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Photo : Guilherme Bustamante via Unsplash
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Flux d'actualités

Dans l’œil de l’Occident

Aujourd’hui, au-delà de la réactualisation de organes politiques et militaires occidentaux, l’acte de guerre de Vladimir Poutine a permis, sinon la régénération intellectuelle et morale de l’Occident, du moins un éveil forcé et brutal d’un sommeil profond.

En 1905, en pleine guerre russo-japonaise, Joseph Conrad fait paraître un essai au titre évocateur : « L’autocratie et la guerre »1. Il s’y livre à une critique féroce de la Russie, reprenant à son compte la sentence qu’il attribue à Bismarck : « La Russie, c’est le néant », c’est-à-dire, la négation de la pensée européenne, et même de toutes les valeurs humaines, si ce n’est de l’humanité elle-même. Il y fustige le caractère profondément despotique de son système politique, incapable de contribuer en quoique ce soit au bien de l’humanité, et la destruction systématique, au cours de l’histoire russe, de tout ce qui peut ressembler à une forme de progrès moral ou politique. Il y prédit que, face à la guerre, la Russie, pays « mi-goule, mi-djinn, mi-Vieil homme de la mer », verrait le fantôme de sa puissance découvert.

Six ans plus tard, Conrad publie ce que la critique retient comme étant son « roman russe » : Sous les yeux de l’Occident2. Il s’agit de l’histoire d’une conscience intranquille, celle de Razoumov3, rongée par la faute d’avoir dénoncé un camarade anarchiste, auteur d’un attentat contre un prince. Cette conscience est en outre écartelée entre sa culture européenne et son inexpugnable caractère russe, que Conrad définit comme un mélange de mysticisme et de cynisme, qui le conduira à une fin tragique.

Que Conrad, écrivain né polonais, en Ukraine, de patriotes exilés à Tchernihiv par la Russie tsariste, professe une hostilité tenace à l’égard de cette dernière ne doit pas étonner. Voilà quelqu’un qui résolument a choisi son camp, celui de l’Occident. Mais ces lectures, aussi anachroniques soient-elles, appellent, dans le contexte actuel, deux commentaires.

Le premier, c’est le caractère étrangement lucide et contemporain des propos, certes polémiques, de Conrad. On ne saurait dire si, en parlant d’un mélange de mysticisme et de cynisme, il a défini ce qu’il est convenu d’appeler l’« âme russe », mais il a incontestablement touché quelque chose du caractère de la politique étrangère de la Russie aujourd’hui et des fondements de son action. Ce mysticisme de l’autocrate, image terrestre de l’autocrate divin, et doublé d’un cynisme manipulateur, doit impérativement être pris en considération pour comprendre son action, dont le débouché naturel est la guerre.

Le second, et c’est le sujet sur lequel s’attardera cet article, met en valeur un fait : lorsque la Russie agit, animée par des rêves de « pan-slavisme, de conquête universelle, de haine et de mépris pour les idées occidentales4 », elle pose en contrepoint et contre son gré la question d’Occident.

Le réveil de l’Occident

Depuis près d’un mois que ce conflit a débuté, tout se déroule sous les yeux de l’Occident, d’un Occident spectateur, acteur indirect à la limite. Dans le roman de Conrad, ces yeux étaient ceux du narrateur, un professeur de langues versé dans les études russes, ayant retrouvé le journal du principal protagoniste, Razoumov. Ce sont aussi, probablement, les yeux de Conrad lui-même, qui parlait français et écrivait en anglais, celui-là même qui affirmait que la Pologne ne pouvait appartenir qu’à l’Occident. Mais à l’heure où les bombes tombent à Lviv, Kiev et Kharkiv, quels sont ces yeux et que voient-ils ? Ils voient la revivification, en Europe, de la question d’Occident.

On la pensait bien définie depuis l’ère des Lumières : sur le plan intellectuel, la raison comme seul guide ; sur le plan moral, la tolérance et l’humanité comme seule maxime ; sur le plan économique, la liberté comme seule devise ; et sur le plan politique, le droit et la démocratie comme seul horizon. Tout cela semblait si clair, si indéniable, si extensible à l’infini, que l’Occident a fini par se confondre avec le mondial et l’universel, jusqu’à disparaître des consciences de ses propres auteurs. Les seuls, ou presque, qui, en Europe, au cours du xxe siècle, ont continué à parler d’Occident étaient, en philosophie, les rejetons d’Oswald Spengler (qui, non content d’annoncer son déclin, ne voyait comme avenir que la Russie !) et, en politique, des groupuscules d’extrême droite auto-investis d’une mission défensive contre des ennemis-moulins à vent. C’est dire si l’Occident a pu sentir le soufre.

Les principaux théâtres des deux guerres mondiales, à laquelle la Russie participa, furent, en un certain sens, des guerres civiles occidentales. La guerre froide avait, pour la première fois donné, un sens politique et stratégique fort à l’Occident, mais un Occident divisé, emmené bon gré mal gré dans le sillage des États-Unis. Rapidement, par ailleurs, la chute du mur de Berlin, avec l’expansion du libéralisme et de la démocratie, finirent par le dissoudre de nouveau.

Aujourd’hui, au-delà de la réactualisation de organes politiques et militaires occidentaux, au premier rang desquels l’Union européenne et l’Otan, le discours russe (dénonçant un empire occidental du mensonge) et l’acte de guerre de Vladimir Poutine ont donc permis, sinon la régénération intellectuelle et morale de l’Occident, du moins un éveil forcé et brutal d’un sommeil profond. Pour la première fois depuis la fin de la guerre froide, un dirigeant d’une puissance nucléaire, membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, a désigné l’ennemi, l’Occident, l’a inspecté sous toutes les coutures et, fort de ses conclusions concernant un ennemi décadent, amolli, incapable de se défendre (cela fait donc un siècle et quatre ans que ces conclusions ont été produites), a décidé d’attaquer.

Bien sûr, ce discours existait auparavant. Mais, d’une part, l’Occident ne le voyait pas ou ne souhaitait pas le croire (qui a prêté attention, récemment, aux manifestations anti-occidentales en Afrique ?) mais, en outre, il estimait que ce phénomène était si marginal qu’il ne portait pas à conséquence. Sur le plan de la politique étrangère, le « mode de vie » – et donc de pensée – occidental finirait tôt ou tard par l’emporter. Après tout, la Chine ne s’était-elle pas convertie à l’économie de marché ? Certes, il manquait la démocratie et l’État de droit, mais il faut donner du temps au temps… En effet, au plus profond de la pensée occidentale est ancrée l’idée de progrès. Même l’immense vague islamiste et djihadiste qui a tant marqué ce premier xxie siècle n’est pas parvenu à entamer la confiance en soi de l’Occident, qui frisait l’inconscience de soi.

Il aura donc fallu une guerre sur la vieille ligne de partage Ouest-Est, qui rouvre la cicatrice recouvrant le division des empires romains et des églises catholique et orthodoxe, pour ramener l’Occident d’entre les limbres à une exisence politique et intellectuelle tangible.

Quel est-il, cet Occident forcé à se mouvoir et à agir ? Historiquement, culturellement, on reprendrait volontiers les analyses contenues dans l’œuvre de Pierre Legendre, d’un appareil juridique, avant tout, qui supporte une « techno-science-économie ». Mais est-ce vraiment cet Occident-là qui a été interpellé ? L’Occident n’est plus un concept réellement géographique : plus vaste que le transatlantique nord, il essaime dans des territoires lointain, dans le Pacifique et jusqu’en Amérique latine. Il essaime également dans l’esprit des individus. Gageons qu’il se trouve, en Russie, des Occidentaux, tout comme en Chine, bien plus que des « occidentalisés ». Non, c’est un Occident politique qui a été rappelé à la vie par l’invasion russe en Ukraine.

Un phénomène essentiellement médiocre

Dans quel monde se réveille-t-il ? Tout d’abord, l’Occident est redevenu une réalité unitaire. S’il y a pu avoir des hésitations et des débats sur l’invasion en Ukraine en Asie, en Afrique ou en Amérique latine, les cœurs et les esprits occidentaux ont ressenti et pensé la même chose, et ont agi de concert. Il y a certes des divisions sur la méthode, mais l’Occident a bien fait bloc. Rarement un phénomène a suscité un tel consensus, poussant même les héritiers de Spengler à virer casaque pour rentrer dans le rang, tout en faisant semblant de maintenir une certaine « liberté critique » de bien mauvaise foi. Et ce consensus est appelé à se maintenir dans la durée. Les attentats du 11-Septembre, par ce qu’ils avaient d’atroce, étaient à même de créer une unité occidentale, mais celle-ci s’est rapidement effritée, à la suite des interventions en Afghanistan et en Irak. Cette fois-ci, la durée du conflit, tout comme l’hypothèse de base de l’invasion, celle d’un effondrement proche de l’Occident qu’il faut accélérer, ne peuvent que renforcer, comme par un mouvement de balancier, le resserrement unitaire et l’homogénéisation de l’Occident en tant qu’entité politique et morale.

Par la suite, il est un autre fait auquel celui-ci doit se confronter : la haine qu’il inspire. L’invasion russe de l’Ukraine n’est autre qu’une déclaration de haine à l’Occident en tant qu’idée. Dès les premiers jours, il est apparu que le coût politique, militaire et économique de cette invasion était si disproportionné par rapport aux gains du même ordre auxquels on pouvait raisonnablement s’attendre, qu’il faut chercher ailleurs les raisons de cette décision. Et ces raisons, certainement teintées de mysticisme et de cynisme, sont une hostilité franche, ancienne et amplement partagée. Bien sûr, le régime iranien a fait de « mort à l’Amérique ! » sa devise officieuse, et les terroristes djihadistes professaient bien plus volontiers leur haine de l’Occident que leur foi. Mais désormais, face à un conflit militaire sur sa ligne de faille, l’Occident, les yeux encore ensommeillés, doit désormais inclure cette hostilité à toutes ses réflexions. Elle doit être le memento mori d’un Occident toujours perçu comme suspect sur la scène internationale. Cette position a d’ailleurs, par le simple jeu des sous-entendus, permis à la Russie d’élargir son influence dans de nombreux pays, en Afrique ou au Moyen-Orient, où elle attise ce sentiment.  

Le troisième fait qui est rendu visible aujourd’hui, c’est la puissance de l’Occident, qui reste réelle en dépit d’un sentiment de crise. Celle-ci se traduit par une capacité de mobilisation politique – songeons aux 141 votes en faveur de la résolution présentée le 2 mars 2022 à l’Assemblée générale des Nations unies – mais aussi économique (les sanctions) et militaire (le soutien armé à l’Ukraine et le limes stratégique que constituent les frontières orientales de l’Otan), dont l’Occident ne se croyait plus capable. Son contrepoint est la peur qui l’anime. En vieil acteur géopolitique, théâtre de deux conflits mondiaux, l’Occident aspire désormais à la paix et à la prospérité. Il n’est pas tout à fait prêt à sacrifier ce qu’il a bâti pour la défense de ses valeurs. Comme un vieillard confortablement assis, il lui coûte de bousculer ses habitudes et de se lever. L’avenir l’inquiète, car il entrevoit la possibilité de vivre moins confortablement qu’aujourd’hui – n’est-ce pas cette même crainte, d’ailleurs, qui l’empêche d’agir résolument contre le changement climatique ?

Pour Conrad, si la Russie était la négation de l’humanité, l’Occident, figuré dans le roman par la Suisse, était le paroxysme de la médiocrité. Au nihilisme russe, Conrad renvoie le système de valeur occidental moyen, qui tire son origine de la Révolution française, « un phénomène essentiellement médiocre », issu de la dégradation des idées de liberté et de justice. 

La transformation des valeurs est justement le quatrième et dernier fait que l’on peut découvrir dans l’œil de l’Occident. Conrad les cite à juste titre : la liberté, le droit, la justice, concurrencées elles-mêmes par le bien-être et le confort. L’affrontement entre ces deux faisceaux de valeurs est un thème favori des historiens romains. Mais ce qui doit être retenu, c’est que l’Occident ne peut plus raisonnablement se targuer d’être une voix globale. Sa voix peut toujours être universelle, en ce qu’elle s’adresse à l’humanité en tout homme, à sa part la plus noble et la plus difficile à atteindre également. Ses valeurs restent universelles, n’en déplaise à Spengler qui pensait que notre idée de la dignité n’aurait aucun sens pour un Chinois ou un Russe (l’opposition courageuse à la guerre dans ce dernier pays démontre pourtant le contraire). Néanmoins, son discours pourra difficilement, désormais, s’attendre à être accepté par tous sans être débattu. Pour cela, une grande entreprise de refondation intellectuelle attend, dans les prochaines années, l’Occident.

***

Faut-il se réjouir que l’Occident ait été ramené à une réalité tangible ? Il est probable que oui. D’abord, à force d’être annoncé mort, il faut reconnaître que le vieillard a les os solides et que de le retrouver bon pied bon œil contredit les déclinistes admirateurs de la force brute, tout en envoyant un avertissement aux prétendants à sa succession. À cet égard, le malaise de la Chine dans la crise actuelle en dit long sur ses difficultés à devenir une puissance mondiale, garante de la sécurité collective et capable d’assumer la direction de l’humanité, comme elle y aspire.

Par la suite, gageons que l’Occident, tiré de son sommeil, aura appris de son passé et saura préparer l’avenir. Celui-ci ressemble à une contestation permanente et grandissante de ses intérêts, de ses idées et de ses discours. En reprenant conscience de lui-même, l’Occident doit se rendre à l’évidence qu’il a besoin de se réarmer – intellectuellement. De son passé, enfin, espérons qu’il parviendra à se défaire d’une hubris qui l’avait fait s’oublier lui-même. 

 

  • 1. Joseph Conrad, « Autocracy and war », The North American Review, vol. 181, n° 584, juillet 1905, p. 33-55.
  • 2. J. Conrad, Sous les yeux de l’Occident [1911], trad. par Jean Deurbergue, dans Œuvres III, édition de Sylvère Monod, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléïade », 1987.
  • 3. Du russe razoum, « raison ».
  • 4. J. Conrad, « Autocracy and war », article cité.