
Lumières de la province
Encadré
Quelle place est faite aux lieux dans la littérature contemporaine ? Pour le poète Philippe Jaccottet, l’un des attraits de la poésie francophone de la première moitié du xxe siècle tiendrait à son ancrage dans le réel, et en particulier à son exploration des « provinces profondes [1] », qui lui confèrent une « profondeur de réalité » toute particulière : « Bretagne, Provence, Normandie sans trace de “couleur locale”, qu’on trouve chez Guillevic, chez Char, chez Follain, et les jardins de Tortel [2]. » L’une des caractéristiques de cette poésie serait donc son rapport privilégié à des lieux, des territoires, souvent non parisiens, qui loin de ne constituer qu’un décor, donnent au poème sa matière, son point de départ. Sans recours à l’image d’Épinal, loin de la Provence folklorisée des Lettres de mon moulin, que René Char d’ailleurs abhorrait. Cette remarque de Jaccottet date de 1968, mais elle reste pertinente pour caractériser de nombreux poètes francophones contemporains qui, plus que jamais sans doute, placent les lieux qu’ils arpentent au cœur de leur poésie : la campagne de Pouilly-sur-Loire chez Philippe Mathy[3], la presqu’île de Crozon chez Jacques Lèbre[4].
Pourrait-on dire la même chose du roman ? Les lieux décrits, dans lesquels évoluent les personnages, ont une place évidemment importante dans les romans français contemporains. Mais cette place est bien souvent celle d’une tension, voire d’un tourment. Là encore, loin de n’être qu’un décor, les territoires romanesques jouent un rôle actif dans la narration, mais bien souvent un rôle dramatique. Que l’on songe à Sérotonine de Michel Houellebecq, dont on a volontiers dit qu’il avait anticipé le mouvement des Gilets jaunes et la déprime de la France des ronds-points, ou à Leurs enfants après eux de Nicolas Mathieu, qui campe la jeunesse en déshérence dans la vallée de la Fensch, le moins que l’on puisse dire est que le propos est noir. Les lieux du roman font à eux seuls figure de destin pour les personnages qui les habitent, dont ils parviendront ou pas à s’arracher. Or, dans l’identité de ces territoires, le fait d’être en marge des métropoles et de leur mouvement, et de Paris en particulier, est une caractéristique essentielle. En cela, ils représentent « la province », un terme que les auteurs ne rechignent d’ailleurs pas à utiliser. D’autres textes ont porté un regard plus apaisé sur les lieux qu’ils évoquent[5]. Leur Limousin natal est présent dans les livres de Pierre Bergougnoux et de Pierre Michon, de même que la Normandie des origines chez Annie Ernaux. Mais dès les premières pages de Vies minuscules, Pierre Michon précise : « La province dont je parle est sans côtes, plages ni récifs [6]. » Définie en creux, par ce qu’elle n’est pas, elle est une condition avant d’être un lieu. Et à lire tous ces romans, aussi différents soient-ils, on se dit que la province, à défaut d’être encore une réalité sociologique, reste incontestablement une réalité littéraire.
Un texte en particulier a décrit ce rapport intranquille au territoire qui semble avoir marqué la littérature française : La Province, de François Mauriac, paru en 1926. À l’heure où il est déjà un romancier reconnu, Mauriac écrit ce court texte, de la plume souvent acerbe qui fit sa célébrité de journaliste, où il évoque la terre des Landes dont il vient, et à travers elles sa jeunesse d’aspirant écrivain. Chaque paragraphe oppose Paris et les Landes, en même temps que ces dernières se trouvent fondues dans ce grand tout qui n’est pas Paris, dont la description pourrait aussi bien correspondre à la Creuse ou à la Sologne. Le texte s’ouvre sur cette phrase restée célèbre : « Paris est une solitude peuplée ; une ville de province est un désert sans solitude [7]. » Mauriac commence par évoquer la rigidité des positions sociales qui caractérise la vie provinciale, son univers clos et la douloureuse solitude de ceux qui se sentent appelés à un autre destin : « L’horreur de la Province tient dans l’assurance où nous sommes de n’y trouver personne qui parle notre langue, mais en revanche de n’y passer, une seule seconde, inaperçus [8]. » Paris, par opposition, est le lieu de la circulation de la pensée, des rencontres. Comme un phare dans la nuit, elle attire : « De toutes les villes, de tous les cantons de France, se hâtent vers Paris des jeunes hommes soucieux de prouver à l’univers qu’ils sont des créatures admirables [9]. » Ce que décrit là Mauriac était déjà un thème romanesque bien balisé, dont Lucien de Rubempré, personnage principal des Illusions perdues de Balzac, représente l’archétype. Mais dans ce mouvement d’aspiration vers Paris, Mauriac voit presque une injustice faite à la province. S’il affirme que « pour la musique et pour les arts plastiques, la Province est en retard d’un demi-siècle », il ajoute immédiatement : « N’empêche que ce sont ses fils qui inventent tout. Mais la Province ne le sait pas [10]. »
Le texte avançant, le jugement s’adoucit. De la prison dont il a fallu sortir, la province devient, pour l’homme qui avance en âge, un reposoir où il fait bon retourner, aux sources de ce que l’on est : « Ici la vie a le goût et l’odeur que tu as savourés quand tu étais encore au monde [11]. » Plus encore, avec le recul, le romancier peut mesurer à quel point elle fut la matrice de son œuvre. D’abord car, l’ayant mis en contact avec les réalités humaines profondes qui seules font les grands romans, c’est elle qui lui fournit l’essentiel de sa matière : « Même après des années de vie à Paris, d’amitiés, d’amours, de voyages, alors qu’il ne doute pas d’avoir accumulé assez d’expérience humaine pour alimenter mille histoires, [le romancier] s’étonne de ce que les héros surgissent toujours de plus loin que cette vie tumultueuse – qu’ils se forment au plus obscur de ces années vécues loin de Paris et qu’ils tirent toute leur richesse de tant de pauvreté et de dénuement [12]. » Parce qu’elle fait peser sur les êtres une détermination très lourde, la province est de surcroît le lieu du tragique par excellence, où toutes les passions humaines se cristallisent dans la vie la plus commune : « La Province croit encore au bien et au mal : elle garde le sens de l’indignation et du dégoût. Paris enlève à la passion tout son caractère : chaque jour Phèdre y séduit Hippolyte, et Thésée lui-même s’en moque [13]. » Nul doute que c’est à sa condition provinciale que Thérèse Desqueyroux, comme Emma Bovary avant elle, doit son destin romanesque. Matrice de l’œuvre, la province est aussi le point de départ d’une trajectoire qui consistera à en sortir. S’il a fallu s’en extraire pour devenir écrivain, la province reste le creuset dans lequel se sont forgées une détermination, et une future œuvre : « Ce temps de province fut le temps de vie caché sans lequel il n’existe pas de grand destin : une retraite avant l’action. […] Rappelle-toi ces promenades solitaires dans le jardin public de Bordeaux, cette furie d’analyse que tu croyais stérile, ces notes quotidiennes où tu fixais tout ce que tu découvrais de toi-même [14]. » La province va jusqu’à devenir pour Mauriac le lieu d’une révélation métaphysique, celle de l’expérience de la condition humaine et de sa finitude, à laquelle le romancier doit en définitive se confronter : « Que de fois, à l’horizon d’une lande brûlée, quelques pins grêles m’apparaissaient comme le dernier portique, celui qui ouvre sur Rien [15]. »
À maints égards, ce texte est daté. Mais l’est-il tant que cela ? Il a mis en mots ce que le poids historique de Paris a laissé en héritage à la littérature française, et même au-delà. Des gestes aussi différents que celui du sociologue Didier Eribon écrivant Retour à Reims, ou celui du cinéaste Arnaud Desplechin filmant sa ville natale dans Roubaix, une lumière, laissent presque transparaître en filigrane ces pages de Mauriac, sans s’y résumer pour autant. La province y est l’autre nom de l’enfance, un état dont il a fallu sortir, pour mesurer ce qu’on lui doit, de lumière comme de douleur.
[1] - Philippe Jaccottet, L’Entretien des Muses, Paris, Gallimard, 1968, p. 301.
[2] - Ibid.
[3] - Philippe Mathy, Veilleur d’instants, Paris, L’Herbe qui tremble, 2017.
[4] - Jacques Lèbre, Sous les frissons de l’air, Montmorillon, L’escampette éditions, 2009.
[5] - C’est le cas de Jean-Christophe Bailly, Le Dépaysement. Voyages en France, Paris, Seuil, 2011.
[6] - Pierre Michon, Vies minuscules [1984], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1996, p. 13.
[7] - François Mauriac, La Province [1926], Paris, Arléa, 1988, p. 15.
[8] - Ibid., p. 15.
[9] - Ibid., p. 59.
[10] - Ibid., p. 67.
[11] - Ibid., p. 32.
[12] - Ibid., p. 70.
[13] - Ibid., p. 22.
[14] - Ibid., p. 51.
[15] - Ibid., p. 55.