
Une bataille des interprétations
Leçons stratégiques de la guerre en Ukraine
Trois observateurs avisés de la guerre en Ukraine évoquent la nouvelle loi de programmation militaire, de l’extension du spectre stratégique (technologies numériques, sanctions économiques, usage de mercenaires, guerre de l’information…) et de l’autonomie stratégique européenne face aux menaces russes et chinoises.
La nouvelle loi de programmation militaire, dont les contours ont été dévoilés par Emmanuel Macron le vendredi 20 janvier, vous semble-t-elle porter l’empreinte de la guerre en Ukraine, et si oui, sur quels aspects en particulier ?
Julien Nocetti – Cette nouvelle loi de programmation militaire ne constitue pas réellement un tournant. Elle s’inscrit plutôt dans une forme de continuité des débats stratégiques de ces dernières années, où reviennent ad nauseam les formules sur le retour du combat de haute intensité. La loi est très ambitieuse en ce qui concerne le cyber, mais il s’agit là aussi plutôt d’une confirmation que d’une véritable surprise : on parle d’augmentations des capacités dans ce domaine, sur le plan technique mais aussi humain, via la formation notamment, depuis 2016. Cette tendance au réinvestissement est également très cohérente avec ce que font nos alliés.
Jean-Paul Paloméros – Notons que cette loi de programmation militaire (LPM), qui couvre sept années, reprend cette durée instaurée en 2017 pour donner plus de longueur de vue dans l’engagement financier du pays au profit de sa défense. On ne peut que souhaiter qu’elle respecte aussi le principe de sincérité qui marque la loi actuelle, c’est-à-dire le respect année après année d’engagements budgétaires conformes à la LPM. Cette LPM se veut une loi de transformation des armées, un objectif louable dans la mesure où l’instabilité de l’environnement stratégique et l’évolution rapide des menaces imposent une forte capacité d’adaptation. Reste que la mise à niveau des capacités de nos forces armées ne sera pas terminée en 2025, en particulier en ce qui concerne le nombre d’équipements. Un effort tout particulier devra aussi porter sur la Base industrielle et technologique de défense et l’innovation.
Jean-Vincent Holeindre – On observe en effet, depuis plusieurs années, un réinvestissement massif de la question militaire, tant sur le plan programmatique que doctrinal. Après une longue période de désinvestissement et au vu de la dégradation du système international depuis dix ans, la volonté de rattraper un certain retard capacitaire est nette. Le cas de l’Allemagne, qui décide de se réarmer et de changer de paradigme après avoir longtemps considéré la question militaire comme un tabou, est particulièrement parlant. Il faut néanmoins prendre du recul vis-à-vis de l’obsession contemporaine de la haute intensité. Par définition, la guerre « conventionnelle », c’est la guerre de « haute intensité ». Le désapprentissage de l’horizon guerrier nous a poussés à concevoir la guerre sous un prisme évolutionniste : les guerres nouvelles devaient succéder aux guerres du passé. En réalité, on redécouvre l’ordinaire de la guerre après avoir pensé la guerre sans la guerre.
Quand est-ce que vous situez le tournant du réinvestissement de la question militaire dans nos sociétés ?
Jean-Vincent Holeindre – Avec la dégradation du contexte international dans les années 2013-2014, la corporation militaire a été à même d’encourager une revalorisation des moyens consacrés aux armées. Ce fut l’occasion, notamment pour l’armée de terre, de « prendre sa revanche » sur des années de désinvestissement. Pour autant, la LPM semble avoir été pensée à la hâte, alors que l’établissement d’une doctrine stratégique claire nécessite un temps de réflexion conséquent. De plus, introduire une telle proposition de loi dans le débat public alors même que la réforme des retraites secoue déjà le pays revient à court-circuiter l’instauration d’une discussion sereine et audible.
Julien Nocetti – Effectivement, le cycle août 2013-septembre 2015 constitue un tournant, car il correspond au moment où la rhétorique russe commence à insister sur la démilitarisation des Occidentaux. En parallèle, Moscou entreprend de vastes efforts de reconstruction de son outil de défense et joue de ses différents canaux informationnels pour propager l’idée que l’Occident cède au déclin militaire et à la décadence.
Revenons en arrière, sur le déclenchement de la guerre en Ukraine, et les erreurs d’anticipation qui ont été les nôtres à ce moment-là. S’agissait-il d’abord selon vous d’erreurs diplomatiques et politiques, ou faut-il s’interroger aussi sur des failles dans le travail de renseignement, de coordination avec nos alliés, d’analyse stratégique ?
Jean-Vincent Holeindre – D’abord, tout le monde n’a pas été surpris. Les renseignements américains annonçaient depuis des semaines le risque d’une attaque. Depuis le 11-Septembre, Washington a tendance à sur-alerter. De fait, c’est toujours moins coûteux de se tromper en disant qu’un événement va survenir que de se tromper en ne voyant pas venir l’événement. Mais le problème de fond, ce n’est pas tellement d’avoir deviné si oui ou non il y aurait une attaque ; c’est de ne pas considérer que la guerre avait commencé huit ans plus tôt, dès l’annexion de la Crimée. À l’époque, on a estimé qu’il s’agissait d’une crise internationale majeure sans prendre au sérieux l’hypothèse de l’invasion massive. Ici, la mésinterprétation des intentions russes est criante, et ce depuis le discours à la conférence de Munich en 2007. À l’époque, la rhétorique poutinienne sous-entendait déjà les velléités néo-impérialistes du Kremlin et l’hostilité vis-à-vis de l’Otan.
Jean-Paul Paloméros – Nous n’avons pas fait confiance au renseignement américain qui n’a cessé de nous avertir de l’imminence de l’invasion russe. Sur ce point, il est clair que le traumatisme créé par les allégations américaines et britanniques sur la détention par l’Irak d’armes de destruction massive et qui ont conduit au déclenchement de la guerre en 2003 a laissé des traces chez les décideurs européens et français en particulier. Cela ne fait que souligner les besoins au niveau national et au niveau européen de capacités de renseignement indépendantes de qualité. De plus, la stratégie d’influence et de désinformation russe a largement contribué à la sous-estimation du risque.
Julien Nocetti – Plutôt que les failles d’anticipation du renseignement, je pointerais en effet les œillères et les biais interprétatifs de nos décideurs civils et militaires. Une partie de nos élites reste enfermée dans une lecture grand-russe de l’espace post-soviétique et, par là même, dans une vision encore fantasmée et romantique de la Russie. Le pendant de cette attitude est bien souvent l’absence de prise en compte de la capacité d’autonomie des États post-soviétiques, une méconnaissance de leurs réalités politiques et sociales, et, in fine, un certain déni de leur indépendance. La problématique est également d’ordre politique et diplomatique. La chronologie des événements montre un effet de paralysie de la scène publique occidentale liée à la politique d’influence russe et à sa capacité de polariser l’opinion publique et les élites dirigeantes. Enfin, les dissonances du binôme franco-allemand ont leur part de responsabilité, car l’évaluation des menaces se fait différemment par Paris et par Berlin. On constate un certain flottement dans la position allemande, qui s’explique notamment par la manière agressive dont le Kremlin instrumentalise la question énergétique.
Jean-Vincent Holeindre – Il faut encore souligner que le regain de confiance de la Russie n’est pas sans lien avec une certaine demande autoritaire interne aux démocraties occidentales. Cette dernière a favorisé la diffusion d’un regard bienveillant envers les autoritarismes russe et chinois, longtemps considérés comme des modèles de régimes autocratiques bien intégrés à la mondialisation.
Nombre de commentaires depuis le début de la guerre en Ukraine ont porté sur le « retour » à un conflit interétatique classique, long et meurtrier, qui rappelle même à certains égards la Grande Guerre1, alors que les exercices et revues stratégiques de ces dernières années semblaient porter principalement sur les nouveaux visages de la guerre : asymétrique, indirecte, hybride, etc. A-t-on été trop vite en expliquant que les conflits du xxie siècle seraient d’un type nouveau ? Le rôle des technologies est-il vraiment décisif dans cette guerre ?
Jean-Vincent Holeindre – Il faut en finir avec la thèse selon laquelle les guerres nouvelles viendraient remplacer les guerres du passé. Il s’agit plus certainement d’une superposition combinatoire des formes guerrières. Les opérations multidomaines constituent certes une extension du spectre stratégique, mais l’erreur serait d’en déduire que les tranchées disparaissent derrière les chevaux de Troie2 et les chatbots3. En réalité, la guerre est toujours synonyme d’une rusticité de la violence et la technicité de nos moyens contemporains ne signifie pas la fin de la létalité sur le champ de bataille, loin de là. Deuxièmement, l’hypothèse d’une diversification des acteurs de la guerre contemporaine aboutissant à un dessaisissement de l’État du monopole de la violence guerrière est à nuancer. S’il existe bel et bien des entrepreneurs non étatiques de la violence, on remarque qu’ils sont encore très liés aux États. Si la guerre est un caméléon du point de vue de ses formes et de ses acteurs, la scène interétatique reste la scène majeure de la distribution de la violence et de la puissance. Enfin, l’appréhension des questions stratégiques par les populations est un enjeu crucial. L’Ukraine est, en quelque sorte, le « laboratoire » actuel d’une construction nationale par le fait guerrier. Or la dissolution contemporaine de notre lien social n’est sans doute pas totalement étrangère à notre incapacité à considérer la guerre comme un événement socialisateur. Il ne s’agit pas de « sauver la guerre », mais de rappeler qu’un tel événement, d’un point de vue socio-anthropologique, peut également contribuer à façonner le sentiment démocratique et républicain. La guerre n’appartient pas aux seuls régimes totalitaires ou impérialistes.
Julien Nocetti – L’expression de « guerre hybride » reste pertinente sous certains aspects. Rappelons qu’à l’origine, dans les années 2000, les stratèges américains utilisent cette notion pour décrire la transformation du champ de bataille en un terrain d’affrontement global. Formellement, cette expression désigne l’utilisation d’une combinaison de moyens qui sortent du cadre classique de la stratégie militaire : guerre informationnelle, crime organisé, cyber, politique énergétique, diplomatie culturelle… De ce point de vue, la Russie use de manière agressive de toutes ses interdépendances avec les Occidentaux (voir, par exemple, le blocus des exportations céréalières). De plus, le nuancier des conflictualités se traduit par l’omniprésence des sanctions, qui sont devenues un instrument de politique étrangère incontournable à même de dégrader la capacité d’un État à projeter sa force militaire et de l’exclure des circuits économiques internationaux.
Ceci étant dit, d’un point de vue pratique, on note que le halo autour de la cyber-puissance russe est fortement retombé, dans la mesure où les attaques massives redoutées contre l’Ukraine et les pays occidentaux n’ont pas eu lieu ou n’ont pas eu l’effet déstabilisateur supposé. Sur ce point, il faut également souligner l’implication de plus en plus soutenue des Big Tech. Microsoft, Starlink ou encore Palantir ont beaucoup communiqué sur leur effort de guerre tout en assumant une certaine coordination avec les États. Pourtant, une question importante subsiste : que se passera-t-il si, à l’avenir, les intérêts internationaux des géants du numérique divergent de ceux des États ?
Jean-Paul Paloméros – Il est vrai que le vocabulaire utilisé pour décrire les conséquences de l’évolution de l’environnement géostratégique a pu laisser penser que le champ des confrontations des grandes nations se déplaçait vers des domaines moins guerriers. En fait, le réarmement massif des superpuissances depuis de nombreuses années aurait dû convaincre nos pouvoirs politiques d’un besoin urgent de réinvestissement militaire et d’une préparation de nos populations à ces nouveaux risques. La technologie joue bien sûr un rôle important dans ce conflit mais la masse, le volume également. Très clairement, la qualité ne peut totalement compenser le nombre, la masse, surtout dans la durée. Parmi les systèmes innovants, ce sont sans doute les drones de combat qui ont le plus frappé les esprits. On peut aussi souligner le rôle des sociétés privées, en particulier dans le domaine de l’information et de la cybersécurité. Les Russes ont affiché au grand jour, et quelque part officialisé, l’emploi dans un conflit de haute intensité de sociétés de mercenaires du type Wagner, jusqu’ici utilisées dans le cadre de la politique d’influence en Afrique. Or le développement de ce modèle de groupes armés pourrait concourir ou accélérer la déstabilisation de pays voire de régions entières.
Comment interprétez-vous l’effort de guerre des Big Tech ? S’agit-il de patriotisme, d’une perspective donnant-donnant, ou d’un peu des deux ?
Julien Nocetti – Il faut d’abord souligner que ces acteurs systémiques n’étaient pas « prêts » pour la guerre : les Big Tech ont, ces dernières années, tout fait pour éviter de prendre position – sur la Crimée, la Chine, le Myanmar… Ils ont également lutté pour adapter leurs politiques de contenus centrées sur la « neutralité » à un contexte de guerre. Depuis un an, on est face à un équilibre assez subtil. D’un côté, Facebook (Meta) est le principal concerné par les velléités régulatrices du Congrès. Aussi, l’entreprise utilise opportunément le contexte international pour freiner les ambitions du législateur américain en disant : « si vous nous régulez, vous ferez le jeu de la Chine ». De son côté, Microsoft fait preuve d’une capacité d’autonomie notable tout en continuant de consulter les départements de la Défense et d’État. Cette coordination – qui prend en réalité la forme d’un continuum – révèle un enjeu réputationnel majeur pour les Big Tech qui jouent, dans ce genre de conflit, leur image de marque à l’échelle globale. Il n’est qu’à voir leur promptitude à se conformer aux jeux de sanctions adoptés par les États…
Jean-Vincent Holeindre – Ces exemples ne témoignent pas tant d’une perte de maîtrise de la part des États que d’une composition intéressée entre acteurs étatiques et acteurs non étatiques. « L’aplatissement du monde » sous l’effet de la norme, de l’économie et de l’information ne se vérifie pas ici4. Nous sommes plutôt face à une logique de superposition où les États gardent un rôle propre et déterminant. Parallèlement, l’analyse du phénomène guerrier se complexifie puisqu’elle est amenée à considérer de nouvelles dimensions jusqu’alors négligées par les études stratégiques. La dimension socio-anthropologique du conflit, la place de l’environnement dans la poursuite de la guerre ou encore le rôle du patrimoine culturel dans un contexte de guerre informationnelle et symbolique sont autant de réflexions à approfondir.
Jean-Paul Paloméros – En fait, les Big Tech font désormais partie de notre environnement, de notre société et quasiment de nos institutions, y compris de notre défense. Leur puissance technologique et financière en fait des acteurs de premier plan dans des domaines stratégiques comme l’information, les capacités de communications satellitaires, la cybersécurité et de manière générale dans l’innovation. Deux questions se posent clairement : quels sont les niveaux d’indépendance et de responsabilités de ces sociétés dans un conflit de cette nature, vis-à-vis de leur rôle dans la bataille de l’information, et à quel contrôle démocratique sont-elles soumises ?
Que peut-on dire, au bout d’un an de guerre, des recompositions géopolitiques en cours ? Au vu de l’importance décisive des États-Unis et de l’Otan dans l’organisation du soutien à l’Ukraine, le concept d’autonomie stratégique européenne a-t-il définitivement vécu ? Et en ce qui concerne la Chine ? Faut-il parler de rivalité, ou plutôt de menace stratégique ?
Julien Nocetti – À l’évidence, la sécurité européenne continue de se décider à Washington. De fait, l’Allemagne a longtemps tablé sur la permanence du parapluie sécuritaire américain et a délaissé la question d’une défense européenne. Depuis février 2022, on assiste à un renouvellement de la cohésion de l’alliance transatlantique. Il faut rappeler à cet égard que le concept d’autonomie stratégique européenne est issu de la pensée stratégique française et qu’il ne parle pas forcément à tous nos partenaires européens. Les pays d’Europe orientale jugent ce projet trop ambigu vis-à-vis de la Russie et, de manière générale, il n’existe toujours pas de consensus au sein de l’Union européenne (UE) sur les termes et les enjeux d’une défense européenne.
En ce qui concerne la Chine, il faut aller au-delà des déclarations officielles sino-russes. La relation entre les deux puissances est relativement friable. Dernièrement, quand la Russie peinait à se fournir en semi-conducteurs du fait des sanctions, la Chine ne s’est pas pressée pour venir en aide à son voisin. En réalité, le soutien de Pékin à Moscou reste très poli dans la mesure où l’objectif principal de Xi Jinping reste de réaligner l’ordre international autour de sa propre hégémonie. Il faut bien voir que la relation répond avant tout à une démarche transactionnelle : à travers un rapprochement protéiforme et la signature de multiples accords bilatéraux, la Russie et la Chine ont noué un partenariat fait d’adaptation de l’un (Moscou) à l’émergence de l’autre (Pékin), et de retenue mutuelle quand surgissent des différends.
Jean-Paul Paloméros – Précisons d’abord que dans ce conflit qui se déroule sur le continent européen, aux frontières de l’Alliance atlantique, le rôle primordial de l’Otan est d’assurer sa mission de défense collective dissuasive afin de prévenir tout risque de débordement de la guerre à l’un de ses membres. L’Alliance apparaît ainsi, et plus que jamais, comme la garantie de sécurité par excellence. En ce qui concerne le soutien capacitaire à l’Ukraine, ce sont les pays qui ont décidé d’y contribuer (qu’ils appartiennent à l’Otan ou non) qui l’assurent en toute souveraineté, l’ensemble de ces contributions étant coordonnées par un groupe de contact piloté par les États-Unis. Ce groupe de contributeurs comprend bien entendu de nombreux pays de l’UE, qui a par ailleurs mis en place un soutien financier de 3, 6 milliards d’euros, au titre de la facilité européenne pour la paix, pour renforcer les capacités et la résilience des forces armées ukrainiennes. Si l’on prend en compte le soutien des États membres, le soutien militaire global de l’UE s’élève à plus de 12 milliards d’euros – qui s’ajoutent à plus de 35 milliards d’euros d’aide à titre humanitaire, économique et financier, et de protection civile.
Cette guerre et ses conséquences sont en train de faire évoluer de nombreux pays européens quant à la question de l’autonomie stratégique européenne. La plupart des pays, à l’instar de l’Allemagne, ont décidé de réinvestir pour leur défense et leur sécurité, ce qui ne remet pas en question leur engagement au sein de l’Otan, bien au contraire. Mais l’autonomie stratégique va bien au-delà de la défense : on pense en particulier à la dimension énergétique, à l’espace numérique, à l’accès aux métaux rares ou encore à la santé, entre autres. Cette prise de conscience ne peut qu’être renforcée par la montée en puissance de la compétition/confrontation entre la Chine et les États-Unis, grand fait marquant du xxie siècle, et qui risque de diviser, de marginaliser et d’accentuer la dépendance des pays européens s’ils ne renforcent pas leur Union et son autonomie stratégique.
Est-ce le soutien relatif et prudent de la Chine à la Russie qui a empêché jusqu’ici l’escalade massive du conflit ?
Julien Nocetti – Les autorités chinoises raisonnent de manière très prosaïque et ce d’autant plus qu’elles subissent des sanctions de la part de Washington. En gardant certaines distances avec Moscou, Pékin souhaite éviter de s’exposer à de nouvelles sanctions susceptibles d’affaiblir un peu plus son économie. Dans le même temps, plutôt que d’équilibrer ou au moins de limiter la montée en puissance de la Chine, la Russie a choisi de la soutenir comme pour apaiser les sources de défiance mutuelle.
Jean-Paul Paloméros – Les relations entre la Russie et la Chine sont marquées par le sceau de l’opportunisme. La Russie cherche bien évidemment un soutien politique plus ou moins explicite de la Chine, alors que celle-ci voit une opportunité d’obtenir des ressources en termes de matières premières à moindre coût. Elle mise peut-être également sur un affaiblissement au moins momentané des États-Unis, lié à leur engagement aux côtés de l’Ukraine.
Jean-Vincent Holeindre – La Chine n’a pas d’alliés, elle n’a que des vassaux et la Russie ne fait pas exception. De plus, la Chine tient à conserver la crédibilité de sa posture officielle non interventionniste sur la scène internationale. Pékin peut aussi tirer quelques profits d’une situation où les Américains s’engagent dans un appui logistique et financier très coûteux à l’Ukraine, tandis que la Russie s’épuise militairement et économiquement dans une guerre qui semble devoir durer.
Au sujet de l’Otan et de l’UE, il est vrai que la guerre a relancé la dynamique et l’attrait de la solidarité militaire otanienne et européenne. Néanmoins, le problème de fond subsiste : les orientations stratégiques du vieux continent restent très dépendantes de Washington. La question de l’envoi des chars, enjeu plus symbolique que susceptible de constituer un game changer dans le conflit, illustre bien les atermoiements de Berlin : dans l’attente du feu vert américain et passablement désintéressé par la position française. Cette dernière, en retour, pâtit de son manque de vraisemblance. Le projet d’autonomie stratégique européenne ressemble d’abord à un vœu pieux de Paris. La position française est peu lisible, quand, d’un côté, elle maintient que l’architecture de sécurité européenne doit se faire en intégrant la Russie et, de l’autre, elle constate que la Russie est désormais le principal adversaire. La politique étrangère française est au milieu du gué, tiraillée entre la valeur symbolique de l’héritage gaullien et le constat d’un monde profondément changé. La situation contemporaine nécessiterait pourtant de prendre acte, avec humilité, des positions de nos alliés européens. Pour qu’une autonomie stratégique européenne voie le jour, elle doit se fonder sur le compromis avec nos partenaires qui souhaitent, pour la plupart, être davantage associés au projet de l’Otan.
Julien Nocetti – Rappelons également que jusqu’à récemment, la sécurité du flanc sud de l’Europe, et en l’occurrence les questions sahélo-sahariennes, comptait davantage pour la France que les menaces de l’Est. Cependant, nous n’avons pas su « vendre » notre démarche et l’enjeu stratégique qui la sous-tendait à nos alliés. Le retrait désastreux de l’opération Barkhane fut, pour le moins, un mauvais signal, qui doit aussi nous encourager à plus d’humilité au moment de mettre à plat avec nos partenaires européens les menaces vitales pour l’UE.
Voyez-vous déjà les discours et doctrines stratégiques s’infléchir pour tenir compte de ces différentes évolutions ? Sommes-nous en train de tirer les bonnes leçons de la guerre en Ukraine ?
Julien Nocetti – Je voudrais insister sur les évolutions technologiques à venir. Le contexte de saturation cognitive – déjà réel – va augmenter pour toutes les parties prenantes : militaires et populations civiles. L’enjeu de la captation des audiences internationales va également rester central, alors que l’omniprésence des outils numériques et leur faible coût d’entrée pour tous les acteurs complexifient l’environnement informationnel des conflits. L’extrême transparence du champ de bataille, depuis un an, a aussi vu proliférer un véritable mercenariat de l’influence numérique dont les effets restent délicats à contrer. Un autre enseignement majeur de l’Ukraine est que les opérations cyber causent a priori davantage de nuisances que d’effets stratégiques.
Jean-Vincent Holeindre – Ce qui me frappe dans le commentaire de cette guerre, c’est l’inadéquation entre cet « ethnocentrisme du présent 5 » que constitue la prégnance des temps médiatique et politique et la nécessité de considérer sur le long terme les doctrines et les actions stratégiques. Ensuite, il faut manier avec prudence les notions de victoire et de défaite. On a vu certains commentateurs annoncer l’effondrement de l’Ukraine en trois jours, puis d’autres parier sur la défaite inéluctable de la Russie. En réalité, si la Russie a bel et bien manqué son pari initial, elle n’est pas en situation d’être totalement défaite et l’Ukraine reste dans une position défensive.
Le débat devrait plutôt s’ouvrir sur la question suivante : est-ce que la force militaire paie encore ? Il faut alors mettre en perspective le relatif échec de la Russie avec deux décennies d’interventions militaires occidentales dont le résultat est au moins en deçà des objectifs initiaux. Les catégories binaires de victoire et de défaite sont en réalité fortement affectées par des situations « grises » d’échec politique sans défaite militaire. Le commentaire doit donc s’éloigner de ces catégories contestées car, lorsque le politique et l’observateur sont tous les deux affectés par une crise de sens, il faut commencer par reconsidérer les outils d’analyse. Par exemple, bien que la notion de guerre hybride reste instructive sur le plan descriptif, elle nous fait oublier que les phénomènes de mystification sont tout à fait classiques (empoisonnement des fleuves, propagation de fausses nouvelles) et qu’ils constituent des permanences historiques du phénomène guerrier.
Jean-Paul Paloméros – Cette guerre nous apprend tout d’abord que, plus que jamais, si nous voulons continuer à vivre en paix et à jouir de notre liberté, il nous faut être prêts à la défendre, dans tous les domaines clés : militaire, économique, énergétique, numérique… Cela rejoint la question de l’autonomie stratégique. L’Otan ressortira incontestablement renforcée de ce conflit. L’Alliance atlantique se confirme comme la véritable garantie de sécurité en Europe, comme en témoignent les demandes d’adhésion de la Suède et de la Finlande. L’intégration de l’Ukraine constituera sans nul doute une des clés de négociations de paix potentielles… Ce conflit sur le sol européen ne fait par ailleurs que souligner la prééminence du fait nucléaire. Faut-il rappeler qu’après la dissolution de l’URSS, la dénucléarisation de l’Ukraine au profit de la Russie se fit en contrepartie d’un engagement formel de non-agression par celle-ci (mémorandum de Budapest de 1996) ? On peut craindre que ce précédent fâcheux n’entraîne une reprise de la course au nucléaire dans le monde. Au sein de l’Union européenne, après le départ du Royaume-Uni, la France demeure la seule puissance nucléaire. C’est une lourde responsabilité. Si, pour l’instant, les propositions de réflexion stratégique commune sur le sujet faites par le chef de l’État aux pays membres de l’UE n’ont guère eu d’échos, ce conflit peut permettre de les relancer.
Propos recueillis par Anne-Lorraine Bujon et Thomas Le Goff
- 1. Voir l’entretien avec Stéphane Audoin-Rouzeau, ici p. 35.
- 2. Logiciel malveillant.
- 3. Programme informatique dialogueur.
- 4. Voir Olivier Roy, L’Aplatissement du monde. La crise de la culture et l’empire des normes, Paris, Seuil, coll. « La Couleur des idées », 2022.
- 5. Voir Charles Taylor, La Liberté des Modernes, trad. par Philippe de Lara, Paris, Presses universitaires de France, 1997.