
Les Démocrates américains n’ont-ils rien appris ?
« Ils n’ont rien appris, ni rien oublié », aurait dit Talleyrand pour décrire les émigrés rentrés en France après la chute de l’Empire. Malgré tout ce qui pourrait séparer les deux situations historiques, ce mot décrit assez bien l’opposition démocrate à l’heure de Trump. Toujours sous le choc de la surprise maudite de novembre 2016, les Démocrates admettent à peine la légitimité du nouveau président et continuent de rêver à sa destitution, tout en accordant à Hillary Clinton un rôle d’icône culturelle et en préparant la canonisation de Barack Obama. Ce choc initial a bien commencé par susciter une crise d’angoisse et un effort de compréhension dans la gauche américaine : pourquoi les Démocrates ont-ils perdu leur électorat populaire, notamment celui de la classe ouvrière blanche ? Se sont-ils trop enlisés dans les politiques identitaires (identity politics) ? Sont-ils devenus, malgré leur soutien aux minorités, le parti élitiste des grandes villes côtières ? Ont-ils cessé d’offrir une véritable alternative ? Mais tout se passe comme si ces mea culpa n’avaient eu aucune suite – plus encore, comme si la première année de la présidence Trump n’avait finalement eu d’autre conséquence que d’encourager les Démocrates à poursuivre dans la voie empruntée lors de l’élection présidentielle.
Les échéances de mi-mandat
Si les Démocrates évoluent peu, c’est sans doute parce que la situation politique leur paraît plutôt favorable en vue des midterms, le scrutin de mi-mandat qui aura lieu le 6 novembre 2018. D’une part, le bilan législatif des Républicains est fort mince, exception faite de la loi fiscale adoptée fin décembre, qui devrait se traduire par une légère hausse des salaires – et des réductions d’impôts autrement plus importantes pour les entreprises et les plus fortunés. D’autre part, le taux de popularité de Trump patauge autour de 40 %, un chiffre particulièrement bas aux États-Unis. Les Républicains qui contrôlent le Congrès sont aussi mal vus que leur chef, permettant aux Démocrates d’espérer la conquête d’au moins une chambre et peut-être même des deux. Que le parti du président perde des sièges lors des midterms est un phénomène classique dans la vie politique américaine. Ainsi, les Démocrates ont une importante longueur d’avance dans les sondages du generic ballot, dans lesquelles on interroge les électeurs sur leurs préférences partisanes à un moment précis, indépendamment de leurs opinions sur tel ou tel candidat en lice ; le nombre des élus de la majorité républicaine à avoir démissionné ou à avoir annoncé ne pas se représenter est inhabituellement élevé ; enfin, les Démocrates ont remporté plusieurs scrutins intermédiaires depuis novembre, notamment au New Jersey, en Virginie, de manière notable dans l’Alabama, et en Pennsylvanie.
La victoire démocrate lors des « midterms » est pourtant loin d’être acquise, pour des raisons principalement structurelles. L’ensemble de ses 435 sièges étant à pourvoir, la Chambre des représentants semble plus susceptible de connaître une poussée démocrate, alors même que les Républicains disposent actuellement d’une avance de 45 sièges. Les Républicains sont particulièrement vulnérables dans le Nord-Est et en Californie – régions qui ont largement soutenu Hillary Clinton au mois de novembre. Au Sénat, par contre, le terrain s’annonce nettement moins propice, en dépit d’une majorité républicaine très courte (51 sièges contre 49) : car sur 34 sièges à pourvoir (le Sénat étant renouvelé par tiers tous les deux ans), 26 sont occupés actuellement par des Démocrates, alors que les Républicains n’en défendent que huit. Par ailleurs, cinq des États où les Démocrates sont sur la défensive se trouvent dans des territoires où Trump l’a emporté avec des marges confortables.
La victoire du sénateur démocrate Doug Jones dans l’Alabama, le 12 décembre dernier, a fait croire aux Démocrates que le vent commençait à tourner en leur faveur. Dans cet État qui symbolise le Sud profond, ils n’avaient pas remporté un scrutin sénatorial depuis 1992 ; Trump y a fait un score de 62 %. Mais cet événement politique extraordinaire s’explique surtout par une campagne hors du commun : les Républicains avaient choisi un candidat controversé, Roy Moore, réputé pour avoir été deux fois élu président de la Cour Suprême de l’Alabama et deux fois contraint à démissionner – une fois pour avoir autorisé un monument public affichant les dix commandements, l’autre pour avoir refusé de faire appliquer le mariage homosexuel. De plus, le Washington Post a révélé que Moore, lorsqu’il était procureur, avait agressé plusieurs adolescentes – accusations qu’il a démenties. Ainsi, Doug Jones a bénéficié d’une puissante mobilisation des Afro-Américains et d’une désaffection de l’électorat conservateur urbain et des banlieues à l’égard de Moore. Plus de 20 000 électeurs ont proposé sur leur bulletin le nom d’un autre candidat (un write-in, permis aux États-Unis), soit à peu près la marge de victoire des Démocrates.
Le parti des minorités ?
Le problème de ce succès électoral, et plus largement de l’enthousiasme que suscite la « résistance » anti-Trump à gauche, est qu’il encourage les Démocrates à ne pas repenser les options prises lors de la campagne d’Hillary Clinton (et bien avant). La population qui soutient les Démocrates demeure urbaine, relativement aisée, diplômée et concentrée sur les deux côtes – ce que Thomas Frank appelle la « classe professionnelle [1] ». À celle-ci s’ajoutent les minorités et les populations issues de l’immigration, formant une coalition qui pourrait bien devenir un jour imbattable, notamment lorsque les minorités deviendront démographiquement majoritaires, aux alentours de 2040-2050. Pour le moment, néanmoins, les Démocrates sont enclavés et la vie politique américaine de plus en plus polarisée.
Cette alliance entre une classe moyenne relativement aisée et les minorités a joué un rôle évident dans l’épisode récent du shutdown (arrêt du gouvernement) provoqué par un désaccord entre les élus des deux partis au Congrès concernant le budget fédéral. Les Démocrates ont posé comme condition à l’adoption du budget la résolution du statut des dreamers : ces immigrés sans papiers installés aux États-Unis depuis leur enfance avaient bénéficié sous Obama d’une mesure protectrice spéciale, à laquelle Trump a décidé de mettre fin à partir du 5 mars. La cause des dreamers est plutôt populaire aux États-Unis, même chez les Républicains. Mais, comme le constate le journaliste David Brooks, beaucoup de gens « ne se reconnaissent pas dans un parti qui pense que cela vaut la peine de fermer le gouvernement [et] de déstabiliser l’économie [2] ».
C’est la gauche du parti, notamment des groupes comme Indivisible (fondé en 2016 pour « sauver la démocratie américaine »), qui a poussé les Démocrates à poursuivre cette ligne de manière offensive. Ils ont cédé après seulement deux jours de shutdown, en n’obtenant que la vague promesse d’un débat sur le statut des dreamers dans les semaines à venir. La propagande des Républicains, usant de la rhétorique de la défense des « vrais Américains », semble avoir effrayé certains Démocrates – les cinq sénateurs démocrates qui ont voté contre leur parti pour la réouverture de l’activité gouvernementale sont tous candidats à leur propre succession cette année, qui plus est dans des États qui ont fortement soutenu Trump.
Plus encore, malgré l’esprit militant de « résistance » qui se répand chez les Démocrates, ils sont tout autant embrouillés par le discours trumpiste qu’il y a un an. Sur le plan moral, leur défense des dreamers contre la xénophobie de plus en plus effrontée de la faction populiste des Républicains est admirable, mais elle n’est pas replacée dans un programme d’ensemble susceptible d’attirer une audience plus étendue. Aussi longtemps que les Démocrates ne parviendront pas à lier la protection des immigrés à une amélioration du sort de l’électorat populaire et des classes moyennes, leur discours en faveur des dreamers ne fera qu’accroître leur popularité dans les États qui leur sont déjà acquis et entériner une division du pays en sphères politico-géographiques de plus en plus hostiles les unes aux autres.
En août 2017, Steven Bannon, l’ancien conseiller de Trump et gourou de l’alt-right, la droite dure américaine, disait de ses adversaires : « Je veux qu’ils parlent de racisme tous les jours. Si la gauche est focalisée sur [les questions de] race et d’identité, et que nous parlons de nationalisme économique, nous pouvons écraser les Démocrates [3]. » Ainsi, malgré des élections de mi-mandat prometteuses pour les opposants à Trump, les lignes de fractures qui ont permis son élection sont toujours bien en place.
[1] - Thomas Frank, Listen, Liberal: Whatever Happened to the Party of the People?, New York, Metropolitan Books, 2016.
[2] - David Brooks, “Democrats Go for the Jugular! (Their Own)”, New York Times, 22 janvier 2017. Traduction de l’auteur.
[3] - Cas Mudde, “Trump’s Speech was Bad. The Democrats’ Response to it was Worse”, The Guardian, 31 janvier 2017. Traduction de l’auteur.