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Domaine public
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Moins et mieux

Éditorial

par

Esprit

Les vagues de chaleur et les incendies de l’été 2022 ont donné aux mises en garde du GIEC une dimension concrète. Pourtant, les appels à la sobriété resteront inefficaces s’ils ne sollicitent que la responsabilité individuelle. Il est nécessaire de les traduire collectivement, en repensant les politiques publiques ou en s’émancipant de la dépendance vis-à-vis du gaz russe.

Entre la chaleur plombant les villes, les incendies immaîtrisables, les rivières à sec et la multiplication des restrictions d’eau, jusqu’aux orages d’une intensité aussi imprévisible que brutale, on se souviendra de l’été 2022 comme de celui où le changement climatique s’est concrètement incarné pour des millions de personnes qui n’y étaient jusqu’ici pas directement confrontées ; l’été où les mises en garde des rapports du Giec se sont traduites dans un quotidien violemment chamboulé.

Les appels à la sobriété se multiplient, et il est vrai que les bonnes raisons de changer de rapport à la consommation s’accumulent. Même contenu par des politiques de transition que l’on voudrait ambitieuses, le changement climatique exigera de nos sociétés qu’elles s’adaptent à des températures plus élevées et à des ressources plus rares. Une exigence redoublée par un contexte international particulièrement incertain et tendu : à très court terme, la guerre en Ukraine et la perspective d’un hiver sans gaz russe constituent à elles seules des motifs de revoir nos usages.

La notion de sobriété n’est certes pas sans écueils, qui tiennent à sa connotation morale d’une part, trace d’une étymologie qui la rapporte à un usage modéré du vin ; et à son acception courante d’autre part, qui la rapporte à nos comportements individuels. À qui revient alors de dire ce qu’est un « bon » comportement ? La mauvaise publicité faite aux trajets en jet privé serait la partie la plus facile de la réponse, tandis que ceux qui ont déjà peu entendent difficilement faire encore des efforts… À ce titre, il y a quelque chose de troublant à voir coexister en cette rentrée les appels à la sobriété avec le mot d’ordre du pouvoir d’achat. Pas seulement parce qu’ils sont apparemment contradictoires. C’est surtout que la réduction de l’horizon de justice sociale à la possibilité « d’acheter plus » augure mal de la volonté de trouver les voies politiques nouvelles que la situation – tout à la fois climatique, sociale et géopolitique – requiert.

Si la sobriété demeure, comme le pouvoir d’achat, une simple modalité du comportement individuel, il n’y a aucune chance qu’elle constitue un levier de transformation. On peut en revanche défendre l’idéal d’une sobriété collective, porteuse d’un nouveau rapport aux ressources matérielles et au vivant, inscrite au cœur des politiques publiques, qui permette de repenser une série d’oppositions : entre ceux qui ont trop et ceux qui n’ont pas assez, entre le court et le long terme, entre l’ici et l’ailleurs. Un principe de sobriété collective qui engagerait par exemple l’Union européenne sur la voie d’une véritable transition énergétique, où la nécessité de sortir de la dépendance à l’égard de la Russie viendrait renforcer et accélérer la réalisation de ses objectifs environnementaux et climatiques, plutôt que de faire figure d’obstacle obligeant à les revoir à la baisse. Alors seulement, l’appel à se chauffer moins cet hiver s’inscrirait dans une dynamique politiquement signifiante et tournée vers l’avenir.

Si notre imagination politique est requise, c’est moins pour définir les termes d’une nouvelle morale sociale que pour nous réinscrire dans un horizon qui ne soit plus celui de l’abondance, qu’une partie de l’humanité a largement dépassé tandis qu’une autre ne l’atteindra jamais. Il faut désormais lui en substituer un autre, qui nous remette en mouvement autour de nouveaux espoirs d’émancipation.

Si la sobriété demeure, comme le pouvoir d’achat, une simple modalité du comportement individuel, il n’y a aucune chance qu’elle constitue un levier de transformation.

Le chemin sera long, tant la perspective d’avoir plus – plus de choix, plus de possibilités – surdétermine nombre de nos préférences. Jusque dans le rapport aux médias et à l’information, sur lequel porte notre dossier de rentrée. S’il est un domaine où l’économie de la rareté a laissé place à celle d’une hyper-abondance, c’est bien celui de l’information. Souvent associé à la révolution numérique, ce tournant s’est en réalité amorcé bien avant, lorsque les nouveaux moyens de diffusion – câble ou satellite – ont multiplié le nombre de chaînes de télévision, préfigurant l’« information en continu » qui est devenu notre régime quotidien. Nous commençons tout juste à prendre la mesure de ce que cette surabondance informationnelle, entretenue par des modèles économiques fondés sur la publicité, fait à notre débat démocratique. Là encore, il ne suffira pas de s’en remettre à la prise de conscience individuelle pour apprendre à s’informer moins, mais mieux. C’est d’abord la responsabilité de l’écosystème médiatique que de proposer de nouveaux espaces d’information et de débat adaptés au monde qui vient. Esprit entend prendre à ce chantier sa modeste part, qui consiste à hiérarchiser et choisir ce qui nous paraît le plus important, susceptible de nourrir la réflexion sans la saturer.

C’est dans cette ambition de long terme que s’inscrit la décision de réduire de trente-deux pages notre numéro imprimé à compter de ce mois de septembre. Le coût du papier et le désir d’un usage mieux raisonné des ressources matérielles en participent également. Une manière d’inscrire cette rentrée sous le signe d’une sobriété que nous souhaitons partager avec nos lecteurs, au service d’une pensée vivante et en mouvement !

Esprit

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Médias hybrides

Le terme de « médias » est devenu un vortex qui unifie des réalités hétérogènes. Entre les médias traditionnels d’information et les plateformes socio-numériques qui se présentent comme de nouvelles salles de rédaction en libre accès, des phénomènes d’hybridation sont à l’œuvre : sur un même fil d’actualité se côtoient des discours jusqu’ici distincts, qui diluent les anciennes divisions entre information et divertissement, actualité et connaissance, dans la catégorie nouvelle de « contenus ». Émergent également, aux côtés des journalistes, de nouvelles figures médiatrices (Youtubers, streamers, etc.). L’ambition de ce dossier, coordonné par Jean-Maxence Granier et Éric Bertin, est d’interroger le médiatique contemporain et de le « déplier », non pour regretter un âge d’or supposé mais pour penser les nouveaux contours de l’espace public du débat, indispensable à la délibération démocratique. À lire aussi dans ce numéro : Pourquoi nous n’avons jamais été européens, Les raisons de lutter, Annie Ernaux et le dernier passeur et la dernière apparition de Phèdre.