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L’angle mort historique de 1968-1981. La double impasse de la modernisation et du progressisme

La double impasse de la modernisation et du progressisme

Quelles ont été les réponses politiques à l’épuisement du modèle gaullo-communiste entériné par 68 ? Les deux voies esquissées – transition libérale avec Giscard d’Estaing, transition socialiste avec Mitterrand – sont restées incomplètes et décevantes. Où se trouvent donc nos ressources pour réactiver une énergie et un projet collectifs adaptés aux défis actuels ?

Plutôt que de se focaliser sur les événements de Mai 68 et d’en proclamer le caractère exceptionnel, il apparaît pertinent d’observer l’« angle mort historique » qui s’étend de mai 1968 à mai 1981. Celui-ci se caractérise par deux « transitions manquées1 ». Loin d’être un moment de redynamisation du roman national, Mai 68 n’anticipe pas les changements attendus et indispensables, il est comme « coincé » entre deux époques. Quelles sont donc ces deux « transitions manquées » ? La première, entamée par la séquence giscardienne de 1974-1981, était la transition vers le libéralisme. La seconde, après l’arrivée de François Mitterrand au pouvoir en 1981, était la transition vers une conception démocratique du socialisme, en rupture avec le progressisme jusqu’alors incarné par le Parti communiste. Toutes deux sont demeurées incomplètes.

Notre constat de départ est donc double : la droite post-gaulliste ne prend pas le tournant libéral, sur le double plan économique et politique tandis que la gauche non communiste, qui doit pourtant tenir compte des métamorphoses de l’économie et décider du tournant économique libéral de 1983-1984, ne remet pas en cause les « fondamentaux » de sa doctrine, en dépit des efforts de la deuxième gauche. Comme l’écrit Pierre Grémion :

Mais si la période 1968-1981 est un angle mort, c’est peut-être aussi parce qu’elle est le lieu de deux transitions inabouties. Pour éclairer ce point, nous déplacerons le projecteur vers l’amont et vers l’aval des deux bornes choisies. L’amont de 1968, c’est le puissant mouvement de modernisation de la société française d’après-guerre. Mai 68 déstabilise les acteurs de ce mouvement où l’État jouait un rôle d’anticipation central. Après 68 se développent une critique virulente de l’État, puis le thème de la réforme de l’État. Celui-ci est davantage perçu désormais comme un obstacle que comme un levier. En même temps s’esquisse la recherche de solutions plus libérales. Mais cette transition libérale n’ira pas au-delà du septennat de Valéry Giscard d’Estaing et des deux gouvernements de Raymond Barre. 1981 marque une réorientation radicale : avec l’élection de François Mitterrand, la France et les Français sont invités à une tout autre transition, « la transition vers le socialisme ». […] Mais cette transition2 est à son tour stoppée net quelque trois ans plus tard tant sur le plan économique que sur le plan idéologique : sur le plan économique, avec la décision prise […] de maintenir la France dans le système monétaire européen ; sur le plan idéologique, avec l’échec du projet d’un grand service unifié de l’Éducation nationale3 […].

La transition libérale se limite donc aux mœurs et méconnaît le tournant que représente déjà la mondialisation sur le plan économique. De son côté, la transition vers le socialisme, qui ne tire aucunement les leçons du combat antitotalitaire, ne pressent pas mieux les métamorphoses du capitalisme contemporain. Parallèlement, ces deux transitions manquées font glisser d’une représentation encore dynamique de l’histoire, celle qui accompagne le « roman national », à une autre conception où la relation à l’Histoire se dissocie entre la notion de structure ou de paradigme d’un côté, et celle d’événement et de rupture de l’autre. Si Mai 68 est un événement coincé entre l’amont et l’aval, il faut remonter le courant historique puis le descendre, remonter vers l’amont et descendre en aval pour en saisir toute la signification et le caractère obsédant.

Pour saisir l’amont, le choix de s’arrêter sur « l’organisation culturelle » qui sous-tend la période de l’après-guerre est particulièrement éclairant. En effet, les « trente glorieuses » (1945-1975), qui débordent temporellement la rupture de 1968, sont perçues d’habitude sous l’angle économique et social et non pas sous celui des institutions culturelles. De même, en vue de saisir l’aval de 1968, observer comment le bloc culturel « humaniste » se délite contribue à faire mieux comprendre les glissements de la période. Si Mai 68 fragilise une société hiérarchique dont le gaullisme politique et l’Église catholique sont les symboles, il est un moment de suspens qui précède l’entrée dans un autre monde où la France perd ses points d’appui « historiques ». Faut-il s’en étonner ? Alors même que Mai 68 est devenu un « lieu de mémoire » qui dure depuis quarante ans, force est d’admettre que ces événements n’ont aucunement été le fer de lance des mutations qui auraient permis à la France de retrouver son rôle et sa place dans un monde globalisé. Accuser la nébuleuse de Mai 68 permet de blanchir tous ceux qui ont agi à l’aveugle, dans tous les domaines de l’administration, de la politique, de l’édition ou de l’université, et n’ont jamais pris leur responsabilité historique. Bref, l’éclatement contemporain de la vie intellectuelle et culturelle, sa médiatisation et sa segmentation rapide, ne nous a guère préparés à imaginer les réponses indispensables à la double impasse de la « modernisation » (économique et politique) et du « progressisme » (intellectuel). Cela revient à rappeler la concomitance de l’échec du pouvoir politique et spirituel (au sens du « pouvoir spirituel » cher à Paul Bénichou), sans lesquels le roman national est en panne.

En amont de mai 1968 : retour sur les trente glorieuses

Parallèlement aux « trente glorieuses politiques, économiques et sociales », trois décennies indissociables de la modernisation (économique, sociale et politique) de la société industrielle et du gaullisme politique, on a donc connu « trente glorieuses culturelles » que caractérisent l’organisation pyramidale des institutions (presse, édition…) et l’affaiblissement progressif du statut de l’écrivain, lui-même indissociable du pouvoir spirituel et de ses métamorphoses.

Une configuration humaniste : Le Monde-Esprit-Le Seuil

La configuration intellectuelle humaniste de l’après-guerre est étroitement liée avec des institutions, maisons d’édition, revues, journaux dont la spécificité tient à la périodicité, i.e. au rythme de publication (quotidien, magazine, mensuel…). Dans cette optique4, il serait pertinent de décrire finement l’entrecroisement de trois institutions – le journal Le Monde (créé après guerre), les éditions du Seuil (créées après guerre), et la revue Esprit créée en 1932 mais « refondée » en 1944 – car elles participent d’une histoire commune. Si ce bloc intellectuel/humaniste doit être analysé pour lui-même, il ne peut être considéré comme hégémonique sur le plan intellectuel car l’hégémonie intellectuelle est alors le fait du bloc progressiste, regroupé autour du Parti communiste, qui se présente comme un contre-modèle, i.e. comme un contre-État.

Issus en partie de l’école des cadres d’Uriage au début de la guerre (école où se retrouvent, entre autres, le futur fondateur du Monde, le futur directeur d’Esprit et un futur haut fonctionnaire, Simon Nora), indissociables de personnalités fortes – Jean-Marie Domenach, Hubert Beuve-Méry, Paul Flamand et Jean Bardet –, ces trois pôles culturels forment à eux seuls un « ensemble » culturel cohérent où chacun joue sa partition. L’essentiel est de remarquer que les liens sont fréquents à l’époque entre intellectuels de revue, éditeurs et journalistes, les uns et les autres étant considérés et se considérant comme des « intellectuels ». Parler d’un « monde intellectuel » prend alors tout son sens alors que la pression médiatique est faible (comparativement à aujourd’hui) et qu’elle s’exerce essentiellement contre le pouvoir. Cette expression renvoie autant à la figure de grands intellectuels ou écrivains (Sartre, Malraux, Mauriac) qu’à ces institutions de nature hétérogène. De formation universitaire ou non, autodidactes issus du syndicalisme ou de l’éducation populaire, gens de revue, éditeurs et journalistes se croisent constamment (tribune accordée aux intellectuels de revue dans Le Monde, présence des journalistes du Monde dans les sommaires et les réunions de la revue Esprit, rôle des journalistes et des intellectuels de revue aux éditions du Seuil) et forment un espace public intellectuel (issu en très grande partie du catholicisme social dans ce cas de figure) qui se distingue, comme avant la guerre, du monde universitaire.

De ces intrications, les exemples sont nombreux. Les trois grandes collections « Esprit » (intitulées respectivement « La condition humaine », « Frontières ouvertes » et « La cité prochaine ») que Jean-Marie Domenach dirige au Seuil en sont le meilleur témoignage pendant une quinzaine d’années. Il en va de même pour la création de la collection « L’histoire immédiate » par Jean Lacouture, de la collection « Politique » par Jacques Julliard (celui-ci devait fonder ensuite la collection « L’Univers historique » avec Michel Winock), de la présence de plumes du journal Le Monde au Seuil (de Jean Planchais à Jacques Nobécourt, de Jean Lacouture à Jean-Claude Guillebaud), mais aussi des liens entre la maison d’édition et la revue de référence qu’est Esprit dans ce milieu (Jean Cayrol, François Wahl et Roland Barthes écrivent d’abord dans Esprit qui sert de tremplin). Alors que l’on examine toujours ces institutions comme si elles n’étaient pas intriquées les unes avec les autres, l’histoire reste à faire des liens noués entre des pôles culturels et intellectuels (presse, édition, revue) qui, tout en intervenant à des rythmes différents (le quotidien, le mensuel, et le rythme lent de l’édition) ont une « existence commune ». On se rend peut-être mieux compte aujourd’hui de cette dissociation. Le monde intellectuel, loin d’être homogène, correspond à cette époque à une rythmique culturelle qui joue sur plusieurs temporalités et « mesures ». Force est de reconnaître également que la distinction entre l’intellectuel, le journaliste et l’éditeur ne fait guère sens ces années-là, car ces acteurs, autant de personnages d’une pièce, participent d’un même ensemble « à plusieurs temps5 ». Celui-ci met en œuvre un « pouvoir spirituel », même si les écrivains se font plus rares (Béguin et Cayrol demeurent cependant des références) et si le formalisme (nouveau roman) va prendre le dessus sur l’engagement de l’écrivain dans toutes ses variantes (Sartre, Mauriac, Malraux, Aragon). Plus généralement, l’intellectuel humaniste accompagne l’idéal du gouvernement rationnel développé par la haute fonction publique : il a pour charge de donner du sens6 à une politique strictement gestionnaire et pour souci de se démarquer de la politique politicienne style IVe République.

Un « style » approprié

Démarqués le plus souvent de l’Université dont certains sont pourtant issus, les acteurs de ces institutions culturelles participent à un ensemble dynamique qui assure une formation et une culture générale. L’intellectuel de revue, toujours pris entre l’édition et la presse, se caractérise moins par sa marginalité que par son indépendance, sa situation éventuelle d’autodidacte (ancien ouvrier comme Daniel Mothé qui écrit dans Socialisme ou barbarie et Esprit, ou militant issu de l’éducation populaire, de la Joc ou de la Jac), bref par des qualités atypiques. Cela se traduit notamment par une forte capacité à rejeter la division par disciplines et surtout à imaginer de nouveaux objets7.

Une revue joue alors un rôle initiatique de formation à l’écriture8, elle contribue également à faire connaître les futurs directeurs de collection pour l’édition et même de futurs hommes politiques dans le cadre du groupe fondé par Georges Lavau. Certes, ce va-et-vient entre des registres d’écriture et de temporalité s’inscrit dans une conception pyramidale des supports : celui qui écrit dans le « journal à plusieurs voix » d’Esprit ne pouvant être assimilé à l’éditorialiste qui écrit en première page du Monde. Mais il n’est pas si difficile de circuler d’un niveau à l’autre. Encore faudrait-il ajouter que chacune de ces institutions mériterait d’être examinée elle-même à plusieurs niveaux comme le suggère Goulven Boudic9.

À cela il faut ajouter que cette configuration humaniste, indissociable d’une institution culturelle à plusieurs étages, se retrouve dans d’autres cercles de pensée et autour d’autres maisons d’édition. Cet état d’esprit avait été désigné par des « ismes » en tous genres, ceux de l’existentialisme humaniste, du personnalisme humaniste ou bien encore d’un marxisme humaniste qui se font écho à l’époque et ont de multiples liens entre eux. Qu’on en juge seulement par l’exemple de Sartre qui associe Les Temps modernes et Gallimard avant de patronner plus tard le lancement du quotidien post-soixante-huitard Libération. Ou par celui d’Edgar Morin et de Kostas Axelos, les deux animateurs de la revue Arguments, publiée par les Éditions de Minuit, une maison d’édition qui accueille également la revue Critique créée après guerre par Georges Bataille.

Mais, à la différence de la configuration humaniste, la configuration marxiste contribue à la formation d’une idéologie du contre-État dont le PC est le principal moteur :

Face à de Gaulle le parti communiste, adossé lui aussi à la légitimité de la résistance, n’était pas seulement une contre-société, mais tout autant un contre-État. […] Cette orientation privilégiée avait deux conséquences. En premier lieu, l’intellectuel était dans ce schéma dispensé de penser l’État […]. En second lieu, la modernisation et l’ensemble des conflits des restructurations et des déchirures politiques et culturelles qu’elle provoquait se trouvaient repoussés dans l’inessentiel10.

À l’idée d’une rupture révolutionnaire s’est substituée aujourd’hui pour une partie des anciens progressistes la défense de l’État républicain en tant que représentant de l’intérêt général et instrument de la lutte contre les inégalités.

Humanismes et représentation de l’histoire. Les analogies de la culture et de la politique

Mais revenons-en au bloc humaniste. Celui-ci participe d’un esprit éducateur, et valorise une conception de la culture générale (au sens où l’on parle d’intérêt général) qui contribue à la formation politique et civique d’une fraction de la population. Et d’abord de ceux qui sont issus du catholicisme social dans cette mouvance Esprit/Le Seuil/Le Monde. Cet esprit généraliste, qui consiste à coudre ensemble les disciplines, les savoirs et les croyances11 comme un architecte fait un tout avec des morceaux, avec des pierres ou des briques, est à l’origine d’un « état d’esprit humaniste » qui s’accorde bien avec la conception gestionnaire de la politique qui s’impose alors.

Cela le distingue précisément de la culture progressiste (culture du PC et des compagnons de route, marqués par les débats autour de La Nouvelle critique et des Temps Modernes), mais aussi des pensées de l’après-68 qui vont faire son procès. L’esprit humaniste se nourrit de la faiblesse de l’acteur politique traditionnel. Celui-ci est doublement contourné à l’époque par le pouvoir technocratique et la croyance utopique (saint-simonienne) en un gouvernement rationnel. François Bloch-Lainé est le chef d’orchestre incontestable, à la fin des trente glorieuses, de ce capitalisme administré accordant plus de crédit au public qu’au privé, avant d’être remercié par Valéry Giscard d’Estaing. On reprochera, Pierre Bourdieu le premier, à ce bloc humaniste sa mollesse et son hypocrisie. Or, c’est refuser de voir que cette attitude correspondait à la manière de faire de la politique sur le mode quasi utopique et saint-simonien du gouvernement rationnel.

Cette conception de la politique, certes plus gestionnaire que partisane, a naturellement des échos sur le plan intellectuel : les sciences humaines s’imposent lentement (ce sont les jeunes agrégés de philosophie des années 1955-1960 qui opteront pour l’ethnologie, la sociologie et les sciences humaines), la science politique avance également en regardant progressivement plus vers l’opinion publique et les comportements électoraux que vers la classe politique. Cependant, même dans ce domaine, une conception plus administrative que partidaire et idéologique, d’une méfiance envers la République parlementaire bien dans la tradition gaullienne, a le dessus12. Cette période correspond au grand équilibre « gaullo-communiste » (le social aux communistes et aux syndicats, la gestion politique au gaullisme) ou, pour le dire autrement : l’État aux gestionnaires gaullistes et le contre-État au bloc progressiste13.

Cette orchestration (généraliste/humaniste/gestionnaire) fera l’objet de procès d’intention divers (rôle de l’expertise, conception technocratique de l’action politique, fascination pour le gaullisme), qui empêchent de voir que le « pouvoir spirituel » est de moins en moins celui du grand écrivain et de plus en plus celui d’un personnage hybride. Ce n’est pas un hasard puisque le grand écrivain quitte le terrain de l’histoire substantielle (de Hugo à Malraux) pour ne conserver que le style ou la forme. Comme si le formalisme gestionnaire trouvait un écho dans « le degré zéro de l’écriture » cher à Roland Barthes. Le nouveau roman, en l’occurrence la production d’Alain Robbe-Grillet, sera perçu uniquement comme anhistorique. Cela revient à sous-estimer qu’il peut aussi donner lieu à un récit de la guerre avec Claude Simon et à un récit de la fin de l’Empire colonial avec Marguerite Duras. En contrepoint, face à l’écrivain en mal d’Histoire et de Sens, l’intellectuel redécouvre Hegel (grâce à François Châtelet entre autres), et un courant historiographique prend son essor qui conduira à la nouvelle histoire. Parallèlement, l’intellectuel humaniste reprend à son compte une partie du pouvoir spirituel en donnant du Sens grâce à un esprit solidariste issu du socialisme utopique (celui de Proudhon qui conduira à l’autogestion de l’après-68) ou du catholicisme social (idéologie de transition pour les catholiques en voie de sécularisation), qui est la contrepartie de la conception formaliste et technicienne de la politique. L’intellectuel humaniste trouve ainsi sa place, une transition momentanée, entre le grand Écrivain et l’expert en Sciences humaines qui lui-même précède les acteurs du culturel et du tout artistique des années Lang14.

Certes, les « pensées du dehors » (Michel Foucault), rétives à la conscience phénoménologique et à l’intériorité, jouent déjà un rôle essentiel autour de Georges Bataille, Maurice Blanchot, Henri Michaux et de la revue Critique (avant l’âge d’or des Deleuze, Foucault…), mais l’humanisme sera surtout pris à parti par le radicalisme soixante-huitard dans ses dimensions les plus contrastées.

L’angle mort de 1968-1981 : un double raté

Les événements de Mai 68, nébuleuse indispensable à la compréhension de l’histoire intellectuelle et politique de l’après-guerre, ne sont pourtant pas l’aboutissement d’un cycle. Ils symbolisent plutôt un renversement de tendance, un retrait des philosophies de l’Histoire qui se traduit par la prééminence du binôme conceptuel structure/événement.

L’éclatement du bloc institutionnel

Mai 68 vise sur le plan politique le paradigme gaullien à travers l’autorité (le pouvoir comme la famille deviennent orphelins de la figure paternelle) et, sur le plan intellectuel, le paradigme humaniste. Ce n’est pas un hasard si le « doyen » Paul Ricœur est la cible symbolique des étudiants de Nanterre, lui qui a essayé de transformer l’Université et de concilier réforme et révolution dans un dossier d’Esprit. Ce n’est pas non plus par hasard que Jean-Marie Domenach décide, de son propre aveu, de quitter en 1976 la direction d’Esprit après ces événements qui l’ont désorienté15. Le tournant de 1968 contribue très vite à modifier l’organisation institutionnelle au sein de la presse et de l’édition, voire de l’université16. C’est encore une revue, en l’occurrence Tel Quel, qui marque une inflexion importante, en imposant le formalisme littéraire au Seuil et une sacralisation du langage qui participe du pouvoir de la langue cher au pouvoir spirituel.

Esprit, qui n’a jamais dépendu du Seuil sur le plan financier, est restée une institution indépendante (dont de proches collaborateurs ont créé le Seuil après guerre), se décale progressivement sur le plan intellectuel de la maison d’édition dont la cohérence devient incertaine : le même Claude Durand dirige la collection « Combats » (aux allures progressistes et aux accents gauchistes) et introduit Soljenitsyne et l’Archipel du Goulag. Mai 68 met à mal le pouvoir des Pères fondateurs de la maison, dont Esprit est une sorte de symbole. De fait, les collections « Esprit » disparaîtront progressivement sans que cela prête à la moindre réaction. Et l’on connaît la suite de l’histoire : le poids du structuralisme et de son formalisme (le rôle de François Wahl, l’éditeur de Lacan et de Barthes au Seuil, est décisif), même si les interprétations en sont nombreuses. À commencer par celle de Deleuze qui met en avant la question de l’événement comme rupture sauvage et radicale17. À l’époque, on ne parlait pas d’éthique, Levinas n’avait pas droit de cité (un penseur religieux, disait-on !), on n’avait pas encore traduit Franz Rosenzweig et la critique du totalitarisme était à la fois hétérogène (sur le plan des affiliations politiques) et minoritaire dans le monde intellectuel, cantonnée à la droite aronienne et à des revues (de Socialisme ou barbarie à Textures, Esprit, Le Débat et Commentaire18). Quant au journal Le Monde il suit, au fil de ses directeurs, une évolution sinueuse, mais plus visible en raison même de son caractère quotidien et de son rôle institutionnel de référence de la haute fonction publique.

L’ensemble humaniste implose : Le Seuil oscille entre diverses orientations intellectuelles ; Le Monde se radicalise (Raymond Barrillon, qui dirige le service politique comme un « compagnon de route », annonce à sa manière le journalisme engagé d’Edwy Plenel) ; Esprit joue la carte antitotalitaire tout en se distanciant à la fin des années 1970 du personnalisme. Il est manifeste par ailleurs que ces institutions, de façon plus ou moins feutrée, prendront un malin plaisir à se donner des coups de griffe. Si Le Seuil structuraliste prend ses distances avec l’humanisme chrétien d’Esprit (stigmatisé comme pôle catholique) et se méfie du courant éthique qui se constitue (l’éditeur responsable des sciences humaines, François Wahl, privilégie une pléiade d’auteurs – Alain Badiou, Jean-Claude Milner, Jacques-Alain Miller, Guy Lardreau et Christian Jambet – issus du gauchisme), Esprit n’hésite pas à s’en prendre au Monde lui-même sur le plan idéologique (Jean-Marie Domenach ouvre le feu au moment où il quitte Esprit). Face aux événements que les uns et les autres privilégient (Mai 68 dans le cas du Seuil, l’Archipel du Goulag dans le cas d’Esprit…), chacun se différencie de ceux qui représentent un héritage gênant. Alors que Le Seuil se détache d’Esprit (les polémiques seront exacerbées après la décision de la rédaction d’Esprit de soutenir la réforme Juppé relative à la sécurité sociale en 1995), Le Monde, confusément pris dans l’esprit de vigilance, cherche à cantonner Esprit dans une posture para-vichyste et catholique sociale… histoire de défaire les liens généalogiques avec son fondateur. Quoi qu’il en soit de l’attitude de ces institutions sur les événements majeurs et de leur désintrication, il faut retenir que chaque institution se replie sur elle-même, devient un isolat et cultive sa propre culture. Ce qui n’est pas sans faire comprendre le « paysage après la bataille » au Monde qui cherche à préserver une indépendance rédactionnelle et au Seuil qui a perdu son indépendance financière.

Un nouvel ordre conceptuel : Mai 68, la structure et l’événement

Au-delà de l’éclatement progressif du bloc institutionnel formé par Esprit, Le Monde et Le Seuil, il faut s’arrêter sur la signification de l’événement Mai 196819. Alors que la société française n’est plus portée par une continuité historique – gouvernement rationnel et philosophie de l’histoire – l’histoire est désormais rythmée pour elle par des événements politiques ou médiatiques. On ne pense plus historiquement, ce qui n’empêche pas les historiens d’occuper le terrain, tout en privilégiant le temps long et la thématique de l’événement20.

Une histoire discontinue ou la fin du roman national

Si la référence à l’événement a une signification historique évidente dans le cas de Mai 68 où la révolution devient une métaphore ambiguë de la résistance21, elle a surtout des résonances sur le plan conceptuel. Le paradigme structuraliste, en visant l’humanisme22, les pensées de l’histoire et de la conscience, valorise la rupture, la coupure. Autant de thèmes qui seront des leitmotive de la pensée structuraliste dans les domaines les plus divers, anthropologie, linguistique, psychanalyse, jusqu’au marxisme qui sera d’autant moins historicisé qu’il devient scientifique. Le formalisme ne s’impose donc pas qu’en littérature puisqu’il devient la règle dans les sciences humaines.

Mais, tout en troublant le cadre de la pensée humaniste, le formalisme se double d’une valorisation de l’événement aux dépens d’une représentation historique de l’histoire nationale. Le renversement est significatif : l’événement se coupe de son histoire au lieu de la rythmer et de la dynamiser. La discontinuité accompagne chez Foucault le temps long des paradigmes. L’histoire ne se conjugue plus sur le mode de la continuité mais sur le mode de la Structure (formelle) et de l’événement. La coupure l’emporte sur le lien historique : l’autorité n’a pas été mise à mal par hasard, et la dynamique de l’État et de la Nation en est affectée.

Cela n’est pas sans conséquences pour la pensée. Dès lors que l’événement va de pair avec la structure, on révère les pensées qui donnent accès à la vérité. Platon ou Nietzsche sont la référence (pour Badiou ou Deleuze) aux dépens d’un kantisme assagi (le kantisme de Ferry et Renaut n’est pas celui de la troisième Critique chère à Lyotard). La passion de la Vérité/Événement (de Deleuze à Badiou) est l’envers du formalisme kantien et du procéduralisme de Habermas. Spinoza devient le penseur de référence de la fin des années 1990. Comme si le bloc progressiste, hybride, se ralliait à cette pensée au nom de la radicalité démocratique (Badiou, Negri, Zizek…).

La Vérité, a-religieuse bien entendu mais toujours marquée par un radicalisme de la liberté, par un romantisme exacerbé, ne se résume pas au respect de procédures, d’une règle de droit ou d’une maxime kantienne sans substance, sans visée du Bien, elle correspond à un événement « surhumain », elle oscille entre un savoir immaîtrisable et un éclair romantique. L’intellectuel antihumaniste aura réussi le tour de passe-passe d’imposer la structure formelle (non sans écho au pouvoir gestionnaire et à sa logique scientiste) et un culte de l’événement qui n’est pas sans consonances surhumaines (entre la révolution et la mystique).

Persistances de Sartre

Paradoxalement, l’esprit sartrien, cette variante de l’humanisme des trente glorieuses, reprend de l’allant dans la décennie 1990, alors même que Pierre Nora a créé en 1980 Le Débat contre Les Temps modernes de Sartre. À travers la thématique de la Shoah, Claude Lanzmann et son film Shoah, le sartrisme fait office de radicalité dans les suppléments littéraires. Les célébrations de l’année 1905 ont bien montré la différence des traitements impartis à Mounier, Sartre, et Aron, les trois symboles de la génération de 190523. Bref, alors même que les trente glorieuses politiques sont affaiblies par une autre modernisation que celle de l’après-guerre (celle du capitalisme post-fordiste), le progressisme retrouve de la vigueur en distinguant de manière asymétrique les deux totalitarismes. Les pensées ultra retrouvent une audience alors même qu’on pensait ces pages de l’histoire intellectuelles tournées. Mais, comme ces persistances sont des survivances, la disparition de la figure de l’écrivain s’accélère. Tel est le leitmotiv de Michel Foucault – « Nous vivons la disparition du grand écrivain » – qui s’emploie à élaborer une théorie de l’intellectuel à l’usage des intellectuels, renonçant ainsi à la figure de l’écrivain comme conscience universelle et prophète de l’histoire. L’incapacité de la gauche libérale comme de la droite libérale à saisir les transformations du capitalisme favorise le surplace intellectuel et politique. Par ailleurs, l’Europe est imposée comme la solution imaginée par ceux que l’on appelle désormais les élites pour répondre à toutes ces questions ignorées ou contournées. Le roman national tournera ses pages… mais ailleurs.

En aval de 1968 : la crise du gouvernement rationnel et l’éclipse historique

La prédominance de l’événement – notion qui n’est pas réductible à l’actualité, sur ce point Ricœur et Arendt s’accordent avec des penseurs plus radicaux – correspond à une période où l’histoire événementielle semble reprendre ses droits sur la longue durée : la chute du Mur de Berlin en 1989 intervient quinze ans après la fin des trente glorieuses (1945-1975), le tournant économique de 1983-1984 est décidé par la gauche au pouvoir, le 11 septembre 2001 met la sécurité et le terrorisme au cœur de la mondialisation, la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour des présidentielles en 2002, le raté européen de 2005, la révolte des banlieues de 2006… Mais l’événement, cette marque de discontinuité, est de plus en plus dissocié de l’action politique elle-même. Celle-ci ne parvient plus, à droite comme à gauche, à traduire dans un langage politique aux consonances historiques les événements qui secouent l’Hexagone, et plus largement l’Europe et le monde. En termes d’espace-temps, notre monde n’est plus celui de Hegel.

Parmi tous ces événements, et non sans lien avec la topique de l’événement issue de 68, il faut évoquer ici deux événements majeurs qui prennent de court les classes politiques et intellectuelles. La chute du Mur de Berlin, symbole de la fin du communisme, et le tournant libéral – sur le plan économique – incarné par les décisions de 1983-1984 sont pour la France les deux événements majeurs de la fin du xxe siècle (le premier est lié à la question du totalitarisme et de la démocratie, le second à la nature du capital). Dans les deux cas, on observe une incapacité des élites intellectuelles et politiques à prendre acte de ce qui est en train de se passer sur le plan historique. Si ces deux événements expliquent les deux « transitions ratées », ils vont naturellement accélérer l’éclatement du bloc institutionnel24.

La chute du Mur de Berlin et les métamorphoses du capitalisme

Premier événement : la chute du mur. Celui-ci aurait dû refonder la réflexion sur la démocratie dans le sillage du courant antitotalitaire symbolisé par Claude Lefort et les publications qui lui sont proches (Socialisme ou barbarie, Textures, Passé présent, Libre…). Or, force est de constater que les intellectuels progressistes n’ont guère pris en considération les ressorts de la pensée antitotalitaire. Et cela d’autant plus que le deuxième événement, le tournant de la rigueur économique de la gauche, indissociable de la transformation du capitalisme qui s’opère dans la décennie 1980, n’est guère mieux pris en compte. Ce dernier ne peut plus être analysé dans les termes d’un néolibéralisme influencé par l’école hayékienne ou dans ceux d’un socialisme à la française qui se polarise toujours sur les rapports industriels et sur le conflit capital/travail. Si les intellectuels de droite, à l’image d’un Jean-François Revel, sont satisfaits de voir progresser ensemble libéralisme politique et libéralisme économique, les intellectuels de gauche se divisent sur la question fondatrice par excellence, celle de la « révolution », mais aussi sur la critique d’une économie capitaliste en voie de mondialisation.

Ces deux événements ont donc provoqué un profond malentendu qui explique le double raté, l’angle mort historique cher à Pierre Grémion (1968-1981) : le capitalisme contemporain intervient en effet dans le contexte de l’effondrement communiste, favorable à l’ouverture du marché. Mais les rapports du libéralisme politique au libéralisme économique ne peuvent plus être énoncés dans les termes des conflits propres à la société industrielle. Nous sommes en effet entrés dans la mondialisation25.

Le fonctionnaire détrôné

En ce qui concerne le politique, la crise du gouvernement rationnel et de l’État gaullien gestionnaire se traduit par une volonté des élites politiques – le plus souvent énarques mais pas toujours – de s’engager dans les cabinets ministériels26. Quand l’administration n’a plus la maîtrise « rationnelle » de la gestion du pays, mieux vaut servir les politiques, faire de la politique pour continuer à tenir les rênes du pouvoir. Les élites de la haute fonction publique n’ont pas disparu, elles ont renoncé à guider le pays et jouent le jeu d’un système qui s’organise doublement autour du privé et du public. Les mêmes élites qui avaient le sens du service public à l’époque de François Bloch-Lainé vont contribuer à privatiser l’État, la valse des nationalisations et des dénationalisations des grandes entreprises publiques offrant à plusieurs reprises un tour de chaises musicales particulièrement favorable. L’Inspection des finances dirigeait « économiquement » le pays durant la période gaullienne, elle ne le dirige plus mais elle n’en est pas moins la bénéficiaire des jeux de la finance et de la privatisation27.

Dans ce contexte, la double crise de l’Europe et de la République se solde par une exacerbation politicienne : radicalisation des intellectuels mimant Sartre, sempiternelle fascination pour le discours de la guerre (avec ou sans Révolution, écartelés qu’ils sont entre Glucksmann et Badiou). Le sartrisme sorti du bloc progressiste est la vertu la mieux partagée dans un pays qui a renoncé à la révolution et opté pour un radicalisme démocratique « imaginaire ». Quant à la haute fonction publique, elle revient à la politique mais elle fait preuve d’impuissance « républicaine ». L’incapacité à penser la France dans la mondialisation l’emporte, de même que l’illusion que l’État français peut résister à lui seul au capitalisme mondialisé. Bref, la crise de la gestion technocratique/humaniste n’a pas trouvé d’issue hors de celle-ci et d’une évaluation qui soit autre que financière. L’éclipse intellectuelle et politique risque d’être totale et durable.

Le pouvoir spirituel ne survit plus pour sa part que sous le masque sartrien. Les élites françaises chérissent à nouveau le style politique par excellence, celui des éditorialistes politiques issus de « nos » grandes écoles (Slama, Barbier, Adler), ou celui des débats télévisés où il faut discuter d’une vie politique surmédiatisée. Comme si l’impuissance de l’action politique produisait en retour l’excitation médiatique. On discute politique, on organise des débats à l’infini mais la politique n’embraye plus. Le volontarisme sarkozien en a constitué l’expérience la plus récente.

Rappelons-le, la révolution de Mai 68 s’est faite autour du langage et du paradigme structuraliste. La France aime le langage, celui des écrivains mais aussi la rhétorique abstraite qui tourne sur elle-même.

Sortir de l’impasse supposerait une redéfinition entre l’expérience française et l’expérience européenne. Or rien dans l’héritage de la culture républicaine et de la culture progressiste n’offre les moyens d’un pareil dépassement28.

La sacralisation du pouvoir spirituel, entre hypermédiatisation et lieu de mémoire

Les écrivains se constituent dès cette époque [xviiie siècle] en tribunal de la société : ils surplombent le gros animal et s’autonomisent en instance de fonctionnement de la vie politique. Ouverte au xviiie siècle, cette époque est-elle définitivement close ? Ou bien assiste-t-on à une éclipse passagère de ce pouvoir spirituel laïque ? Personne, naturellement, ne peut répondre à cette question. Mais si l’on opte pour la métaphore, somme toute optimiste, de l’éclipse, tout le monde voit bien qu’il s’agit présentement d’une éclipse totale et durable29.

Le pouvoir spirituel tourne à vide car l’esprit français oscille toujours entre un désintérêt profond pour la réalité la plus historique et une fascination pour l’idéologie ou les idées. Alors même que l’on ne parvient pas à penser la mondialisation autrement que comme un complot extérieur, l’espace public oscille entre un progressisme post-révolutionnaire et un journalisme politique dans le meilleur style de la IIIe République. Le pouvoir spirituel demeure une affaire de plume, de style et de brillance, mais Jean-Jacques Rousseau, Cons­tant et Tocqueville, toujours cités, ne sont plus là. Les éditorialistes se portent bien, la tendance est au magazine, mais la France a perdu tout sens de la réalité. Pierre Grémion parle de la fin du modèle républicain alors même que tout le monde entonne le refrain de la République laïque et égalitaire.

[…] le néorépublicanisme veut être un schéma de remise en selle des valeurs nationales qui s’épanouit après l’alternance politique de 1981 […]. Mais le néorépublicanisme ne peut pas faire comme si la modernisation et sa déstabilisation n’avaient pas existé. La volonté politique bute sur une situation institutionnelle qui rend improbable un projet de restauration tant dans l’ordre symbolique que dans celui des modes de fonctionnement30.

Beauté du mort ? Peut-être pas, mais très certainement incapacité de prendre en charge notre histoire présente. Les présidentielles de 2007 ont porté au pouvoir un président hyperactif, qui cherche à contrôler les flux de l’information et sature la communication. Mais ce trop-plein est la contrepartie du vide qui précédait. D’où l’échec annoncé de l’hyperprésident !

Les trente glorieuses culturelles n’ont pas eu de suite ni d’avenir. Le procès s’est retourné contre les accusateurs trop vertueux. D’un côté, la culture est segmentée, la dissémination de la production est la règle à l’heure des blogs et de la disparition de l’Auteur. Les maisons d’édition survivent, à de rares exceptions près, dans les grands groupes, les quotidiens sont fragilisés et en perte de vitesse, les revues survivent plutôt bien mais à la marge. En tout cas, il n’y a plus de synergie entre la presse, l’édition et les mensuels.

D’un autre côté, la pensée est décentrée comme le signalent les écoles de pensée qualifiées de post-européennes31. La pensée n’est plus hégélienne, européenne, elle se décline au pluriel et s’ouvre vers le dehors. Les grands noms ne sont plus là (Aron, Foucault, Barthes, Derrida, Ricœur), les répétiteurs abondent chez les progressistes, et l’heure est aux imitateurs… Mais nous avons pourtant appris à nous décentrer mentalement, car la pensée « mondialisée » vient « aussi » d’ailleurs. Tel est le sens de la crise du pouvoir spirituel à la française, un pouvoir qui ne peut pas se décentrer de lui-même et se croit immortel. Le pouvoir spirituel français paierait-il finalement son caractère trop religieux qu’est ce lien exceptionnel avec l’universel ?

Le retournement est donc complet. Il s’agit bien de la fin d’une époque : celle qui commence en 1945, se heurte à 1968 et se termine définitivement en 1981 avec l’élection de François Mitterrand qui inaugure une longue séquence caractérisée par le retrait du politique, la montée de la démocratie d’opinion, alors que la société se métamorphose. Ce retrait fut engendré par l’incapacité de prendre en charge politiquement les événements historiques et de les inscrire dans un nouveau cycle historique.

Comment quitter l’universalisme français sans sombrer dans l’arbitraire […] ? Sans doute peut-on imaginer que l’arbitraire serait atténué au prix de changements dans l’articulation des rôles du système culturel (journalistes-professionnels ; écrivains-traducteurs ; professeurs-chercheurs, etc.) par comparaison aux autres systèmes étrangers. Ce niveau d’analyse pour être légitime n’en est pas moins insuffisant. En effet, la question clef est peut-être moins : qu’est-ce qu’être intellectuel ? mais : qu’est-ce qu’être Français32 ?

Cette question, Mai 68 a commencé à la poser, il ne faut donc pas s’étonner que l’on sorte si difficilement de 68. Mai 68 a eu le tort de ne rien prévoir ce qui allait suivre. Mais en quoi cela en fait-il le coupable idéal ? C’est trop simple. Le pouvoir spirituel qui a été l’un des moteurs de la dynamique historique est affecté en profondeur.

  • 1.

    Je m’inscris ici dans le sillage du travail de Pierre Grémion, et plus particulièrement des hypothèses qui sont les siennes dans Modernisation et progressisme. Fin d’une époque – 1968-1981, Paris, Éditions Esprit, 2005. Ce texte est une version remaniée d’un article à paraître dans un recueil d’hommages à Pierre Grémion (articles de Stanley Hoffmann, Suzanne Berger, Marc Lazar, Pierre Hassner, Jacques Rupnik, Goulven Boudic) à l’automne 2008. Je remercie Philippe Urfalino et l’éditeur, les éditions Cécile Dufaut (Nantes), de m’avoir autorisé à anticiper la sortie de cet ouvrage sur lequel nous aurons l’occasion de revenir.

  • 2.

    Note de l’auteur : si l’on ne comprend pas cette double transition manquée et si l’on ne tient pas compte de cet angle mort historique des années 1970, on ne peut voir les années 1980 autrement que comme un cauchemar. C’est en tout cas l’erreur que commet François Cusset, comme beaucoup d’autres, dans la Décennie. Le grand cauchemar des années 1980, Paris, La Découverte, 2006.

  • 3.

    P. Grémion, Modernisation et progressisme, op. cit., p. 8.

  • 4.

    Cette optique est celle des ouvrages de P. Grémion portant sur la vie intellectuelle où il met toujours en relation ces niveaux d’intervention dans le culturel (presse quotidienne, magazines, revues, maisons d’édition) pour mieux saisir les relations du culturel et du politique. On est loin d’une histoire intellectuelle qui se contente souvent de reprendre ce qui est dit dans les seuls quotidiens ou magazines. Sur les points abordés dans ce texte, voir Esprit, « Splendeurs et misères de la vie intellectuelle », mars-avril et mai 2000, « Quelle culture défendre ? » Esprit, mars-avril 2002.

  • 5.

    Une thèse a été consacrée aux premières années de la revue Esprit qui s’appuie sur les métaphores du théâtre et de la troupe. Voir Cécile Parisot, la Revue Esprit de 1932 à 1935 : un personnalisme se cherche, thèse de doctorat, Paris IV-Sorbonne, 1999.

  • 6.

    Ce terme de sens nourrit à l’époque la polémique entre Ricœur et Lévi-Strauss relative à la Pensée sauvage. Voir Olivier Mongin, Paul Ricœur, Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais », 1998.

  • 7.

    Un seul exemple : Georges Vigarello, jeune agrégé de philosophie et ancien professeur d’éducation physique met en chantier dans les années 1970 des numéros spéciaux d’Esprit sur le sport et le corps à une époque où l’Université et l’édition ne s’y intéressent pas encore.

  • 8.

    C’était le rôle du journal à plusieurs voix d’Esprit, surtout durant la période où il était sous la férule du juge/écrivain Casamayor.

  • 9.

    Goulven Boudic, Esprit, 1944-1982. Les métamorphoses d’une revue, Saint-Germain-la-Blanche-Herbe, Imec, 2006. Dans cet ouvrage sur l’histoire de la revue Esprit (1932-1980), celui-ci considère l’institution revue comme un espace rédactionnel (travail interne pluraliste), idéologique (le personnalisme et ses variantes), militant (action collective dans les groupes personnalistes), partisan (au sens d’adhésion partidaire), et pédagogique (lien avec l’environnement éditorial et journalistique).

  • 10.

    P. Grémion, Modernisation et progressisme, op. cit., p. 125-126.

  • 11.

    L’œcuménisme d’Esprit, une revue paradoxalement plus protestante que catholique, est patent, selon Olivier Abel, dans Esprit, mars-avril 2001.

  • 12.

    Parmi beaucoup d’autres articles ou dossiers, dont certains portent l’empreinte de Georges Lavau, voir Esprit, avril 1956, janvier 1958, mai 1958.

  • 13.

    Nicolas Tenzer, au demeurant directeur de la revue Le Banquet, la Face cachée du gaullisme, Paris, Hachette Littératures, 1998.

  • 14.

    Voir Philippe Urfalino, l’Invention de la politique culturelle, Paris, Hachette Littératures, coll. « Pluriel », 1996.

  • 15.

    Jean-Marie Domenach, « Sans adieu », Esprit, décembre 1976.

  • 16.

    En France, l’édition universitaire demeure marginale en dépit des efforts du Cnrs et le rôle de nombreuses maisons d’édition universitaires en province (Rennes, Grenoble, Lyon, Bordeaux, Strasbourg…), mais des éditeurs et des collections parviennent à valoriser dans l’édition des chercheurs et des universitaires. C’est le cas de Pierre Nora avec l’Ehess, celui de Maurice Olender avec le Collège de France (Jean-Pierre Vernant) et l’Ehess qui ont un lien direct avec « le Monde des livres » par exemple. Les revues continuent à renvoyer à un autre type de légitimation où la relation à l’événement (ce qui se distingue de l’actualité) est primordiale.

  • 17.

    Gilles Deleuze, « À quoi reconnaît-on le structuralisme ? », dans l’Île déserte et autres textes. Textes et entretiens 1953-1974, Paris, Minuit, 2002.

  • 18.

    Dans le cas d’Esprit, dont les liens avec le bloc progressiste ne furent pas inexistants, il faut rappeler néanmoins que le texte inaugural de François Fejtö sur le procès Rajk en 1947 était passé difficilement auprès de la direction (Mounier à l’époque) ; mais aussi que Jean Lacroix, compagnon de route et père spirituel d’Althusser, s’était opposé à la nomination d’Albert Béguin comme directeur d’Esprit à la mort de Mounier.

  • 19.

    Sur ce point voir P. Grémion, Modernisation et progressisme, op. cit., p. 206-214. Pour comprendre que l’esprit soixante-huitard n’est pas homogène, l’histoire à rebondissements du journal Libération est particulièrement éclairante, voir O. Mongin, « Citizen July et Libération à travers les trente bouleversantes », dans Esprit, août-septembre 2006.

  • 20.

    Sur l’intrication du politique et du culturel durant cette période et le débat sur le rôle de l’histoire, voir O. Mongin, Face au scepticisme. Les mutations du paysage intellectuel (1973-1998), Paris, Hachette, coll « Pluriel », 1998.

  • 21.

    Pour P. Grémion : « Mai 68 ne congédiait pas seulement de Gaulle et la problématique de la modernisation. Mai 68 congédiait la résistance pour restaurer la révolution. […] mais cette heure n’était que le produit du vide soudain créé par l’effacement du grand homme […] », dans Modernisation et progressisme, op. cit., p. 126-127.

  • 22.

    Claude Lévi-Strauss s’en prend à Sartre dans la préface de la Pensée sauvage et intervient dans Esprit dans le cadre d’un échange avec Paul Ricœur. Sur le paradigme structuraliste et le statut de l’événement, voir les mises au point de Frédéric Keck : « La pensée mythique ne cherche pas à donner sens à l’événement historique, en l’insérant dans une chaîne d’événements qui l’expliquerait ou qu’il éclairerait rétrospectivement : elle cherche dans l’événement une opposition logique qui lui permet de mettre en scène l’ensemble des structures symboliques qui lui préexistent. Le sens de l’événement ne se manifeste pas dans son unité ou sa nouveauté, mais au contraire dans l’instabilité logique par laquelle il reproduit une structure passée », Frédéric Keck, Claude Lévi-Strauss, une introduction, Paris, La Découverte-Pocket, 2005, p. 145.

  • 23.

    Voir Joël Roman, « Un monde perdu : quatre intellectuels dans le siècle (autour de Sartre, Nizan, Mounier, Aron) », dans Esprit, mai 2005, voir aussi le film sur le couple Sartre/ Beauvoir présenté à la télévision, une véritable consécration nationale et apparemment consensuelle, en décembre 2006.

  • 24.

    On ne peut que regretter les défaillances de la recherche sur le plan de l’histoire intellectuelle : les travaux sur le Ceres (le premier pôle intellectuel du chevénementisme, mixte de républicanisme et de marxisme) et la deuxième gauche sont inexistants. Comme si le mitterrandisme résumait les liens de la politique et de la vie intellectuelle. Sur l’évolution récente du courant antitotalitaire, voir O. Mongin, « Le courant antitotalitaire et les impasses de la réflexion politique », Esprit, mai 2000.

  • 25.

    Pour une présentation non économiste des caractéristiques de la mondialisation, voir O.Mongin, la Condition urbaine. La ville à l’heure de la mondialisation, Paris, Le Seuil, 2005.

  • 26.

    Sur ces divers points, voir les travaux indispensables de Luc Rouban, le Pouvoir anonyme ? Les mutations de l’État à la française, Paris, Presses de Science-Po, 1994 ; avec J.-L.Bodiguel, le Fonctionnaire détrôné ?, Paris, Presses de Science-Po, 1991 ; avec François d’Arcy, De la Ve République à l’Europe. Hommage à J.-L. Quermonne, Paris, Presses de Science-Po, 1996.

  • 27.

    Voir les textes de Martine Orange sur les grands corps de l’État, dans Roger Faligot et Jean Guisnel (sous la dir. de), Histoire secrète de la Ve République, Paris, La Découverte, 2006.

  • 28.

    P. Grémion, Modernisation et progressisme, op. cit., p. 130.

  • 29.

    P. Grémion, Modernisation et progressisme, op. cit., p. 198.

  • 30.

    Ibid., p. 89.

  • 31.

    Voir Esprit, décembre 2006.

  • 32.

    P. Grémion, Modernisation et progressisme, op. cit., p. 130-131.

Olivier Mongin

Directeur de la revue Esprit de 1989 à 2012. Marqué par des penseurs comme Michel de Certeau, qui le pousse à se confronter au structuralisme et l'initie aux problématiques de la ville et aux pratiques urbaines, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, les animateurs du mouvement Socialisme ou Barbarie, qui lui donnent les outils à la fois politiques et philosophiques de la lutte anti-totalitaire,…

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