
« Adam, où es-tu ? »
Prêcher à l’époque de l’Anthropocène
À l’ère de l’Anthropocène, les cosmologies se renouvellent. La réalité physique, conçue comme étendue inerte par les Modernes, devient une zone critique dans laquelle notre vie s’enracine. La défense du climat pourrait se nourrir de l’eschatologie chrétienne, où l’amour du prochain se dévoile comme consubstantiel à un engagement écologique inédit.
Avec raison, Lynn White s’est interrogé sur les responsabilités des Églises chrétiennes dans la crise écologique moderne. Il l’a fait cependant en projetant dans le passé des conceptions de la matière qui se sont formées entre le xviie et le xixe siècle, et qui ont en effet justifié l’indifférence à la destruction du monde2. Or ces conceptions de la matière, ce qu’on pourrait appeler la cosmologie des Modernes (au sens que les anthropologues et non les théologiens donnent au mot « cosmologie »), se sont faites largement en conflit avec la religion chrétienne, laquelle a au contraire cherché à maintenir sa cosmologie propre à l’abri de ce nouveau matérialisme. Il est donc inexact d’attribuer une responsabilité à une religion qui cherchait plutôt à se protéger de cette nouvelle occupation de la terre.
Est-ce à dire que White a eu complètement tort dans son diagnostic ? Hélas non, parce que l’erreur des religions chrétiennes d’Occident à partir de l’époque moderne a été de largement délaisser la question de la matière, du cosmos, du sol, de la terre, de la réalité physique et de l’abandonner en quelque sorte aux sciences, en se réservant de développer une version de plus en plus spiritualisée, moralisée, de la question du salut. Il y avait bien une cosmologie chrétienne – au sens cette fois de la théologie – mais celle-ci ne mordait plus, en quelque sorte, sur la matérialité elle-même. Elle n’avait guère de contact avec le contenu des sciences.
En ce sens, oui, les Églises d’Occident ont bien une responsabilité dans la crise, car elles ont négligé la question de la matière. Celle-ci s’est trouvée abandonnée à son sort, laissant la terre, en quelque sorte, sans défenseur. Notre argument aujourd’hui est que c’est justement cette situation qui est en train de changer et qu’il y a là une occasion nouvelle d’entendre différemment la prédication apostolique. Nous allons tenter de montrer, à partir d’une réflexion sur la cosmologie, que la théologie et la prédication en particulier peuvent se laisser affecter et même se laisser saisir tout autrement, d’une façon positive, par les bouleversements écologiques ; qu’il y a pour la théologie une façon de se situer de plain-pied dans l’Anthropocène, de s’en saisir directement. Au lieu de se séparer, sciences et religion pourraient finalement coopérer pour défendre cette matérialité qu’elles avaient abandonnée pendant un temps.
Des définitions différentes de la cosmologie
La prédication a toujours entretenu un rapport compliqué avec les questions cosmologiques. Nous entendons par ce terme emprunté aux anthropologues l’ensemble des représentations qu’une époque se fait du monde qui l’entoure et dans lequel l’histoire du salut est supposée se dérouler. Tantôt les expressions utilisées par la prédication sont très proches de la cosmologie implicite ou savante de ceux à qui elle s’adresse – on parlera alors sans difficulté de montagnes, de vallées, d’orages, de ciel, de ténèbres, d’éclairs, de nuages ou de cèdres du Liban pour exprimer le cadre dans lequel agissent les personnes divines –, tantôt, au contraire, il existe une grande distance entre les expressions choisies par la prédication et les cosmologies implicites ou savantes des auditeurs.
C’est le cas bien sûr en situation missionnaire à cause du décalage culturel dans l’espace – l’abîme est complet entre les cosmologies admises par les prédicateurs et celles de ceux à qui ils prêchent –, mais cela peut arriver aussi tout simplement à cause d’un décalage temporel entre les cosmologies véhiculées par les croyants à l’époque de la formation des récits et celles auxquelles adhèrent ceux à qui ces récits s’adressent à l’époque éloignée de la prédication.
Dans ce cas, les mêmes expressions de « ciel », de « trône », de « terre », de « création » ou de « Dieu », qui ne posaient pas de problème dans un lieu et dans un temps, deviennent un obstacle à la conversion dans un autre lieu et dans un autre temps, parce que les auditeurs ne savent plus s’ils doivent s’étonner du décalage entre leur cosmologie et celle du récit ou s’ils doivent comprendre que le même message peut s’énoncer, s’exprimer, se manifester, dans ces deux cosmologies distinctes. Le scandale de la foi risque de devenir non plus la révélation d’une conversion nécessaire, mais une simple incompréhension sur des cosmologies sans rapport les unes avec les autres.
Jusqu’à la fin du siècle dernier, on pouvait interpréter le décalage entre la cosmologie naturaliste développée à partir de la révolution scientifique et l’expression traditionnelle de l’Église comme une opposition, devenue classique, entre le « naturel » et le « surnaturel » ; entre le « matérialisme » et le « spiritualisme » ; entre le destin dénué de sens de la matière d’un côté et celui des humains doués de sens de l’autre ; ou, pour résumer d’une opposition canonique, entre l’« immanence » et la « transcendance ».
La prédication avait fini par s’accommoder plus ou moins du décalage en transformant la cosmologie implicite dans les récits de l’histoire du salut en autant de « façons de parler », de « métaphores » et de « symboles » qui permettaient d’éviter une trop grande incompatibilité avec les « évidences scientifiques » partagées par les auditeurs – mais sans qu’on ne soit jamais très sûr de ce qu’il fallait prendre pour une forme d’expression datée et de ce qu’il fallait admettre « pour de vrai ».
Des versions plus savantes permettaient même de concilier, au prix d’acrobaties de plus en plus nombreuses, deux cosmologies incompatibles, l’une au sens théologique du mot, l’autre au sens des anthropologues, pour essayer de ne pas étouffer le sens profond de la prédication. Malgré tous les efforts, la prédication n’en déroulait pas moins des événements de l’histoire du salut en utilisant toujours les figures de cosmologie communes il y a plusieurs siècles, qui n’avaient aucun sens littéral pour les auditeurs d’aujourd’hui. À eux de se débrouiller pour s’y retrouver.
Pourtant, au moment où s’inventaient les récits de cette même histoire du salut, au tournant de l’ère chrétienne, il n’existait aucun décalage entre le scandale de l’Évangile, ce qu’on pourrait appeler le bon scandale, et les expressions cosmologiques ordinaires, admises par tous. Si les auditeurs rejetaient la conversion, c’est parce qu’ils en avaient compris la puissante originalité, et non parce que l’ambiguïté de cosmologies disparates faisait obstacle. S’ils refusaient la conversion, c’était comme le jeune homme riche qui avait parfaitement saisi la justesse ou la morsure de l’appel, mais ne pouvait y répondre « parce qu’il avait de grands biens3 ».
On comprend bien que ce n’est pas la même chose de parler de « dieux » dans une civilisation où personne ne s’étonne qu’il y ait des dieux, et d’en parler dans une civilisation où la notion même est devenue pour beaucoup floue ou incompréhensible. Les Athéniens sont choqués par saint Paul, non pas parce qu’il salue dans son prêche le « Dieu inconnu », mais parce qu’il prêche un dieu « ressuscité 4 ». Ce n’est pas la même chose de faire subir à l’image traditionnelle de « dieu » que tout le monde accepte une variation en affirmant, par exemple, que « le Royaume de Dieu est proche » et d’affirmer cette même nouveauté bouleversante quand on s’adresse à des gens qui ne pensent pas du tout qu’il y ait un Dieu. Dans le premier cas, on suscite un bon scandale ; dans le second cas, on ne suscite qu’un « mauvais scandale », car c’est sur le premier terme « Dieu » qu’a achoppé la réflexion de ceux qui, du coup, perdent la chance de saisir de quelle variation il s’agit dans les figures de la foi.
Ce n’est pas la même chose de parler de « dieux » dans une civilisation où personne ne s’étonne qu’il y ait des dieux, et d’en parler dans une civilisation où la notion même est devenue incompréhensible.
Nous ne cherchons pas à remuer, une fois de plus, le fer dans la plaie, mais à pointer du doigt un événement civilisationnel pour explorer si, par extraordinaire, on ne pourrait pas rouvrir ces situations d’incompréhension des deux côtés : du côté de la cosmologie aussi bien que de celui de la bonne nouvelle. Il se trouve en effet que, par une chance vraiment extraordinaire, un kairos à saisir, nous assistons aujourd’hui à un changement de cosmologie tel que c’est la version naturaliste – qui servait pourtant jusqu’ici de modèle, de shibboleth pour vérifier la plausibilité de toutes les descriptions du monde ordinaire – qui se trouve mise en cause et qui commence à cesser, elle aussi, d’être entendue littéralement. Autrement dit, le décalage ne porte plus uniquement sur l’abîme entre le cadre (devenu de plus en plus métaphorique) dans lequel on déroulait jusqu’ici l’histoire du salut et la version matérialiste ou naturaliste dans laquelle vivaient les auditeurs de cette histoire, mais s’y ajoute un second décalage entre cosmologies portant sur la définition même de ce qu’on appelle le « cadre matériel » où nous vivons, et qui offre l’occasion d’entendre de nouveau les variations originales que la prédication impose à une cosmologie.
Révolution cosmologique en cours
Ce qu’on peut appeler la première révolution scientifique, entre le xvie et le xviiie siècle, avait introduit une définition de la matière qui rendait problématique la question des vivants. Parmi les sciences, la physique prenait le pas sur la biologie et, dans l’ordre des représentations, la « nature » devenait le fond commun de toutes choses matérielles, remplaçant ce que les Anciens appelaient phusis, terme qui avait eu longtemps pour charge de désigner le cours des choses emportées par le changement, la naissance, la maladie, la mort et la métamorphose.
À partir du xviie siècle, par une stupéfiante inversion du cadre cosmologique, les choses inertes devenaient la règle et les êtres vivants et mortels l’exception. Pour faire vite, la Terre de Galilée devenant une planète comme toutes les autres et le « morceau de cire » de Descartes réduit à la seule étendue permettaient de considérer que le fond du monde, la position par défaut, était celle de ce qu’il a proposé d’appeler la res extensa. On retrouve là le point de départ, parfaitement justifié, de la critique de Lynn White, mais qu’il avait mal localisé. On sait le trouble qui s’introduit alors dans les consciences religieuses, obligées de sauver métaphoriquement ce qui pouvait survivre à ce déluge plus rigoureux encore que celui de Noé. On pouvait bâtir une arche pour y conserver « le trésor de la Foi » mais le monde ancien avait bel et bien disparu : dans le monde asséché devenu « naturel », la prédication n’avait plus vraiment de place. Elle fut obligée d’inventer une cosmologie – au sens théologique cette fois – pour y loger ce trésor. Avec toutes les difficultés dont nous avons parlé au début.
C’est la nouvelle révolution scientifique dans les sciences de la Terre qui vient aujourd’hui compliquer le jeu. En effet, ce n’est plus simplement le « surnaturel » qui paraît controuvé, mais le « naturel » lui-même. Sur terre en effet, il apparaît de plus en plus que ce sont les vivants eux-mêmes qui ont peu à peu, au fil de milliards d’années, constitué ce cadre que l’on prenait jusqu’ici pour une évidence extérieure à leur action. Comme un environnement auquel ils ne pouvaient faire autre chose que « s’adapter ».
L’air que nous respirons, la couche d’ozone qui nous protège des rayons du soleil, les montagnes sédimentaires, la salinité des océans, l’humus qui nous permet de planter notre nourriture ne forment pas simplement un cadre matériel, mais le résultat de l’action continue des vivants – des bactéries aux animaux en passant par les champignons, les plantes et les lichens. Aussi loin que nous regardions autour de nous, ce que nous appelons « matériel » est aussi sûrement le résultat de l’action des vivants qu’une fourmilière est le résultat de l’action des fourmis, ou un barrage de l’action des castors. Au point que nous soyons obligés, aujourd’hui, de considérer que la température même de la planète dépend tellement de l’action des vivants – humains compris – qu’il faut désormais s’en préoccuper pour empêcher qu’elle ne soit rendue inhabitable, argument qui est à la base de toute la politique climatique et qui a pris une dimension quasi légale dans le fameux « accord de Paris ».
La température même de la planète dépend tellement de l’action des vivants qu’il faut désormais s’en préoccuper pour empêcher qu’elle ne soit rendue inhabitable.
Cette révolution dans les sciences de la Terre que l’on peut résumer par le terme de « sciences du système Terre », « hypothèse Gaïa 5 » ou sciences des « zones critiques 6 », a pour curieux effet de modifier assez profondément le cadre cosmologique où se situe la planète Terre après avoir modifié la géopolitique internationale. On ne la considère plus de l’extérieur, à la façon de Galilée, comme une planète parmi d’autres, mais de l’intérieur, produite et maintenue par les vivants, qui n’occupent qu’une couche assez réduite de quelques kilomètres d’épaisseur et qui sont le seul lieu dont les vivants en général et les humains en particulier aient jamais eu l’expérience.
Les connaissances nombreuses que les astronomes, les physiciens, les biochimistes obtiennent sur le reste de l’univers se situent toutes à l’intérieur de cette même zone critique, mais ne sauraient plus définir par défaut de quoi cette zone critique elle-même est constituée tant que le rôle des vivants et des sédiments qu’ils laissent derrière eux ne sont pas pris en compte. Autrement dit, la res extensa n’est plus la position par défaut de ce qui constituerait la « matière », mais une prise possible sur des formes de matérialité bien plus compliquées à comprendre et dans lesquelles les vivants jouent le rôle principal.
Nous ne pouvons pas, dans le cadre de cet article, développer les conséquences de cette révolution, mais le point à retenir, c’est qu’il y a autant de distance entre la cosmologie de la première révolution scientifique et les formes anciennes de cosmologie qu’entre la première et la deuxième révolution scientifique.
On se souvient peut-être de la question que Sagredo posait à Galilée dans la pièce de Brecht, à la scène 3 après la découverte stupéfiante des lunes de Jupiter et de l’univers infini : « – Dieu, mais où est Dieu ? – Je suis un mathématicien pas un théologien », répond Galilée, à quoi Sagredo rétorque : « Mais tu es bien quand même un humain ! Où est Dieu dans ton système de l’univers7 ? » Question en effet dirimante où l’on voit parfaitement la difficulté de loger la même histoire du salut à l’intérieur d’une cosmologie en train de radicalement basculer. La pièce de Brecht était par définition une dramatisation d’une situation infiniment plus compliquée, mais elle est bien utile pour pointer du doigt ce qui nous intéresse ici.
Nous pouvons nous aussi dramatiser la même question, mais à nouveau décalée : « Où est Dieu ? » si le lieu même où la question : « Où sommes-nous ? » se modifie à nouveau profondément. Est-il possible qu’un conflit de cosmologies qui porte sur le cœur même de ce qu’on appelle matière, lieu, espace, temps, nature, permette d’entendre à nouveau ce qu’il y avait de neuf dans les variations introduites dans les figures divines à l’époque où la figure des dieux ne posait pas de problème ?
Essai de reprise de la prédication évangélique
La cosmologie commune a été bouleversée. Les hommes, et une multiplicité de vivants avec eux, n’habitent plus un espace infini, la res extensa, mais une fine pellicule de quelques kilomètres d’épaisseur. Retour sur terre ! Qui plus est, cette couche s’avère fragile, susceptible, irritable. En effet, ses habitants interagissant les uns avec les autres, la terre réagit aux actions humaines à un rythme ahurissant et dans une mesure non moins sidérante – c’est ce qu’on appelle l’Anthropocène. Hors de cette toute petite peau, pas de vie, pas d’incarnation, pas de salut. Quelle est alors la signification de la « zone critique » du point de vue de l’eschatologie, de la théologie de la rédemption et de celle de la création8 ?
L’émergence d’une nouvelle représentation de la terre est une occasion presque providentielle pour la théologie chrétienne de sortir, pour de bon, d’une logique acosmique et donc gnostique, héritée d’épuisants combats avec la cosmologie de la révolution scientifique9, ce qui justifiait finalement l’argument de White. Nous voulons montrer ici que pareil « atterrissage » ne peut pas mieux s’opérer qu’en partant du point de vue de la fin suggéré par la Révélation.
La représentation biblique de l’achèvement du dessein attribué à Dieu est un ensemble complexe, composé de plusieurs éléments, pas toujours faciles à harmoniser les uns avec les autres : Résurrection du Christ, Venue du Christ en gloire (Parousie), Jugement des vivants et des morts, Résurrection des morts, Cieux nouveaux et Terre nouvelle, Jérusalem céleste, etc. Tous ces thèmes deviennent-ils plus compréhensibles aux oreilles contemporaines, en profitant d’un lien nouveau entre situation cosmologique dans la zone critique et perspective eschatologique ?
Dans les éléments de la représentation, l’espérance des Cieux nouveaux et de la Terre nouvelle se présente comme le candidat le plus obvie pour caractériser la signification eschatologique de la zone critique. Se substituant à la vision moderne qui isole l’homme de la « nature », la nouvelle cosmologie aide à apercevoir ce qui a été longtemps occulté : pour le Nouveau Testament, pourvu qu’il soit lu en continuité avec l’Ancien, l’économie du salut et l’eschatologie ne détachent en aucun cas les hommes de leur inscription terrestre10, qui caractérise de fait et de droit la place que leur accorde le Créateur11.
Au contraire, restaurant en eux l’image de Dieu selon sa ressemblance, elles leur assignent la mission, non de s’évader de leur condition animale et terrestre, mais d’étendre l’œuvre de réconciliation et de pacification à toutes les entités auxquelles ils sont intrinsèquement liés, humaines et non humaines12, dans l’attente de l’entrée définitive du monde visible « en Dieu ». C’est, pour les croyants, la Résurrection du Christ qui fournit le meilleur fondement de cette affirmation. Si la puissance de la Résurrection est destinée à saisir tout homme et tout ce qu’il est, à le délivrer du pouvoir de la mort, à le sanctifier, à le faire passer « en Dieu », elle l’est également pour tous les êtres avec qui, par qui et pour qui les hommes se maintiennent et sont maintenus dans l’existence.
L’économie du salut et l’eschatologie ne détachent en aucun cas les hommes de leur inscription terrestre.
Par ailleurs, « l’épaisseur » eschatologique de la zone critique se laisse également discerner au regard du Jugement dernier et c’est peut-être même selon cette perspective qu’elle se montre la plus expressive. Comme précédemment, il n’est pas de notre propos de construire ici une théologie du Jugement mais de délimiter seulement quelques fils. Dans leur affrontement à la cosmologie moderne, il était tentant, pour les théologiens de l’époque, de réduire l’homme à son âme et de figurer le Jugement dernier comme si l’âme se retrouvait seule devant Dieu pour lui rendre des comptes13, symbolisant par là même le Royaume de Dieu en ce qu’on pourrait appeler une république des âmes.
Or la cosmologie de la zone critique contribue à reconnaître combien cette représentation du Jugement est tronquée. Si effectivement la mort est pour chacun simultanément fin de son être-au-monde et mise en présence immédiate de Dieu, si le Jugement consiste en la manifestation de la vérité de son cœur dans la Lumière divine, si chaque personne est ainsi mise à nu, examinée, pesée d’après ses actes, si tout homme aura ainsi à rendre compte pour lui-même14, c’est toujours selon le critère unique de l’amour du prochain.
Dès lors, si au dernier jour chaque homme est jugé sur l’amour et par l’Amour, il n’est plus vraiment seul devant Dieu. Il se trouve devant le Juge avec la multitude indénombrable des vivants qui ont interagi avec lui, humains comme non-humains, avec l’écheveau de relations qui l’ont maintenu dans l’existence et constitué comme « personne », pour avoir à rendre compte de ses actes à leur égard. « L’amour ne fait pas de mal au prochain ; l’amour est donc le plein accomplissement de la loi15. »
Ce que permet d’apercevoir la nouvelle cosmologie, c’est combien, pour ne pas se payer de mots, il est nécessaire d’élargir la question clé du Jugement divin « Qu’as-tu fait de ton frère ? », en lui ajoutant immédiatement son corollaire : « Qu’as-tu fait de la terre ? », ou plutôt sa chaîne de corollaires : « Qu’as-tu fait de l’air que tu “co-respires” avec d’autres, de l’eau qui abreuve ou empoisonne, du sol, des sédiments… ? »
À l’heure de l’Anthropocène, l’amour du prochain implique ainsi de multiplier les attachements avec des humains et des non-humains, de recevoir avec gratitude et respect les conditions d’habitabilité de son existence, et de travailler à les maintenir pour d’autres. C’est la même transformation cosmologique qui montre également à quel point le pape François est autorisé à conjoindre, comme il fait si souvent, le cri de la terre et le cri des pauvres et combien cette conjonction est d’essence eschatologique16.
L’amour du prochain implique ainsi de multiplier les attachements avec des humains et des non-humains.
C’est ce qui nous a intéressés dans la multiplicité des sens de l’adjectif « critique » dans l’expression « zones critiques ». En quels sens le lieu où les humains habitent peut-il être dit « critique » ? Pour les scientifiques du système Terre, l’adjectif indique que ce lieu est une zone d’interface et d’échange entre la haute atmosphère et l’intérieur de la terre. D’un point de vue écologique, les zones terrestres peuvent être dites « critiques » en ce qu’elles sont fragiles, et que l’alchimie qui a conspiré aux conditions d’existence des vivants peut se retourner contre eux. L’activisme politique, quant à lui, comprendra la zone « critique » comme une « zone à défendre ».
À cet empilement de sens, la prédication évangélique en ajoute un, différent mais relié, radical ou ultime mais nullement « hors-sol » : la terre habitable doit être regardée comme une zone « critique » en ce qu’elle est tout simplement le seul lieu du salut – c’est-à-dire non seulement là où se joue l’histoire du salut, mais plus encore ce par rapport à quoi il s’obtient ou se perd – et, par-là, le lieu du discernement et de la décision ultime17.
Ainsi, la question « Adam, où es-tu ? » n’est pas un simple rappel de l’interpellation divine adressée à l’homme tout juste pécheur, caché au milieu des arbres du jardin d’Éden18. Cette question, déjà de l’ordre du jugement divin et donc de portée eschatologique dans la Genèse, revêt aujourd’hui une portée plus concrète et plus brûlante qu’à l’origine, et appelle des dispositifs opérationnels pour pouvoir y répondre. En Gn 3, le Dieu sait très bien où se trouvent l’homme et la femme. De même, lorsqu’il dit à Caïn : « Où est ton frère Abel ? », le cadavre de celui-ci gît sur le sol ensanglanté, à ciel ouvert, sous le regard du Seigneur. Donc, la question « Adam, où es-tu ? » signifie : « Pourquoi es-tu là ? Pourquoi te caches-tu devant moi ? Sors de ta cachette ! » D’ailleurs, la réponse d’Adam à la question va dans ce sens. Il ne décrit aucunement le lieu où il se trouve, mais explique pour quelles raisons il s’est caché de Lui19.
Aujourd’hui, en pleine mutation du système Terre, celui qui entend rendre compte de ses actes devant le Seigneur doit alors répondre à la même question, mais cette fois-ci littéralement. Impossible de se situer sérieusement devant Dieu sans commencer par décrire en détail les êtres dont on dépend et qui dépendent de nous pour vivre, ainsi que les formes d’interaction avec eux. De même, ceux qui mettent leur énergie à autodécrire leurs conditions d’existence en vérité et à repérer les conflits de territoires pour y négocier la paix ne sont « pas loin du Royaume de Dieu20 », du moins se disposent-ils à en comprendre un jour la signification et à découvrir dans quelle mesure leurs œuvres « sont faites en Dieu21 ».
En effet, si les théologiens chrétiens ont massivement exploré la dimension temporelle de l’eschatologie, le sens du mot eschatos – « qui se trouve à l’extrémité, dernier » – ne s’y réduit pas. Mieux encore, l’un de ses dérivés, eschatia, désigne des réalités spatiales et même terrestres : « l’extrémité, la bordure, la frontière22 ». Avoir tenté de parler de la signification « eschatologique » de la terre, c’est d’abord avoir rappelé que la zone habitable par les vivants est délimitée par des bords, résultats de leur action et au-delà desquels il n’y a aucune vie possible. Mais c’est aussi avoir témoigné que tout ce qui habite à l’intérieur de ces bordures est le lieu et l’enjeu d’une vie ultime et donnée, celle que le Nouveau Testament appelle « Vie éternelle ».
- 1.Ce texte reproduit, à quelques détails près, une conférence prononcée par Bruno Latour le 22 février 2021 lors du colloque Responsabilités chrétiennes dans la crise écologique : quelles solidarités nouvelles ? organisé par l’Institut supérieur de pastorale catéchétique et l’Institut supérieur d’études œcuméniques de l’Institut catholique de Paris. Une version plus longue sera publiée dans les actes du colloque à paraître fin 2021.
- 2.Lynn White Jr., “The historical roots of our ecologic crisis”, Science, vol. 155, no 3767, 1967, p. 1203-1207.
- 3.Mc 10, 22.
- 4.Ac 17, 16-23.
- 5.Voir les contributions de Timothy M. Lenton et Sébastien Dutreuil au début de la 4e partie de Bruno Latour et Peter Weibel (sous la dir. de), Critical Zones: The Science and Politics of Landing on Earth, Karlsruhe, ZKM (Center for Art and Media) & Cambridge (Massachussets), The MIT Press, 2020, p. 168-183.
- 6.B. Latour et P. Weibel (sous la dir. de), Critical Zones, op. cit., p. 118-163.
- 7.Bertolt Brecht, La Vie de Galilée, trad. par Eloi Recoing, Paris, L’Arche, 1990.
- 8.On trouvera un essai équivalent, déjà vieux de trente ans, dans le numéro 236 de la revue internationale de théologie Concilium intitulé : Pas de ciel sans la terre. Théologie et écologie, no 4, 1991.
- 9.Voir Irène Fernandez et Jean-Yves Lacoste, « Cosmos », dans Jean-Yves Lacoste (sous la dir. de), Dictionnaire critique de théologie, Paris, Presses universitaires de France, 2007, p. 336-337.
- 10.Voir Douglas J. Moo, “Nature in the new creation: New Testament eschatology and the environment”, Journal of The Evangelical Theological Society, vol. 49, no 3, 2006, p. 449-488.
- 11.Gn 1-2.
- 12.Is 11, 1-9 ; 65, 25 ; Col 1, 20. Voir Robert Murray, “Relationships within the Kingdom of Peace”, dans The Cosmic Covenant: Biblical Themes of Justice, Peace and the Integrity of Creation, Londres, Sheed & Ward, 1992, p. 94-125.
- 13.Rm 14, 12 ; He 4, 13.
- 14.Rm 14, 12.
- 15.Rm 13, 10.
- 16.Voir François, Laudato si’, 2015, 49, 53.
- 17.Le latin criticus vient du grec kritikos (capable de discernement, de jugement), dérivé du verbe krinein (séparer, trier, choisir, trancher, décider, faire passer en jugement), anakrinein signifiant pour sa part « examiner, faire une enquête » et apokrinomai « interpréter une pièce de théâtre, jouer un rôle ».
- 18.Gn 3, 9.
- 19.Gn 3, 10.
- 20.Mc 12, 34.
- 21.Jn 3, 21.
- 22.Voir Vitor Westhelle, Eschatology and Space: The Lost Dimension in Theology Past and Present, New York, Palgrave Macmillan, 2012, p. 82. C’est la lecture de ce livre suggéré par Eduardo Viveiros de Castro qui est à l’origine de notre communication.