
Le commerce comme arme
Les sanctions économiques dirigées contre la Russie après l’agression de l’Ukraine auront-elles une efficacité ? Le doux commerce peut présenter une alternative heureuse à la guerre, à condition que l’interdépendance économique soit suffisante pour le rendre dissuasif, et qu’il ne soit pas laissé aux mains d’un État ou d’une entreprise en situation de monopole.
La rapidité et l’ampleur des sanctions économiques envers la Russie, après sa brutale agression sur l’Ukraine, ont surpris. L’autarcie imposée brutalement de l’extérieur est un choc sévère pour la population russe. Si les sanctions ne suffiront sans doute pas pour que cesse l’invasion, elles obligent à voir autrement, pour l’avenir, la relation entre la force militaire et la force économique dans la résolution des conflits. Dans quelles conditions les sanctions sont-elles dissuasives et permettent-elles un ordre international plus pacifique ? La réponse, moins triviale qu’il n’y paraît, est qu’il faut davantage d’intégration commerciale afin que le risque d’être coupé de liens extérieurs pousse à un comportement « amical » des pays.
Une efficacité contestée
Les sanctions économiques ont une longue histoire, mais ce n’est que depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale qu’on y songe, non plus seulement comme une arme à utiliser en cas de guerre1, mais comme moyen de pression pour éviter la guerre. La France et l’Allemagne, par exemple, avaient commercé comme si de rien n’était jusqu’au matin de la déclaration de guerre de 1939, même si l’État nazi avait pris soin, dans les années qui précédaient, de réduire fortement son commerce extérieur avec ses potentiels ennemis. Et ce n’est qu’après cette guerre que les États-Unis les ont utilisées, à Cuba, en Iran, en Corée du Nord ou au Venezuela. La Chine s’y met aussi, en visant par exemple l’Australie ou l’Estonie.
Les historiens expriment en général un doute sur leur efficacité, si l’on excepte peut-être le blocus imposé à l’Afrique du Sud lors de l’apartheid et, plus récemment, celui imposé par la Russie à la Turquie lors de l’affaire de l’avion russe abattu en 2015 par la défense turque2. À tout le moins, on peut créditer les sanctions d’éviter la guerre ouverte (un blocus commercial, même inefficace, aurait été préférable au fiasco qu’ont été les guerres en Irak et en Afghanistan). Dans le cas ukrainien, les sanctions occidentales sont surtout une solution de repli à défaut d’une intervention militaire directe face à une puissance nucléaire. Elles mordent en raison de la forte dépendance russe vis-à-vis de la technologie occidentale et mordraient davantage si elles s’étendaient aux exportations d’énergie fossile, vitales pour le financement de l’économie russe.
D’où un constat simple : plus il y a intégration économique, plus les sanctions sont efficaces. Il faudrait donc beaucoup de flux financiers et commerciaux croisés pour que l’arme économique soit crédible comme substitut à l’arme militaire. Comme ce constat heurte un scepticisme croissant face à la mondialisation et à ses dérives, il faut l’expliquer.
L’ambivalence des sanctions
Le xviiie siècle a marqué une rupture dans la vision du commerce extérieur. À la différence de la période mercantiliste qui l’avait précédé, il n’était plus vu dans sa dimension de conflit, de jeu à somme nulle, où ce qu’un pays gagne se fait aux dépens de son partenaire. Montesquieu parlait du « doux commerce3 », Voltaire vantait le « négociant » et Adam Smith bâtissait le concept de « division du travail ». Par l’échange, disait-on, chacun s’oblige à trouver un accord parce qu’il y trouve son intérêt. Il en résulte même une prospérité partagée, de sorte que la conciliation rapporte davantage que l’agression. Le marché, en tant que lieu d’intermédiation, y joue le rôle d’arrangeur d’intérêts divergents. Et si l’on attaquait ces penseurs pour leur angélisme, ils rétorquaient que la prospérité due au commerce permettait au pays de financer sa défense nationale. Ils disaient encore, avec John Stuart Mill, que la dépendance mutuelle ainsi créée rendait plus coûteux les conflits.
Plus il y a intégration économique, plus les sanctions sont efficaces.
Les siècles suivants ont montré, douloureusement, qu’il n’en allait pas ainsi. Il restait des guerres pour s’ouvrir des territoires et même des guerres de « violent commerce », dont le but était d’ouvrir des marchés au profit des négociants.
Dans un ouvrage peu connu, Albert Hirschman rappelle la dimension de « pouvoir » indissociablement attachée au commerce. Il remarque que les arguments du type « doux commerce » sont plus faciles à produire pour un pays dominant. L’Allemagne naissante a été protectionniste tout au long du xixe siècle, notamment sous l’influence précoce et radicale du philosophe Fichte. Pour ce dernier, le commerce menait à la guerre, ce qui lui faisait recommander l’autarcie complète. « Son idéal, écrit Hirschman, était une humanité polyphonique par laquelle chaque nation, ayant fermé ses frontières, réalise la pleine expression de son individualité4. » Pour sa sécurité, selon Fichte, le pays devait se contenter de constituer des réserves stratégiques.
Encore aujourd’hui, quand les économistes parlent du libre commerce, ils insistent sur l’intérêt que trouve le pays à se spécialiser sur son « avantage comparatif ». Ils oublient, ce faisant, qu’ils soumettent le pays, en cas de conflit, au bon vouloir des autres. La Grande-Bretagne ouvrait pleinement ses frontières au blé étranger, mais parce qu’elle était capable, se plaignait-on sur le continent, de faire respecter la libre entrée par son hégémonie maritime.
Pourtant, l’idée de « doux commerce » a continué son chemin. Elle est, par exemple, devenue l’un des présupposés de la politique extérieure des États-Unis après la chute du mur de Berlin. Pour intégrer la Russie et la Chine dans le concert des nations, il fallait développer au maximum les échanges. On autorisait au plus vite l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce. Des intérêts économiques et financiers partagés allaient favoriser dans ces pays, en même temps que la prospérité, les forces sociales capables de porter le projet de démocratie libérale à l’occidentale. C’était la thèse trop vite moquée de Francis Fukuyama : il n’affirmait pas naïvement la « fin de l’histoire », il voyait simplement la démocratie libérale devenir l’horizon indépassable du temps, parce que des forces naturelles, dont le commerce et la mondialisation, y poussaient5.
Pour une force de dissuasion commerciale
L’invasion russe et l’agressivité chinoise en mer de Chine nous dégrisent un peu sur cette belle idée, car une dictature peut prospérer dans un système de libre-échange. Il faut donc renforcer l’argument de la dépendance mutuelle avancée par John Stuart Mill, en associant au « doux commerce » le « commerce dissuasif ». Il ne s’agirait plus d’activer des sanctions si le pays décide d’une guerre ou même est perçu comme une menace pour la paix ; il faudrait, par anticipation, présumer comme inamicale toute conduite visant pour le pays à se retrancher du commerce international, car l’autarcie prive d’efficacité d’éventuelles rétorsions économiques. On aurait dû pour cette raison s’inquiéter de la volonté de la Russie, après son invasion de la Crimée, de sortir ses banques du système international Swift d’échanges interbancaires. Il y a ici une similitude avec la menace nucléaire : du temps de Reagan, l’adoption par les États-Unis d’un système de défense contre les missiles stratégiques russes (la « guerre des étoiles ») était une agression extrême, puisqu’elle créait une dissymétrie en réduisant le pouvoir dissuasif des Russes, et donc augmentait le risque de guerre.
Une deuxième proposition est que des sanctions efficaces doivent être limitées dans le temps. Il faut une « punition » à terme fixe, puis réintégrer le pays dans le système des échanges et des flux de capitaux, pour pouvoir faire jouer à nouveau la menace. À ce titre, le blocus interminable contre l’Iran est contestable : la population iranienne en souffre et les mollahs renforcent leur dictature. Après tout, les tribunaux condamnent les délinquants à des peines à durée fixe et non perpétuelle, espérant l’absence de récidive une fois la personne libérée.
Enfin, par similitude avec le marché, dont on sait qu’il devient un instrument de domination ou d’exploitation si les deux parties ne jouent pas à égalité, il faut éviter le cas où un pays ou, pire, une entreprise privée disposent d’une domination ou d’un monopole sur un produit essentiel, tel un métal rare ou un composant électronique, ou sur un service de base, tel la maîtrise d’un réseau de communication. On s’interroge à juste titre sur le « monopole » qu’ont les États-Unis sur le dollar, c’est-à-dire sur l’écrasante domination de cette monnaie souveraine dans les flux financiers. Elle donne aux États-Unis la possibilité de couper unilatéralement l’accès d’un pays au système financier international. On peut s’en féliciter si cette mesure donne à un hegemon bienveillant le moyen de faire régner l’ordre existant. Mais cela est devenu discutable dans un monde qui se veut multipolaire. Par le seul chantage à l’accès au marché financier américain, l’Europe n’a pu, contre son choix, honorer la levée d’embargo contre l’Iran, à la suite du traité conclu sur le nucléaire. On observe donc une « arsenalisation de l’interdépendance » au niveau de ces réseaux ou chaînes de valeur, développés à l’échelle mondiale, qui donnent un levier abusif à certains pays6. Les sanctions ne sont plus alors un substitut heureux à la guerre, mais « la poursuite de la politique par d’autres moyens ». C’est pourquoi il importe que toute décision de sanction soit régie par un ordre international, sous l’égide de l’Organisation des Nations unies ou de toute autre entité. La connectivité, qui comprime le temps et les distances, peut tout aussi bien fonctionner comme discipline irénique si elle commence à être régulée internationalement.
Ce sont ces quelques conditions qui peuvent permettre de rêver à un temps où l’association du doux et de l’impérieux commerces aura fait quelques pas vers une « paix universelle ».
- 1. Ce qui prévoyait, par exemple, l’article 16 du Pacte de la Société des Nations.
- 2. Face à l’arrêt par les Russes du tourisme et des importations turques, le président turc s’était rendu à Moscou pour présenter des excuses et laisser le champ libre aux Russes en Syrie.
- 3. Montesquieu donnait une dimension géopolitique à cette idée : les nations qui commercent construisent des liens mutuels et assurent leur prospérité. Voir Montesquieu, Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence [1734], édition Catherine Volpilhac-Auger avec la collaboration de Catherine Larrère, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 2008. Sur l’importance des prédations de conquête de la civilisation romaine, voir aussi Aldo Schiavone, L’Histoire brisée. La Rome antique et l’Occident moderne [1996], trad. par Jean et Geneviève Bouffartigue, Paris, Belin, 2003.
- 4. Albert O. Hirschman, National Power and the Structure of Foreign Trade [1945], Berkeley, University of California Press, 1980, p. 7.
- 5. Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le dernier homme, trad. par Denis-Armand Canal, Paris, Flammarion, 1992.
- 6. Voir Henri Farrell et Abraham L. Newman, “Weaponized interdependence: How global economic networks shape state coercion”, International Security, vol. 44, no 1, été 2019, p. 42-79. Voir aussi Mark Leonard, The Age of Unpeace: How Connectivity Causes Conflict, Londres, Bantam Press, 2021.