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  Défilé du 14 juillet 2019   © École polytechnique - J.Barande via Flickr
Défilé du 14 juillet 2019 © École polytechnique - J.Barande via Flickr
Flux d'actualités

Un président chef de guerre, vraiment ?

Lire ou entendre que le Président de la République est un « chef de guerre » révèle une certaine perception de la pratique des institutions de la Ve République, où le titre de « chef des armées » est souvent sur-interprété. Pourtant, une autre approche, plus nuancée, est possible.

Depuis l’agression de l’Ukraine par la Russie, les commentaires qui qualifient le Président Macron de « chef de guerre » ont été nombreux. Pourtant, la France n’est pas partie belligérante et il n’est pas question, pour le moment, qu’elle franchisse le seuil de l’engagement direct de la force publique militaire. L’emploi de la formule s’inscrit en partie dans le sillon creusé par l’effet « ralliement sous les drapeaux » (expression du politologue américain John Mueller), selon lequel la population resserre les rangs autour de ses dirigeants en période de crise aigüe. En France, ce mouvement se réalise derrière le Président français, identifié comme l’organe le plus à même de nous « protéger » (c’est le mot qu’Emmanuel Macron emploie dans son allocution du 2 mars 2022) du péril existentiel que représente une guerre. Ce phénomène trouve son soubassement dans le fait que le Président est le « chef des armées » au terme de l’article 15 de la Constitution du 4 octobre 1958. Avec ce titre, il est considéré comme l’organe compétent pour diriger les affaires militaires et, plus largement, les relations extérieures de la France. Pour autant, cette formule du président « chef de guerre » valide une pratique non-conforme à la Constitution. Elle donne du crédit à la présidentialisation du régime et alimente le mythe d’une présidence omnisciente, au risque que l’absence de responsabilité politique du premier de nos gouvernants soit occultée.

Un écart entre le droit et la pratique

En France, un certain nombre de croyances constitutionnelles (pour ne pas dire poncifs) ont la vie dure. Parmi elles figure en bonne place la théorie du « domaine réservé » de Jacques Chaban-Delmas, selon laquelle il serait dévolu au Président de la République un domaine comprenant la politique étrangère et la défense nationale. Pourtant, la lecture croisée des articles 5, 15, 19, 20 et 21 et 35 de la Constitution empêche de conclure en ce sens. Le titre de chef des armées demeure équivoque. S’il consacre la subordination constitutionnelle du militaire au pouvoir civil1, il ne semble pas attribuer de compétence décisionnelle au seul Président de la République, encore moins lui permettre de revêtir l’uniforme du chef de guerre. Deux séries d’arguments permettent de s’en convaincre : l’un est historique, l’autre juridique.

La répartition des compétences en matière de relations extérieures n’est guère une innovation de la Ve République (hormis l’article 16 de la Constitution relatif aux pleins pouvoirs). Elle prend sa source dans plusieurs reconfigurations tirées des expériences monarchique et révolutionnaire, jusqu’à la synthèse opérée par la IIe République. Sous la Constitution de 1848, le constituant retient un dualisme des pouvoirs : l’autorité gouvernementale devient l’unique détentrice du pouvoir de direction des relations extérieures, l’Assemblée nationale prenant la charge de son contrôle2. Depuis lors, tous les régimes républicains ont suivi cette distribution des pouvoirs. Les soubresauts consécutifs à la défaite de Sedan ne l’ont pas remise en cause sous l’empire des Lois constitutionnelles de 1875, alors que la séparation hermétique entre le politique et le commandement militaire, elle aussi instaurée par les républicains, connaissait un déclin au tournant de la Grande Guerre. La IIIe République parlementaire a admis progressivement que le pouvoir de direction devait échoir au Gouvernement et, à sa tête, son Président du Conseil. Ce glissement se fit au détriment du Président de la République qui, dépositaire de la force armée, conserva néanmoins une certaine «  magistrature d’influence  » jusqu’à l’aube de la VRépublique3. C’est la raison pour laquelle les rédacteurs de la Constitution de 1958 ont considéré que le titre de chef des armées n’empêchait pas le Gouvernement de diriger la force armée à sa disposition (art. 20 et 21 C)4.

Les rédacteurs comprenaient en effet la nouvelle Constitution conformément au cadre parlementariste imposé par la loi constitutionnelle du 3 juin 1958. Ce dernier induit que la réalité du pouvoir de direction revient à l’organe qui, par son contreseing, endosse la responsabilité politique de la décision5. Or, sous la VRépublique, la quasi-totalité des décisions signées par le chef de l’État en matière de relations extérieures doit être contresignée par le Premier ministre et les membres du Gouvernement concernés (art. 19 et 22 C). En tant que responsable de la défense nationale (art. 21 C), le Premier ministre bénéficie donc d’une place de choix dans l’ordonnance du 7 janvier 1959 relative à l’organisation générale de la défense. Son dispositif s’articulait autour d’une prise de décision collégiale en Conseil de défense6, dominée par la précellence du Premier ministre, malgré sa présidence assurée par le chef de l’État (art. 15 C). Toutefois, l’adoption de plusieurs décrets à partir de 1962 a progressivement ménagé une place au Président de la République. À tel point que, désormais, le Code de la défense maintient la place constitutionnelle du Premier ministre, mais offre aussi «  un relief certain au titre de "chef des armées"  »7. Un tel glissement résulte d’une désynchronisation en matière de relations extérieures entre la Constitution, plutôt parlementariste, et sa mise en mouvement institutionnelle, foncièrement présidentialiste8. L’écart observé entre le droit et la pratique s’est ensuite propagé à l’ensemble des affaires politiques9.

Si disposer du titre de chef des armées ne conduit pas nécessairement son détenteur à devenir l’unique décideur, c’est pourtant ce qui a fini par infuser dans les esprits, jusqu’aux plus critiques de la Ve République10. Ainsi peut-on se surprendre à entendre, sur les ondes de la première radio de France, que si le Président « cheffe, c’est parce que la Constitution lui donne le pouvoir de cheffer » au terme de deux articles, dont « le numéro 15, où apparaît clairement qu’il est le chef des armées » ; dans tous les domaines de la défense « c’est lui qui décide » 11. Un propos aussi juridiquement inexact que pratiquement normalisé n’étonne plus. Et pour cause, une formidable entreprise de légitimation a été et reste à l’œuvre.

Un titre de chef des armées légitimant

La guerre en Ukraine donne un ton plus grave et solennel au suffrage présidentiel à venir. Elle rappelle en effet combien l’élection du prochain Président détermine aussi celui qui, à la tête d’une puissance nucléaire (par ailleurs membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies), prendra en charge la survie de la Nation. Alors-même que la prédominance du Président n’allait pas de soi, quatre ressources ont participé à asseoir son autorité.

La première qui vient immédiatement à l’esprit est l’influence de Charles de Gaulle. Nicolas Roussellier retrace à cet égard la genèse de la pensée du Général lors de l’entre-deux-guerres. Selon lui, les institutions devaient se doter d’une chaine de commandement politico-militaire, d’abord inspirée de la figure du chancelier allemand12, ensuite de sa propre expérience de la France libre13, qui fera florès sous la Ve République. Au-delà du mythe gaullien, les acteurs qui l’ont accompagné, ceux qui se sont opposés à lui ou lui ont succédé ont été indispensables pour banaliser la présidentialisation du régime au travers de luttes et jeux complexes, par la formulation et la reconfiguration de pratiques.

L’article 5 de la Constitution, qui fait du Président un garant de l’indépendance nationale et de l’intégrité du territoire, constitue la deuxième source de légitimation. Si sa portée politique ne fait guère de doute, elle ne prévoit pas de titres de compétences ni d’obligations14. L’indétermination de l’article 5 profite au chef de l’État qui lui impute toutes les compétences qu’il a fini par capter au Premier ministre15. Par exemple, le chef des armées décide parce que sa fonction définie à l’article 5 le lui permettrait. Lors de sa mémorable conférence de presse du 31 janvier 1964, de Gaulle ne dit pas autre chose lorsqu’il rappelait qu’au sens de la Constitution, le chef de l’État est le «  garant du destin de la France et de celui de la République, chargé par conséquent de graves devoirs et disposant de droits étendus  ».

L’élection au suffrage universel direct apparaît d’ailleurs comme la troisième ressource d’importance. Certes, l’indépendance procurée par la réforme constitutionnelle du 6 novembre 1962 permettait de signaler aux autres États que le Président français peut décider sans contraintes16. Mais la légitimité par l’élection constitue un argument rhétorique pour justifier un important pouvoir, révélant alors une tendance à confondre légitimité et légitimation17. Lorsque le Président Macron estime que sa responsabilité de chef des armées est « définie par notre Constitution » et que, « dans le mandat qui est donné démocratiquement par le peuple au Président de la République, il y a ce mandat de chef des armées18 », il s’efforce de légitimer sa fonction au moyen de son élection directe.

C’est ce mode de suffrage qui est d’ailleurs mobilisé pour justifier la qualité de «  maître de l’atome 19 » du chef de l’État, en tant que quatrième ressource de légitimation du chef des armées. Si la légalité de l’attribution de la compétence nucléaire au Président nous paraît douteuse20, en ce qu’elle a été décidée par la voie réglementaire et ne respecte ni la répartition des compétences constitutionnelle ni la règle du contreseing21, la légitimité du Président permettrait de s’en exciper22. L’argument est peu convaincant, sans quoi toute compétence invalide pourrait être dissoute dans la légitimité démocratique de son détenteur. Or le titulaire d’un pouvoir de commandement (ici nucléaire) n’est pas seulement légitime en raison de son élection par le peuple. Il l’est aussi et peut-être surtout en raison du fait que le pouvoir qu’il possède s’exerce selon les «  règles rationnelles instituées  » par la Constitution23. Il n’en reste pas moins que la compétence nucléaire du Président irradie à présent l’ensemble des affaires militaires, à tel point que le chef de l’État, sans pouvoir être assimilé au modèle du commandant en chef étasunien24, est effectivement considéré comme celui qui a autorité sur les armées (et le Gouvernement qui en décide l’emploi25).

À une si brève échéance des élections présidentielle et législative (ne les oublions pas !), les problématiques institutionnelles liées aux questions militaires et diplomatiques ne sont pas figées. Si elles se révèlent, hélas, d’une bien sombre actualité, puissent-elles rappeler l’intérêt de nous en saisir. À rebours de ce qu’écrivait Jean-Jacques Rousseau, « l’exercice extérieur de la Puissance [ne] convient [point] au Peuple […], il [ne] doit [pas seulement] s’en rapporter là-dessus à ses chefs26. »

 

  • 1. Olivier Gohin, « Les fondements juridiques de la défense nationale », Droit & Défense, n°93-1, 1993, p. 8.
  • 2. Thibaud Mulier, Les relations extérieures de l’État en droit constitutionnel français, Mare & Martin, coll. « BDT », 2020, §660-768.
  • 3. Idem, §769-821.
  • 4. « Séance de l’après-midi du 6 août 1958 du Comité consultatif constitutionnel » in Comité national chargé de la publication des travaux préparatoires des institutions de la Ve République (coll.), Documents pour servir à l’histoire de l’élaboration de la Constitution du 4 octobre 1958, Doc. fr., vol. 2, 1988, p. 216.
  • 5. Le contreseing ministériel est, depuis la IIIe République, un « mode de transfert du pouvoir décisionnel » du signataire vers le contresignataire. Lucie Sponchiado, La compétence de nomination du président de la Cinquième République, Dalloz, coll. « BPC », 2017, §63-79.
  • 6. Bernard Chantebout, L’organisation générale de la défense nationale en France depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, LGDJ, coll. Bibliothèque constitutionnelle et de science politique, t. 26, 1967, p. 200.
  • 7. Luc Klein, Le contrôle civil de la force armée en démocratie. Droit et pratique de la suprématie civile dans les démocraties contemporaines, Mare & Martin, coll. « BDT », 2020, p. 305.
  • 8. Elle se caractérise par une captation présidentielle des moyens concrets du régime parlementaire. Armelle Le Divellec,  « La chauve-souris. Quelques aspects du parlementarisme sous la Ve République », La République. Mélanges Pierre Avril, LGDJ, coll. Les Mélanges, 2001, p. 350-351.
  • 9. Thibaud Mulier, op. cit., §836-851 et 874-908.
  • 10. Jean-Luc Mélenchon paraît embrasser une telle lecture. « La France face aux défis du monde », C dans l’air Présidentielle, 30 janvier 2022.
  • 11. Yaël Goosz, Laurence Peuron, « Chef de guerre, c’est comment ? », Président c’est comment, France Inter, 8 février 2022.
  • 12. Nicolas Roussellier, La force de gouverner. Le pouvoir exécutif en France XIXe-XXIe siècles, Gallimard, coll. Nrf essais, 2015, p. 350-373.
  • 13. Idem, p. 379-381.
  • 14. Philippe Ardant, « L’article 5 et la fonction présidentielle », Pouvoirs, n°41, 1987, p. 37.
  • 15. Pierre Brunet, Vouloir pour la Nation – Le concept de représentation dans la théorie de l’État, Bruylant-LGDJ, coll. La pensée juridique, 2004, p. 334-335.
  • 16. Nicolas Roussellier, op. cit., p. 400-402.
  • 17. Bruno Daugeron, La notion d’élection en droit constitutionnel. Contribution à une théorie juridique de l’élection à partir du droit public français, Dalloz, coll. « NBT », vol. 103, 2011, p. 924-1039, en part. p. 1008-1016.
  • 18. Il évoquait les frappes aériennes en Syrie d’avril 2018 : « Macron, un an après : le grand entretien », Mediapart, 15 avril 2018.
  • 19. Henri Pac, Le droit de la défense nucléaire, PUF, coll. Que sais-je ?, 1989, p. 57.
  • 20. Une partie de la doctrine voit dans la compétence nucléaire du Président une « coutume constitutionnelle » en prenant appui sur l’article 5 de la Constitution : Benoît Grémare, L’arme nucléaire française. Aspects de droit public, Univ. de Lorraine, th. dactyl., 2020, p. 320-325. Une autre insiste sur le fait que l’emploi du feu nucléaire se ferait nécessairement dans le cadre de l’article 16 de la Constitution, balayant toutes les critiques relatives à la légalité : Luc Klein, op. cit., p. 602-608.
  • 21. Thibaud Mulier, op. cit., §863-873.
  • 22. Jean Guisnel, Bruno Tertrais, Le Président et la Bombe, Paris, Odile Jacob, 2016, p. 162-164.
  • 23. Max Weber, La domination, La Découverte, 2015, p. 60.
  • 24. Luc Klein, op. cit., p. 589-594.
  • 25. À l’occasion de ses décisions 432 et 450 QPC, le Conseil constitutionnel a affirmé que « le Gouvernement décide, sous l’autorité du Président de la République, de l’emploi de la force armée ». Pour une analyse : Thibaud Mulier, « Emploi de la force armée : entre l’Élysée et Matignon, le Conseil constitutionnel a tranché ! », LPA, n°142, 17 juillet 2015, p. 3-8.
  • 26. Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes. Lettres écrites de la Montagne, Éd. A. Houssiaux, t. III, 1853, p. 74.