, et celles qui sont liées à la prévention et à l’accompagnement des effets sociaux et économiques de la Covid-19. Cette action contrainte oblige à repenser les relations et les rapports entre acteurs, pour envisager de modes de collaboration plus équilibrés. En un sens, il s’agit d’incarner l’engagement pris lors de la « grande négociation » (plus communément appelée Grand Bargain) du Sommet humanitaire mondial de 2016. Convoqué pour la première fois depuis la création de l’Organisation des Nations-unies, celui-ci partait du constat d'un niveau de « souffrance humaine inégalé depuis la Seconde Guerre Mondiale » et avait pour objectif la définition d'un Programme d’action pour l’humanité reposant sur des engagements partagés entre donateurs et organisations d’aide humanitaire. L'accord trouvé préconisait une « action aussi locale que possible et aussi internationale que nécessaire »10.
Le terme de « localisation » a été largement galvaudé depuis, par le recours à des prestations de services plutôt qu'à des partenariats équitables. Des règles contradictoires continuent également de favoriser les partenariats au niveau local tout en faisant peser sur les acteurs internationaux une responsabilité et redevabilité opérationnelle, financière et légale excessives (jusque dans l’anti-terrorisme). Ces derniers ont alors reporté le risque sur les acteurs locaux et nationaux.
Les Organisations non-gouvernementales internationales (ONGI) plaident à raison aujourd'hui pour leur reconnaissance en tant qu’acteurs essentiels des stratégies de prévention et de réponses dans les pays d’intervention, pour leurs activités de life-saving comme pour la lutte contre les conséquences de la pandémie. Cela leur permettra de bénéficier du même statut que les personnels soignants, tant dans les moyens de protection pour eux-mêmes et les populations avec lesquels ils sont en contact que dans leur mobilité sur les territoires, mais aussi de mettre leur expertise et leur expérience au service de réponses pensées localement, en fonction des réalités contextuelles et territoriales.
Les bailleurs institutionnels doivent également mobiliser davantage de moyens pour financer les interventions humanitaires, sans se contenter d’une re-fléchage de fonds. Il faudrait enfin assouplir les règles de conformité et de reportage. La pandémie est l’occasion d’affronter le réel, de prendre la mesure de ces situations extrêmes dont on sait désormais qu’elles sont amenées à se reproduire (qu’il s’agisse des risques pandémiques ou des conséquences inévitables et récurrentes du dérèglement climatique) et de repenser les rapports de confiance entre acteurs du système humanitaire. Régulièrement invoquée par les financeurs, cette confiance est loin encore de se traduire en actes, si l’on en juge par les procédures et les garanties exigées des acteurs opérationnels. Il faudrait pouvoir accepter un risque « raisonnable » qu’aucun rapport, aussi méticuleux, détaillé et régulier soit-il, ne saurait supprimer entièrement.
Il faut pouvoir s’appuyer sur des organisations locales et nationales en parallèle du soutien aux autorités publiques et développer une approche plus horizontale, à l’écoute de ces acteurs, plus qu’aucun autre légitimes dans un système humanitaire contraint par la pandémie. Ces acteurs locaux et nationaux sont encore trop peu entendus : certains doivent batailler pour prendre part aux discussions au sein des clusters, groupes d’organisations constitués dans chacun des principaux secteurs de l’action humanitaire (l’eau, la santé, la logistique, etc.), aux côtés des autorités, des bailleurs de fonds et des ongi. La marge de manœuvre aujourd'hui réduite de ces dernières devrait inciter à repenser la place stratégique des acteurs locaux et nationaux dans toutes les actions de prévention et de réponse, qu’il s’agisse de sécurité alimentaire et de moyens d’existence, de relance économique ou de protection.
Ces nouveaux équilibres à trouver entre local et international sont une partie de la réponse à tâtons face à une pandémie à laquelle personne n’était préparé, et ils correspondent aux engagements de nombre d'acteurs du Sommet de 2016. La localisation doit accompagner la transformation d’un système humanitaire qui poursuit sa mue et faire progresser la qualité des réponses humanitaires en replaçant les populations en son centre. Les Grecs appelaient cela le kairos : il en va de chacun de nous de saisir cette opportunité pour être à la hauteur des enjeux.
- 1. ONU Info, « Les économies africaines menacées par la crise du Covid-19 (CNUCED) », 26 mars 2020.
- 2. Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), « Rapport sur le développement humain 2019 », 2019, p.40-41.
- 3. La Banque Mondiale, PIB par habitant, données 2018.
- 4. Notre Dame Global Adaptation Initiative, ND GAIN Country Index, récupéré le 04 mai 2020.
- 5. Food and Agriculture Organization of the United Nations (FAO), « The state of food security and nutrition in in the World, 2019 », 2019, p. 6-11.
- 6. John Hopkins University and Medicine, Coronavirus Resource Center, 19 juin 2020.
- 7. Emmanuel Akinwotu, « West Africa facing food crisis as coronavirus spreads », The Guardian, 15 mai 2020; révision World Food Programme, « WFP Global Response to Covid-19 : June 2020 », 29 juin 2020.
- 8. Didier Fassin, « Covid-19 : l’illusion dangereuse de l’égalité devant l’épidémie », Collège de France, 16 avril 2020.
- 9. 73ème Assemblée Mondiale de la Santé, 18 et 19 mai 2020, Genève.
- 10. Humanitarian Policy Group, Barbelet V. 2018 « As local as possible, as international as necessary », novembre 2018.