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Le tribunal spécial irakien et le procès de Dujail

février 2007

Le tribunal spécial irakien et le procès de Dujail

C’est à l’aube, dans une salle de la caserne des renseignements militaires de Khadamiyah, au nord de Bagdad, que la trappe de la potence s’est ouverte sous les pieds de Saddam Hussein. C’en était fini de l’ancien tyran. À l’annonce de sa mort, des manifestations de joie ont éclaté du sud, dans la ville sainte chiite de Najaf, jusqu’au nord, à Erbil, la capitale du Kurdistan d’Irak. Mais si, pour le Premier ministre irakien, ce verdict « marque la fin d’une période noire », le temps de l’apaisement et de la réconciliation n’est pas encore venu. La communauté sunnite irakienne dans son ensemble, bien au-delà des derniers partisans du Raïs déchu, a en effet vécu l’exécution comme une humiliation, voire une déclaration de guerre.

Le déroulement de l’exécution a jeté la consternation et soulevé des critiques dans les pays à majorité sunnite, dont l’Égypte et l’Arabie saoudite. Le président du Parlement jordanien considère que la date de l’exécution, le 30 décembre, soit le premier jour de l’Aïd-el-Adha (fête du sacrifice qui, dans le calendrier sunnite, débute un jour avant les chiites), « visait à heurter délibérément la sensibilité arabe et musulmane ». De quoi alimenter la fabrique des martyrs et faire monter la violence, risque dont s’est inquiété le chef de la diplomatie allemande, Frank-Walter Steinmeier, et dont même l’ambassadeur américain en Irak semble avoir été conscient, en demandant – vainement – un report de quelques jours de l’exécution.

Le malaise a encore été aggravé par la diffusion d’une vidéo clandestine montrant, dans les ultimes moments, les insultes proférées par les bourreaux qui, vraisemblablement en réaction à la profession de foi sunnite récitée par le condamné, le maudirent et acclamèrent l’ayatollah chiite Moqtada Sadr. Au point d’embarrasser les plus proches alliés du pouvoir irakien, Tony Blair qualifiant la façon dont Saddam Hussein avait été exécuté d’« inacceptable » et George W. Bush, concédant à son tour qu’il aurait souhaité « que la procédure soit conduite de manière plus digne ».

Hormis le début de controverse soulevé par la déclaration ambiguë du nouveau secrétaire général de l’Onu, le Coréen Ban Ki-moon, l’opposition à la peine capitale acheva de donner aux commentaires faits à l’étranger, en particulier dans la presse européenne, une tonalité négative. En France, tranchant avec la tiède discrétion des réactions officielles, c’est probablement Robert Badinter qui exprima avec le plus de force sa désapprobation. Non seulement l’horreur des crimes commis par l’ancien dictateur ne peut en aucun cas justifier sa condamnation à mort mais la sentence apparaît d’autant plus choquante qu’elle couronne un procès entaché d’irrégularités procédurales.

Un procès douteux et contesté

Seules deux organisations non gouvernementales, toutes deux d’origine américaine, ont pu suivre sur place le procès dans son intégralité : Human Rights Watch (Hrw) et l’International Center for Transitional Justice (Ictj). Cette dernière porte un regard sévère en considérant que « le procès de Dujail n’a respecté ni les standards internationaux ni les règles dont le tribunal s’était lui-même doté » mais ajoute néanmoins « qu’il n’en était pas si éloigné que ça1 ». Plus virulente, Hrw a fait savoir que, sur plusieurs points, la « violation des droits élémentaires des prévenus » a rendu « la conduite du procès foncièrement inéquitable », et préconisé, lors de l’examen en appel, l’annulation du verdict2. Parmi les irrégularités dénoncées par l’Ong, des lacunes et des comportements jetant le doute sur les arguments de l’accusation et l’impartialité du président du tribunal, des atteintes aux droits de la défense concernant la transmission d’éléments à décharge ou le contre-interrogatoire des témoins, des dysfonctionnements administratifs, les défaillances de la cour en matière de protection et de communication publique. Le juriste américain Michael Sharf3, conseiller auprès du Tribunal irakien, qualifie l’évaluation de Hrw de « prématurée et infondée ». En ne se basant que sur les audiences et le verdict oral, rendu en moins d’une heure, l’organisation des droits de l’homme aurait négligé les arguments détaillés fournis ultérieurement par les juges dans le jugement écrit de près de 300 pages4 ; un document qui, à ses yeux, sauve le procès de ses imperfections. Mais qu’est-ce qu’un verdict, aussi solidement étayé soit-il, peut-il tirer d’une procédure aussi douteuse ? Le spectacle donné par le procès, dont on garde surtout en mémoire les passes d’armes tendues entre l’ancien dictateur et ses juges, a été affligeant et montre les limites du travail du Bureau américain (Regime Crimes Liaison Office).

De la volonté affichée de faire justice…

Quel était l’objectif recherché par l’administration Bush et le nouveau pouvoir irakien ? Celui de faire un procès local et, pour prendre le moins de risques possibles, de commencer par un dossier relativement simple parmi les innombrables atrocités qui ont été commises sous le régime baassiste pendant des décennies. C’est ainsi que les poursuites se limitèrent dans un premier temps aux représailles, menées après une tentative d’attentat manquée sur le Raïs, contre le petit village de Dujail. À la suite d’un procès de pure forme, basé sur la torture, 143 hommes et garçons furent exécutés et le reste de leurs familles banni et rejeté dans la misère. Cette affaire présentait en outre, pour les Américains, l’avantage d’être moins sensible sur le plan diplomatique que les massacres de l’opération Anfal, pourtant plus graves, mais qui auraient pu fournir à la défense l’occasion de soulever la question du soutien logistique apporté par les pays occidentaux dans la guerre de Saddam Hussein contre l’Iran. Il fallait que le procès soit à la fois acceptable sur le plan procédural, et court. On avait ainsi prévu dès son ouverture, qu’il ne devrait pas durer plus de deux mois. Finalement, il fut émaillé de nombreuses interruptions et s’étendit sur une année entière, sans être pour autant plus convaincant. La rapidité avec laquelle la procédure en appel a confirmé la sentence de mort et l’exécution qui l’a immédiatement suivie, ont donné l’impression d’une justice expéditive. Le parti pris initial en faveur d’un procès local et ciblé n’était pourtant pas sans mérites pour certains. S’il a échoué, c’est parce qu’il a buté sur deux écueils que n’avaient pas anticipés ses promoteurs : le contexte sécuritaire et politique d’une part et l’inexpérience des magistrats irakiens de l’autre.

…à l’incapacité manifeste de la rendre

L’insécurité régnante dans le pays, qui s’est traduite par l’assassinat de trois avocats de la défense, a lourdement pesé sur l’ensemble du procès et notamment sur les témoins. Sur les 29 témoins de l’accusation venus à la barre, 23 ont déposé de manière anonyme et la communication des dépositions écrites ne s’est souvent faite qu’au dernier moment, ce qui a fortement pénalisé la défense. Le tribunal, bunkérisé à l’intérieur de la zone verte, le secteur américain, semblait en état de siège. Son isolement a été de surcroît accru par l’absence de tout programme de communication publique (les fameux program outreach, développés avec succès en particulier par le Tpiy ou le tribunal mixte du Sierra Leone). Même si la rébellion et les terroristes d’Al-Qaida ne se réclamaient pas directement de lui, Saddam Hussein, qui ne se privait pas d’invectiver les « occupants » américains et les « traîtres » arrivés au pouvoir, restait un tribun encombrant dont le gouvernement voulait se débarrasser. Son exécution hâtive s’explique donc par le contexte de quasi-guerre civile dans laquelle le pays s’enfonce.

Les juges n’ont pas réussi à convaincre par leur professionnalisme et deux d’entre eux ont dû démissionner, se montrant incapables de résister, malgré leur statut assez protecteur, aux ingérences répétées du gouvernement et à la surveillance menaçante du comité de débaassisation. L’inexpérience des avocats de la défense qui n’avaient pas bénéficié, il est vrai, de la même formation que l’assistance technique américaine avait fournie aux juges et aux procureurs, était aussi patente. Ils ont opté pour la pire des stratégies pour leur client : boycott des audiences, politisation des débats, sollicitation de faux témoignages. Et pourtant, le dossier de l’accusation, réunissant une documentation compromettante tirée des archives de l’ancien régime, était loin d’être inattaquable. D’abord parce que certains documents n’ont pas été correctement authentifiés. Ensuite parce que si la réalité du crime a bel et bien été établie, il n’en reste pas moins que, d’un strict point de vue juridique, le rôle exact de Saddam Hussein et de ses sept coaccusés n’a peut-être pas été totalement élucidé. Faute d’avoir mis en lumière le fonctionnement du régime baassiste, l’accusation n’a pas clairement démontré, par exemple, qu’en signant de sa propre main l’ordre d’exécution des 149 accusés, pièce clef de l’accusation, Saddam Hussein savait pertinemment que leur procès devant la Cour révolutionnaire n’avait été qu’une sinistre mascarade.

D’un procès à l’autre, celui des habitants de Dujail en 1984 à celui, vingt ans plus tard, de leurs bourreaux, la situation a considérablement évolué. On peut même faire crédit aux juges et aux membres du Tribunal spécial irakien d’avoir, parfois avec beaucoup de courage personnel, véritablement tenté de rendre une bonne justice. Mais la volonté ne suffit pas et, finalement, l’échec est patent. Contrairement aux autres tribunaux pénaux internationaux dans lesquels les Américains et les Anglais imposent – parfois de manière exagérée – leur système de common law, le tribunal irakien est resté fidèle à la procédure continentale, inspirée du modèle français. Les Américains avaient également fait une grande concession en reprenant en substance, dans l’établissement du tribunal, toutes les dispositions du traité de Rome, y compris celles auxquelles ils s’étaient opposés avec la dernière énergie. Mais cela n’a pas suffi à rendre cette justice plus familière et plus compréhensible à une population qui ne croit guère en la justice après tant d’années de dictature, et qui n’a aucune idée de ce qu’est la catégorie des crimes contre l’humanité, calquée sur les standards internationaux.

Le procès fut certes local en se déroulant au cœur de Bagdad mais il est resté inaccessible et, calfeutré dans la zone verte, plus lointain que s’il avait eu lieu à La Haye par exemple. Seule la retransmission télévisuelle, qui est restée au demeurant très limitée et partielle, a permis aux Irakiens de suivre le procès. Il n’a eu aucun impact pédagogique et les Irakiens se le sont approprié principalement parce que la sentence et l’exécution ont confirmé leur désir de revanche. Mais cette exécution les prive aussi du principal inculpé des procès bien plus exemplaires qui suivent celui de Dujail, en particulier le procès pour génocide contre la population kurde en 1988 et celui du massacre de Halabjah.

Nécessité de la justice pénale internationale

Les États-Unis paient par ce procès l’incohérence de leur politique en matière de justice pénale internationale : d’abord initiateurs de cette idée qu’ils ont imposée à leurs alliés à Nuremberg, principaux promoteurs de ses réalisations (on songe aux deux tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda, et aux pressions qu’ils ont exercées pour la livraison de Milosevic), ils ont refusé de monter la dernière marche en ratifiant la Cour pénale internationale (Cpi). On sait que la Cpi accorde la priorité aux juridictions nationales des États partis au traité de Rome et qu’elle n’entre en action que si elle constate une absence de volonté ou une incapacité à rendre localement justice. En Irak, la volonté de rendre justice existait mais les conditions n’étaient pas réunies pour le faire dans le pays. Les Américains ont trop fait pression en raison de leurs intérêts propres, et non de ceux de la justice pénale internationale.

Ce contre-exemple du procès de Saddam Hussein apporte la preuve éclatante de la nécessité de disposer d’une juridiction internationale qui peut assurer un minimum d’impartialité et de professionnalisme. La Cpi n’avait pas compétence car la période des faits incriminés est antérieure à son entrée en vigueur en 2002 et, comme l’on sait, l’Irak n’est pas signataire du traité de Rome, mais l’administration Bush aurait pu constituer un Tpi ad hoc et demander le soutien logistique de la Cpi comme elle l’a autorisé pour Charles Taylor5. On peut imaginer l’impact qu’aurait pu avoir un procès de Saddam Hussein à La Haye.

Le procès Milosevic à La Haye tend le miroir inversé au procès en Irak de Saddam Hussein. Il en est l’exact opposé : procès long, déterritorialisé, embrassant l’ensemble des guerres conduites par le régime serbe. Même sans être allé à son terme et avec tous les défauts qui ont été à juste titre dénoncés, le procès de Slobodan Milosevic laisse un bilan plus substantiel que celui, achevé, de Saddam Hussein. Ces deux extrêmes doivent désormais borner toute réflexion sur la justice pénale internationale aujourd’hui : celle-ci doit éviter autant les écueils de l’un que de l’autre. Les Américains qui sont à l’origine de ces deux procès doivent aussi en méditer la double leçon. Ils ne peuvent dévoyer au gré de leurs intérêts à court terme cette idée de justice pénale internationale qu’ils peuvent s’enorgueillir d’avoir apportée au monde et qui constitue un enjeu symbolique crucial dans la construction d’un nouvel ordre mondial. Leur crédit, si gravement affecté ces derniers temps, passe par là.

Antoine Garapon et Joël Hubrecht

Encore une blague belge ? Le canular de la RTBF

Bye bye Belgium, l’émission du 13 décembre 2006 de la Rtbf qui a fait la une de la presse belge et étrangère a-t-elle écrit un nouvel épisode de la saga séparatiste belge ? Non bien sûr, mais elle a provoqué un tel emballement de l’opinion publique francophone, qu’il est intéressant de l’analyser. Au vu des réactions politiques que cette émission a provoquées il est bon de se demander si le « quatrième pouvoir » peut mélanger les genres sans faillir à sa déontologie.

L’émission spéciale ou le faux JT

Mercredi 13 décembre, la Rtbf (la télévision publique de la Communauté française de Belgique) interrompt son programme. Le générique du journal télévisé apparaît pour une émission spéciale : il est 20 h 26, le présentateur habituel annonce d’une voix grave, que la Flandre va proclamer son indépendance. C’est parti ! Les francophones médusés suivent les premières minutes de l’indépendance de la Flandre, en direct du Palais royal et de la place des Martyrs où se trouve le Parlement flamand. Le scénario, qui va durer plus d’une heure, est remarquablement construit. Informations, séquences en direct, interviews d’hommes politiques – notons que pas un n’a été pris au piège –, explications, déclarations de responsables économiques, de professeurs, de signataires de divers manifestes, images d’archives, analyse explicative, tout s’enchaîne, dirigé avec brio par le présentateur habituel. Bref, une mise en scène remarquable : on ne peut en attendre moins du réalisateur de l’émission de documentaires Striptease.

Les téléspectateurs francophones (précisons qu’il n’y a plus, depuis des décennies, de médias nationaux en Belgique) sont littéralement sous le choc. Ils restent collés à leurs récepteurs, téléphonent à leurs amis ou parents, certains sortiront dans la rue avec des drapeaux belges, des personnes âgées se sentiront mal. Pas un ne songe à « zapper », à prendre la Vrt, la télévision flamande, voire Rtl, la télévision concurrente privée. Le sens critique est suspendu. L’improbable, l’impossible, ce que l’on redoute, mais que l’on se cache, est advenu : la Belgique n’existe plus. Les envoyés spéciaux confirment ces premières minutes de la Flandre indépendante, le standard de la Rtbf explose, l’audimat aussi…

Vu l’émoi – la réalité en vient à dépasser la fiction devant le Palais royal, où se rassemblent des « Belges » venus marquer leur soutien –, le présentateur commence à lâcher le mot fiction. Quelques minutes plus tard, à la demande de la ministre en charge de l’Audiovisuel de la Communauté française, une banderole bien visible ceci est une fiction s’affiche pour le reste de l’émission. La supercherie n’aura duré qu’une demi-heure.

Le plus curieux est que, malgré cette annonce, le désarroi ne cesse pas. Même si l’émission s’enfonce un peu dans le burlesque – tram ou train arrêtés à la frontière linguistique, inspection de celle-ci par les forces de l’ordre se demandant si elles doivent mettre leur gilet pare-balles, rumeurs du Roi réfugié à Kinshasa, etc. – les francophones, incrédules, médusés, restent « scotchés » devant leur écran. Ils ne peuvent se détacher de ce docu-fiction en forme de JT tout à fait extraordinaire. Hormis la proclamation d’indépendance elle-même, l’émission est tout à fait crédible.

Car, qu’est-ce qui est dit, montré que le francophone ignore ? Rien. Depuis des décennies, il est informé par la presse, par la TV, par ses hommes politiques, par les diverses réformes institutionnelles, que la Belgique, devenue un État fédéral, est régulièrement soumise aux attaques des Flamands qui souhaitent toujours plus d’autonomie. Ses journaux télévisés sont régulièrement émaillés des « dérives flamandes » : la problématique scission de la circonscription électorale Bruxelles-Halle-Vilvoorde, le sort de Bruxelles et de sa périphérie, les revendications en matière de soins de santé, d’emploi, sans compter les déclarations fracassantes de tel ou tel responsable politique.

L’angle de vue choisi par le réalisateur, l’indépendance, est osé. Mais, le téléspectateur devait-il être pris au dépourvu par la séparation elle-même ? En 2003, Le Soir, le journal francophone le plus lu, a publié un Belgique Requiem sans équivoque. En 2004, dans Le Vif, François Perrin (ancien ministre) a écrit : « Et si les Flamands nous larguaient ? » Les ministres francophones n’ont pas attendu les déclarations du président du Parlement flamand, Yves Leterme, cet été au journal français Libération, pour rappeler que les francophones « eux » n’étaient pas demandeurs de réformes institutionnelles. Certains ont évoqué une « nation wallonne » au cas où…

Faut-il en déduire que les francophones refoulaient tous ces indices prémonitoires d’une séparation ou, du moins, d’une grave crise, au rayon des accessoires et ne voulaient pas y prêter attention ? On serait tenté de le croire. Il y a quelques mois, une émission avait évoqué très clairement ce problème sans provoquer de tollé. Parler d’une Flandre réclamant son indépendance n’est plus un sujet tabou.

En adoptant un scénario séparatiste présenté comme un feuilleton à suspense, en jouant sur la corde émotionnelle, ce docu-fiction a rendu visible ce que chacun préférait occulter. Ce canular, en jouant sur l’attachement de la population francophone à la Belgique, renvoie au citoyen le débat sur l’avenir de son pays. Un débat qu’il se cachait à lui-même. L’émotion télévisuelle se fraie un chemin là où le débat rationnel ne parvient pas à se poser.

La fin de la Belgique ?

Il n’est nullement question de reprendre ici les causes et l’évolution du divorce belge. Rappelons seulement que la révision constitutionnelle de 1993, qui a qualifié explicitement la Belgique d’État fédéral, devait mettre un terme à la longue tension communautaire, explosive depuis les années 1960, entre Flamands et Wallons.

Mais la Belgique actuelle, malgré les compromis institutionnels, se trouve toujours, en fait, en présence de deux forces politiques inconciliables, les Flamands et les Wallons. La clef de voûte de cet édifice largement fissuré est Bruxelles, ville historiquement flamande, région bilingue insérée dans un carcan de communes à facilités (linguistiques) et peuplée à plus de 80 % de francophones. L’évolution veut que cette population se sente aujourd’hui en phase avec celle de la Wallonie, ce qui n’a pas toujours été le cas.

Un fort courant nationaliste ronge la Flandre depuis lexix e siècle. Profondément ancré dans l’histoire belge, il s’est radicalisé. Aujourd’hui, la Belgique fédérale ne satisfait plus, non seulement l’extrême droite du Vlaams Belang, mais également une large partie des élites politiques flamandes dont le CD&V (continuateur du tout-puissant Cvp-social-chrétien) allié en cartel avec le Nva (ouvertement nationaliste). Tant le Vld (libéral) du Premier ministre actuel que le Spa (socialiste) ne peuvent ignorer, dans les joutes électorales, cette poussée croissante d’un nationalisme qui n’est plus seulement linguistique mais qui revendique une autonomie toujours plus grande de la Flandre. Enfin, il n’y a plus de partis nationaux en Belgique : chacun oüuvre pour sa propre région ou communauté.

Cependant, les partis, à l’exception du Vlaams Belang – dont le président ne cachait pas sa joie dans le docu-fiction –, et la majorité de la population flamande, même si elle revendique sa forte identité flamande, ne souhaitent pas l’indépendance de la Flandre. Pas pour l’instant, diront certains…

Certes, la Belgique doit entendre depuis près d’un siècle les Barst België (« crève Belgique »), assister à la fête des Chansons (impressionnante et terrifiante), aux pèlerinages de l’Yser, constater l’irrespect flamand à l’égard de la monarchie, s’habituer à des déclarations séparatistes d’intellectuels et de milieux d’affaires, aux phrases peu aimables des politiques à l’égard des Wallons chômeurs, paresseux, corrompus, assistés perpétuels. Elle doit savoir qu’aux yeux des Flamands elle n’a plus de valeur ajoutée. Mais elle ne peut non plus oublier le mépris culturel des francophones pour les Flamands, qui reste une blessure profonde, ineffaçable. Elle ne peut ignorer, qu’elle est constituée de près de 60 % de Flamands, qui produisent plus de 70 % du Pnb, de 31 % de Wallons et de près de 10 % de Bruxellois.

Peut-être devrait-elle se rappeler que sa population principalement à Bruxelles se métisse fortement d’immigrés, venus du Congo, du Maroc et de la Turquie, qui participent de plus en plus à la vie politique.

La Belgique constate que l’État belge « s’évapore lentement » sous les coups de boutoir des Flamands. Elle sait que l’indépendance de la Flandre est une possibilité qui pourrait advenir vraisemblablement au bout d’un très long processus institutionnel. La Flandre devrait préparer cette déclaration (ne fût-ce qu’auprès des instances internationales) et elle devrait la payer très cher. Elle sait aussi, et les francophones s’en réjouissent, qu’aujourd’hui encore, les instances syndicales et mutuellistes, résidus des fameux piliers belges, ne sont pas parties prenantes pour une séparation même à l’amiable…

C’est pourquoi, en soi, ce docu-fiction fondé sur une proclamation unilatérale et imprévue de la Flandre, s’il a obéi aux lois d’un bon thriller, reste invraisemblable, mais pas impossible. C’est d’ailleurs ce qu’a déclaré « à chaud » le président de la Chambre, le Vld Herman DeCroo en cours d’émission…

Pourquoi les francophones y ont-ils cru ?

Passé les premières minutes de stupéfaction angoissée, passé la première demi-heure sous le signe d’un « vrai journal télévisé », pourquoi les francophones sont-ils restés effarés, captivés devant leur écran sans jamais songer à changer de chaîne ? Pourquoi ont-ils pris la parole le soir même, le lendemain, que ce soit dans la presse, par courriels, par téléphone ? Pourquoi une telle agitation de la part des politiques ?

Il y a eu l’effet de surprise mêlé à la stupéfaction, la tristesse, la colère. Il faut mesurer à sa juste valeur ce chagrin et ce désarroi. Les réalisateurs n’avaient nullement anticipé cette vague d’émotion qui a déferlé ce soir-là. Ils s’en sont d’ailleurs excusés.

Mais ce docu-fiction était aussi cruel pour les dirigeants politiques wallons et bruxellois, absents, passifs ou attérés. Voilà le ressort de cette panique qui s’est emparée des francophones : ils avaient devant eux le miroir exact de leurs peurs, de leurs angoisses refoulées dans leur inconscient : une Flandre forte qui se réjouit de son indépendance et une Wallonie sans projet, juste bonne à accepter le diktat flamand.

Cette émission démontre, si besoin en est, la puissance de l’image qui peut tout, surtout si elle provient d’une source d’autorité, en l’occurrence le présentateur d’un JT et ses envoyés spéciaux. Niera-t-on, après cela, que le pouvoir médiatique « parce que s’appuyant sur les ressources psychiques de l’image » est un quatrième pouvoir, « pivot de nos démocraties6 » ? En jouant à la fois sur l’effet de stupeur, sur l’émotion, sur l’autorité de son présentateur habituel, ce docu-fiction, que les politiques ont qualifié immédiatement de sous Orson Welles d’un goût douteux, a rendu croyable, donné à croire ce qui n’était qu’une fiction.

Les réactions du monde politique belge

Elles ont été d’une violence extrême au Nord comme au Sud. L’émission a été immédiatement qualifiée d’irresponsable, d’incivique, d’un goût douteux dans le monde francophone. Indignés sur le fond et la forme, certains réclamaient des têtes à la Rtbf, une télévision de service public. Aucune sanction n’a cependant été prise à l’encontre des journalistes.

Les néerlandophones – qui n’avaient pas vu l’émission – furent outrés et jouèrent les vierges effarouchées alors qu’ils n’ont jamais cessé leurs attaques blessantes contre les Wallons. Ils eurent beau jeu de remarquer qu’une telle émission n’aurait pu être produite à la Vrt vu son code de déontologie interne, et de dénoncer le caractère fallacieux d’une émission qui caricaturait les Flamands.

Si le Premier ministre n’a pu cacher sa colère, cette émission a peut-être offert une nouvelle virginité au président du PS, le socialiste Di Rupo. Alors qu’il succombait sous le poids d’affaires de corruption atteignant les mandataires socialistes, il a rebondi en demandant un « front uni » des francophones, radicalisant, si besoin en était, encore plus la situation politique.

Une nouvelle écriture ?

Selon le réalisateur et l’administrateur de la Rtbf, cette émission ne dérogeait en rien aux règles de déontologie. Ils avaient répondu à la demande du service juridique, en insérant – de façon subliminale dirons-nous après coup – Ceci nest peut-être pas une fiction et le logo d’une émission très ironique Tout ça ne nous rendra pas le Congo. Et ce, contre l’avis du réalisateur qui tenait à son effet de surprise totale. Il faut noter que pas un des téléspectateurs ne semble avoir enregistré cet avertissement. Cette émission avait été conçue depuis près de deux ans. C’est au fur et à mesure des interviews que le réalisateur a privilégié le scénario du séparatisme. Le docu-fiction mélangeant les genres lui est apparu comme le plus susceptible de créer un effet de surprise. Le but était essentiellement pédagogique : il fallait « amener le téléspectateur à une réflexion plus globale sur l’avenir de ce pays7 ».

Au point de vue de la forme, toutes les critiques journalistiques se sont abattues sur elle. Un canular est une tromperie. Les journalistes peuvent-ils prendre en otage des téléspectateurs, les manipuler ? Le service public peut-il produire des faits plutôt que d’en rendre compte ? L’association des journalistes a plaidé pour la mise sur pied d’un conseil de déontologie extérieur aux entreprises de médias, faisant remarquer que seule la France et la communauté française n’en disposaient pas en Europe. Les journalistes de la Rtbf eux-mêmes étaient divisés même s’ils admettaient la nécessité « de pouvoir informer autrement ».

Pour le réalisateur, il s’agit de « forer plus avant l’écriture télévisuelle ». de créer un nouveau langage. Nul besoin de rappeler l’impertinence de ses émissions antérieures : Philippe Dutilleul est un créatif, nourri de l’expérience du « cinéma du réel ». Striptease avec son « ton décalé et ironique » a été, pour lui, une nouvelle forme d’écriture audiovisuelle et, le rappelle-t-il, « a constitué une vraie révolution dans le petit monde de la télévision belge puis française ». Dans un paysage audiovisuel « nourri aux shows de la téléréalité », Bye bye Belgium est, pour lui, un « documentaire fiction un peu fou sans équivalent […] un genre hybride qui en est à ses balbutiements ». Comme il le déclare sans ambages, « j’ai décidé de passer au-dessus des barrières et des genres, quitte à m’attirer les foudres des gardiens de la déontologie ».

Faut-il donc inventer un nouveau langage pour alerter un public qui se tourne de plus en plus vers le divertissement ? On pourrait gloser longuement. Il est bien connu, analysé, que nos journaux télévisés sont des narratives empruntant beaucoup à la fiction cinématographique pour captiver le public, éviter les temps morts, que le découpage n’est jamais un choix innocent. Il faut constater que nos journaux parlés, télévisés jouent depuis des lustres dans le registre de l’émotion, du sensationnalisme, et ne respectent pas toujours la vérité de l’information. Avons-nous oublié l’affaire Dutroux, les accusés d’Outreau ? Timisoara ? Les armes de destruction massive ? L’infotainment a certainement de beaux jours devant lui8.

Un autre problème réside dans le fait que ce genre d’émission pousse à la caricature, au stéréotype. Les politiques et les journalistes flamands ne l’ont pas admis. On peut lire dans De Standaard, le journal flamand au plus fort tirage, sous la plume de Peter Vandermeersh, rédacteur en chef « on fait des Flamands des néonazis brandissant des drapeaux flamands, des racistes, des gens qui font sortir les francophones du tram quand celui-ci arrive en Flandre » ou sous celle de B. Sturtewagen « cela en dit long sur la manière dont les Flamands sont perçus […] c’est montrer une classe flamande unanimement séparatiste alors qu’il ne s’agit que d’une minorité ». Un juge allemand ayant participé à ce type de fiction judiciaire, montre bien que, dans le public même averti de la fiction (il s’agit de séries télévisées), il y a « confusion des frontières entre fiction et réalité » et que la fiction « conduit à la construction et à la perpétuation de stéréotype9 ». La rédactrice en chef du Soir, B. Delvaux, a très bien résumé la situation : si les Flamands en ont marre, les Wallons aussi : « La caricature ne fait pas progresser le débat. Elle le tue. »

On ne peut s’empêcher, en réfléchissant à cette émission et en voyant les conséquences qu’elle a déclenchées, de la rapprocher de ce que Dayan et Katz nommaient « télévision cérémonielle10 ». Comme dans les émissions décrites par nos auteurs, Bye bye Belgium a pris un tour politique exceptionnel. Comme elles, elle a échappé à toute routine, elle s’est assuré le quasi-monopole de l’attention, s’est déroulée en direct. Elle a aussi constitué un défi à l’égard des autorités politiques qui se sont dites outrées. Et elle a, l’espace d’une soirée (et des jours qui ont suivi), constitué une large communauté fugitive, commentant cet événement que serait la partition de la Belgique.

A-t-elle été aussi « performative » sur le plan politique ? On peut le croire. Elle a affolé les politiques et provoqué une prise de conscience qui pour certains semble avoir été une révélation… Dayan et Katz avaient parfaitement raison en concluant leur essai « sur le risque d’une simulation théâtrale de la vie publique » puisque pouvait apparaître « une cérémonialité proprement télévisée ». Bye bye Belgium, qui a fait communier indubitablement la population francophone de Belgique au même spectacle, en est une, à n’en pas douter.

2007 : année de tous les dangers en Belgique ?

Cette émission a tendu le climat au moment où l’on s’apprête à entrer en campagne électorale en vue des élections législatives du printemps. Des élections particulièrement délicates et qui pourraient, effectivement, sceller le destin de la Belgique, ce pays fondateur de l’Union européenne.

Car que va être la position des différents partis francophones et néerlandophones quant aux problèmes communautaires ? Les francophones répètent depuis des mois devant les revendications flamandes, qu’ils ne sont pas demandeurs. Suite à cette émission, le président du PS, le socialiste Di Rupo, leur propose de « faire front » contre les exigences flamandes.

Les Flamands ne sont pas unis dans leurs revendications. Le Vld, parti du Premier ministre, sera vraisemblablement temporisateur. Le Spa (socialiste) sera demandeur sur quelques points précis. Le CD&V (socio-chrétien), allié en cartel au Nva (nationaliste), espère remporter ces élections. Il tient, lui, un discours intransigeant. Tous exigeront, à coup sûr, plus d’autonomie pour la Flandre ainsi que la division de l’arrondissement de Bruxelles-Halle-Vilvoorde. Qu’exigeront-ils ou qu’accepteront-ils pour Bruxelles et sa périphérie ? Bruxelles, la clef de voûte de l’édifice belge, en est aussi le nœud gordien. C’est, peut-être, la région bilingue de Bruxelles-capitale qui détient, en fait, l’avenir de la Belgique.

Qui gagnera les élections législatives en Flandre ? Comment s’organisera le kaléidoscope des partis ? Le Vlaams Belang régressera-t-il ? Qui gagnera les élections en Wallonie et à Bruxelles ? Le PS (socialiste), englué dans tous les scandales politico-financiers ? Le MR (libéral) ou le Cdh (catholique) qui contre toute attente n’est pas devenu un parti croupion sans avenir ? Y aura-t-il une longue crise gouvernementale comme le pays en a connue avant qu’une relative paix institutionnelle ne s’établisse depuis 1993 ?

Un scénario de séparation est possible si les partis francophones s’entêtent à rejeter toutes réformes, s’ils font, comme le suggère Di Rupo, « front » contre les Flamands et refusent toute négociation sur les problèmes communautaires.

Si « le véritable terreau du séparatisme, c’est l’immobilisme », comme l’a déclaré dans la foulée de cette émission Yves Leterme, l’intransigeant président du Parlement flamand, ne faut-il pas plaider, comme le Premier ministre actuel s’en prenant au cartel CD&V-Nva et aux francophones prêts à faire un front, « pour un dialogue normal dans la sérénité […] afin d’énoncer des propositions réalistes » ? Alors, pourquoi pas un peu plus d’autonomie là où c’est réalisable, un peu plus de refédéralisation là où cela devient une nécessité, un désenclavement de Bruxelles, une résolution de ce casse-tête qu’est l’arrondissement Bruxelles-Hall-Vilvoorde ? À force de se dépouiller pour pouvoir subsister, la Belgique est sans doute condamnée à devenir une coquille vide.

Le Roi, traité avec beaucoup de légèreté dans cette émission, garde sa confiance en ce pays d’autodérision perpétuelle. Il semble avoir bien perçu tout le côté surréaliste de l’émission. Dans son message de fin d’année, il évoque le choix de la Belgique comme membre du Conseil de sécurité pour deux ans et il souligne, avec un petit sourire malicieux qui n’a échappé à personne, « que notre pays […] ne sera crédible que si […] l’entente et la cohésion seront la réalité et pas la fiction ».

Quant à la forme si décriée, elle évoque cette remarque de J.-P. Cottet :

Il faut pourtant admettre pour nos chaînes le droit à la transgression… Il n’y a pas de création sans remise en question des règles établies, il faut tolérer le droit à l’erreur, il faut exiger que la télévision fabrique une culture vivante, celle qui dérange et peut faire grincer les dents à la condition qu’elle nous permette d’ouvrir de nouveaux espaces11.

On plaidera in fine pour une émission salutaire en ce qu’elle a forcé, avec un brin de dérision, et un clin d’oüil à Magritte – ceci nest peut-être pas une fiction –, les francophones de Belgique à regarder le destin de leur pays menacé par un besoin d’autonomie toujours plus grand de la Flandre.

Annick Jamart

De la rue à l’impasse : un droit pour seul toit

L’initiative de l’association des Enfants de Don Quichotte pour les sans-abri a eu plusieurs mérites. Parmi eux, celui d’acculer le gouvernement à la promulgation précipitée d’un projet de loi sur le « droit au logement opposable ». Au-delà de la réflexion sur la réelle valeur de nos droits les plus fondamentaux s’ils ne sont pas intrinsèquement « opposables », l’initiative de la Noël 2006 au canal Saint-Martin, qui s’est inscrite dans la foulée de celle déjà lancée par Médecins du Monde l’hiver précédent, a offert une nouvelle visibilité aux personnes « à la rue ». Mais quant à leur identification et à leur prise en charge sociale sur la durée, qui constituent le véritable cœur du problème, elles ne peuvent se contenter d’actions médiatiques spectaculaires. « Voilà des années que nous essayions en vain de rendre le gouvernement attentif aux problèmes d’exclusion et de logement des sans-abri », s’indignait Nicole Maestracci, présidente de la Fnars, lors d’un point de presse de « sortie de crise », le 14 janvier. Une façon de saluer le travail de longue haleine accompli au niveau national par les 750 associations d’accueil et de réinsertion sociale fédérées par la Fnars, qui gère également 90 % des centres d’hébergement en France. Et peut-être de se délester d’une certaine aigreur envers la politique spectacle, dont on peut craindre qu’elle étouffe toute la complexité de la question de l’hébergement d’urgence et du logement social.

L’inadaptation de la prise en charge des sans-domicile et l’urgence d’un changement dans les politiques publiques ont été maintes fois soulignées par le passé. En janvier 2001, l’Insee avait recensé à 86 000 personnes sans domicile (70 000 adultes et 16 000 enfants) fréquentant les services d’hébergement gratuit ou à faible participation et les distributions de repas chauds en France12. Menée sur cinq ans sur la base de cet échantillon, l’enquête de l’Insee étoffe les différents niveaux d’analyse du problème. Elle souligne la question de l’inadéquation de l’assistance proposée avec la typologie des personnes privées de logement, la perméabilité des frontières entre la « rue » et la grande pauvreté, la dimension sanitaire et purement psychiatrique des situations individuelles.

Il en ressort que l’absence de solutions à terme aboutit à ce que les sans-abri soient souvent ballottés de service social en service social, prolongement d’une « errance » qui cristallise l’histoire individuelle et traumatique de ces personnes, et leur incapacité à sortir de l’impasse, à « s’inscrire quelque part13 ». Souvent, la faiblesse de leurs ressources ou leur état de santé ne leur donne pas accès à un logement indépendant. Or un des objectifs de la Fnars est justement de proposer, à terme et après évaluation individuelle, un « logement pérenne » aux personnes accueillies dans les centres d’hébergement d’urgence ou vivant dans des lieux non prévus pour l’habitation. La proposition serait avantageuse si les logements sociaux – souvent de mauvaise qualité – n’étaient pas déjà occupés par une population pauvre qui ne bénéficie pas d’un emploi stable ni de moyens d’accéder à de meilleures conditions, si ce n’est au risque d’un surendettement et d’une « rechute » dans la rue. Alors qu’une absence de politique solidaire cloisonne les secteurs public et privé du logement, les limites entre individus sans domicile et personnes mal logées demeurent perméables. Ce sont les critères, les conditions d’admission dans le parc social et, bien sûr, le marché du travail, qui les définissent de manière aléatoire. Se pose ensuite la question de la santé psychique des personnes concernées. Les structures psychiatriques peuvent-elles offrir les soins nécessaires aux personnes à faibles ressources séjournant dans la rue ? Et qu’advient-il lorsqu’un individu seul et dépourvu d’emploi est néanmoins jugé apte à interrompre un traitement et à quitter la structure hospitalière ?

On le voit, et l’on s’en doutait, les mesures annoncées dans la précipitation masquent l’hétérogénéité des problèmes qui affectent les sans-abri, dont la population est constituée à plus d’un tiers de jeunes adultes entre 18 et 29 ans. L’élaboration de nouvelles politiques publiques en la matière ne doit donc pas être vue comme une série de dépenses d’urgence ou de droits à afficher, mais comme un nécessaire investissement sur le long terme.

Nicolas Masson

Le pen après le pen

Depuis que Jacques Chirac est presque officiellement hors jeu d’une nouvelle course à l’Élysée, Jean-Marie Le Pen est devenu l’élément le plus constant et le plus familier de l’élection présidentielle. Les sondages à deux chiffres qui l’accompagnent répètent et paraissent annoncer les scores qu’il a réalisés en 1988, 1995 et 2002. Constant en effet, mais par le potentiel de déstabilisation qu’il représente ; familier sans doute mais par l’énigme qu’il continue à véhiculer, aussi bien du fait de sa permanence dans un monde si changé, que de l’écart toujours insaisissable entre le rejet manifeste qu’il continue à susciter et l’adhésion sourde dont il continue à bénéficier. Et le cycle recommence : dès les premiers sondages, il surclasse les concurrents qui, à l’instar de Villiers, l’avaient éclipsé lors du référendum sur l’Europe ; les médias recherchent activement un troisième homme (aujourd’hui Bayrou) qui n’arrive pas à le distancer, Le Monde publie une enquête au titre alarmiste sur la banalisation de ses idées, aussitôt contestée par ceux qui constatent, en regardant les chiffres de plus près, que l’audience de ces idées stagne depuis 2002 ; le début de l’hiver est occupé par le feuilleton de sa difficulté toujours plus grande à obtenir les parrainages nécessaires à sa candidature et le mini-débat sur la légitimité de son éventuelle éviction. La dureté croissante des coups que se porteront les grands candidats relancera ensuite la crainte que tout cela lui profite…au moins autant que leur ressemblance.

Si la répétition se poursuit jusqu’au premier tour, le choc sera évidemment plus fort qu’en 2002. Il n’épargnera pas le système électoral à deux tours, qui sera accusé de donner inévitablement une prime au premier tour au plus protestataire. Il obligera à prendre conscience du décalage entre la sophistication des analyses produites après le 21 avril 2002, notamment sur l’expansion géographique du FN dans les périphéries des métropoles où les services publics n’avaient pas suivi le nouvel habitat, et la pauvreté des études actuelles qui entretient l’opacité sur le potentiel de l’extrême droite. Y a-t-il par exemple une polarisation autour de Le Pen dans les banlieues touchées par les émeutes de 2005 ? On serait bien en peine de le prédire. Et se reposera la question des causes françaises de l’enkystement d’un parti d’extrême droite, alors qu’en Europe, à l’exception, qui confirme la règle, de la Flandre, les réactions nationalistes s’expriment par flux et reflux : du discrédit plus grand d’élites politiques liées à un État plus pesant au caractère spécifique d’une immigration venue majoritairement d’anciennes colonies en quasi-contiguïté géographique, tout sera passé en revue.

Pourtant, sous les apparences de l’invariance, tout est différent. Les grands partis ont tiré certaines leçons du séisme de 2002. Et rien ne permet aujourd’hui de dire que ce ne sont pas les bonnes. Le choix des candidats a été guidé par la boussole de l’électorat populaire à retrouver et, jusqu’ici, Sarkozy et Royal ont au moins réussi à capter son attention. Au-delà de la sécurité, revendiquée par Chirac dès 2001, l’affirmation des valeurs d’ordre et de famille par les grands candidats dépossède Le Pen des contenus qu’il s’était appropriés. La situation d’opposition de la candidate socialiste, le thème de la rupture manié par Sarkozy, les accents antisystème de Bayrou relativisent la distance de Le Pen. Même leur soumission à l’Isf les rend comparables à lui, en moins riches. Le leader du FN se retrouve dès lors tiraillé entre une réclamation de paternité et un rappel de sa spécificité anti-immigration, présente comme une obsession idéologique, soigneusement distinguée des attaques anti-islamiques de Villiers et rarement accompagnée de sa traduction concrète, la préférence nationale. Cette hésitation se double d’une lutte de succession entre Marine Le Pen, stratège déterminée d’un recentrage du parti à coup d’affiches mettant en valeur les Français d’origine étrangère et de libéralisation sur l’avortement, et les barons Bruno Gollnisch et Karl Lang, désireux de faire rentrer Mégret pour peser avec lui sur la suite. Dans ce combat interne la raison du vieux chef rejoint désormais son sentiment. Il tranche en faveur de sa fille parce qu’il compte sur elle pour perpétuer sa mémoire. À ce tropisme dynastique s’ajoute peut-être le retour d’un espoir inavouable, caressé du temps de Giscard puis de Balladur : que Sarkozy le fasse rentrer dans le jeu dont Chirac l’a exclu. Le Pen a beau réver tout haut d’un second tour contre Royal, il paraît se résigner à l’ascendant de Sarkosy et s’abstient de toute méchanceté contre lui. Comme s’il préférait gérer ses 12 % à 15 % de voix en bon père de famille pour offrir un parti de « petits blancs » en appoint à un futur président qui voudrait élargir sa république des communautés.

Michel Marian

Pour une politique cohérente de l’immigration (À propos d’un livre de François Héran, directeur de l’Ined)

Directeur de l’Institut national d’études démographiques (Ined), philosophe de formation (comme quoi chiffres et concepts peuvent faire bon ménage), François Héran publie un ouvrage intitulé le Temps des immigrés14, dont le sous-titre, Essai sur le destin de la population française, traduit bien la volonté d’articuler une politique de l’immigration à une réflexion sur notre avenir démographique désormais indissociable du vieillissement des Français. Dans cette optique, l’ouvrage est d’abord une invitation à comprendre le sens et le rôle de la démographie, ensuite un examen précis du contenu de la loi du 24 juillet 2006 – cette loi, votée sous l’impulsion de Nicolas Sarkozy, inaugure en France une politique de contrôle des flux migratoires assortie d’objectifs qualitatifs et quantitatifs, ce qu’on appelle l’immigration choisie par rapport à l’immigration subie15 – qui s’appuie sur une comparaison pertinente avec quatre pays qui pratiquent déjà l’immigration choisie (Canada, Italie, Espagne, Suisse).

L’auteur se défend à juste titre de faire la leçon à la classe politique en brandissant des chiffres, mais il ne s’en appuie pas moins sur des chiffres pour inscrire le temps court du débat politique dans une réflexion au long cours. En effet,

l’approche démographique contribue à replacer le temps court du politique dans la longue durée de l’évolution sociale.

Après avoir rappelé que la planète compte 6, 6 milliards d’habitants et la France 63 millions, ce qui signifie que le monde est peuplé pour « nous » d’étrangers à 99 %, François Héran note que les cinq millions d’immigrés de l’Hexagone (dont deux ont acquis la nationalité française) représentent 0, 08 % des migrants de la planète. De telles observations relativisent d’emblée certaines « croyances » dans un pays, dont le solde migratoire est modéré (105 000 personnes), qui développe une propension à grossir le poids de l’immigration. Pourtant, celle-ci, à la différence des pays du Sud européen, « n’y prend pas la forme d’une intrusion massive mais celle d’une infusion durable ».

À distance de ce constat d’une « infusion durable » qui oblige à considérer l’immigration dans son histoire et non pas dans le temps zéro de la politique, la loi du 24 juillet 2006, hostile à la migration de peuplement, se présente avant tout comme anti-populationniste (les Américains disent nativiste). Cela signifie que la majorité politique (les textes de discussion au Parlement sont éloquents) tenait à privilégier la souveraineté nationale sur l’admission du séjour. Dans la mesure où l’application de cette loi s’appuie sur l’élaboration d’un tableau de bord (les critères en sont le motif du séjour, les besoins du marché de l’emploi, les capacités d’accueil, le taux de croissance et la situation démographique de la France), l’auteur propose des comparaisons susceptibles d’en évaluer la portée. Ainsi observe-t-il que le système à points canadien (sélection des migrants selon des critères individuels sans égard pour les besoins économiques sectoriels et locaux) n’est guère convaincant pour au moins trois raisons. Tout d’abord, il ne pratique pas une sélection en fonction des besoins de l’économie (beaucoup de migrants n’occupent pas un emploi correspondant à leur formation initiale) ; ensuite il justifie, sous couvert de sélection par le capital humain (et donc linguistique), une sélection ethnique (rejet de facto de tous les hispanophones susceptibles de venir d’Amérique latine) ; enfin, « la régulation sélective » n’empêche pas le Canada d’être un pays de forte immigration puisque la migration choisie ne représente que la moitié des entrées, familles comprises, et un cinquième sans les familles. Poursuivant cet exercice, toujours éclairant, de la comparaison des politiques optant pour une immigration choisie, avec l’Espagne et l’Italie, Héran note que les quotas n’empêchent pas ces deux pays de décider des régularisations massives. Quant à la Suisse, le contrôle strict des procédures ne permet pas de réduire la part des étrangers dans la population alors même que les autorités qui

avaient jusqu’alors désamorcé les initiatives xénophobes ont changé de stratégie : au lieu de lutter contre la xénophobie, le Conseil fédéral s’en est servi pour préserver la cohésion du pays.

Bref, ces quatre expériences nationales en faveur de l’immigration choisie et non pas subie convergent sur ce point :

Le contrôle qualitatif de l’immigration sur le double registre de la sécurité et de l’utilitarisme économique n’est pas synonyme d’une réduction quantitative.

Après ces comparaisons et la discussion de la loi Sarkozy, le directeur de l’Ined en vient à une interrogation démographique qui déborde très largement le débat relatif à la politique d’immigration choisie :

Faire reculer l’immigration subie au profit de l’immigration choisie, c’est nécessairement réduire le solde migratoire de la France et, du coup, privilégier une croissance démographique interne.

Or, ce postulat est infondé puisqu’il ne correspond pas à l’évolution démographique prévisible du pays. En effet, si la France16 échappe à ce qu’on appelle « la seconde transition démographique », à savoir la chute de la fécondité en deçà du seuil de remplacement des générations, elle n’échappera pas au vieillissement de la population puisque la hausse prévisible des décès dépassera celui des naissances d’ici une génération. Dans ces circonstances, la migration de peuplement deviendra le principal facteur de notre croissance démographique (voir les développements originaux sur les rapports entre immigration, natalité et fécondité qui ne sont pas superposables, p. 62-6617), ce qui exige qu’une politique d’immigration cohérente et lucide se greffe sur cette approche démographique plus réaliste. À moins que nous renoncions à faire face au vieillissement et options pour un vieillissement subi.

Avec l’augmentation inexorable du nombre de décès, liée à la mortalité différée des baby-boomers, le solde naturel de la France diminuera et deviendra négatif d’ici une génération. Seule l’immigration pourra empêcher la population de la France de décroître.

Contrecarrer le vieillissement des populations étant impossible, la question est de savoir quel moyen utiliser à cette fin. Mais il n’y a qu’une réponse :

Aucun. Ni la mortalité, ni la fécondité, ni la migration.

Faisant référence aux travaux de Christine Overall18, François Héran discute ensuite, en vue d’opter en faveur d’un vieillissement choisi, les arguments rationnels susceptibles de justifier (ou non) qu’une société prolonge la vie humaine en « dépit des coûts énormes qui en résultent pour la collectivité ».

Voilà un livre qui rappelle que la démographie ne se résume pas à des valses de chiffres mais renvoie à une manière de les mettre en forme historiquement. Alors que le démographe a revendiqué sa neutralité, affirmé son respect du représentant du peuple, il ne s’est pas converti pour autant à la position de l’expert/chiffreur. Il procède à une action politique en invitant à inscrire une politique à court terme (sécuritaire et utilitariste sur le plan économique) dans une vision à long terme. Le problème est que la France est un pays qui valorise toujours le court terme comme s’il avait renoncé à se projeter dans l’avenir. Face à la solution sécuritaire et à la loi du 24 juillet 2006, face à ce que François Héran appelle l’angélisme de la règle (« Plus on durcit la règle, plus on diminue ses chances d’être respecté »), il ne faut se faire aucune illusion :

Nous découvrirons concrètement au fil des ans ce que les projections nous laissent déjà entrevoir. Notre solde naturel fondra comme neige au soleil et l’immigration deviendra l’unique facteur de croissance de notre population comme c’est déjà le cas chez nos voisins.

Il fallait le lire avant de s’entendre… L’Ined nous avait habitués à tort à des polémiques de chiffres. Or, cette institution a mieux à faire : rendre « politiques » les débats relatifs à l’immigration en les cadrant mieux sur le plan du devenir historique. Comme quoi l’opposition entre les experts et les autres grince un peu !

Olivier Mongin

Artistes au tribunal ? Sur l’exposition « Présumés innocents »

Les artistes et les écrivains contemporains sont-ils présumés coupables ? C’est la question soulevée par la mise en examen, en décembre 2006, des organisateurs de l’exposition « Présumés innocents », organisée à Bordeaux en 2000. L’indignation que cette mise en examen a suscitée dans la presse et les milieux de l’art (contemporain) peut avoir emprunté à de mauvaises raisons, par exemple lorsque cette indignation s’est nourrie d’hypothèses politiques et de théories du complot de toutes sortes, ou lorsqu’elle a cédé à un anti-juridisme aboutissant à une naturalisation de la liberté d’expression de l’artiste et/ou de l’écrivain19. Cette indignation emprunte en revanche à de bonnes raisons dans ce qu’elle dit du caractère infamant d’une mise en examen et, surtout, lorsqu’elle dit une incompréhension des milieux concernés de la rationalité juridique dans ce type d’affaires.

La marge d’appréciation

D’un point de vue légal, en effet, ce sont en principe deux dispositions du code pénal qui sont ici en cause et l’on n’a guère de chances de comprendre ce dont il s’agit sans les lire. L’article 227-23 du code pénal réprime, d’une part,

le fait, en vue de sa diffusion, de fixer, d’enregistrer ou de transmettre l’image ou la représentation d’un mineur lorsque cette image ou cette représentation présente un caractère pornographique

et, d’autre part, le fait

d’offrir ou de diffuser une telle image ou représentation, par quelque moyen que ce soit, de l’importer ou de l’exporter, de la faire importer ou de la faire exporter.

L’article 227-24 du code pénal punit quant à lui le fait

soit de fabriquer, de transporter, de diffuser par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, un message à caractère violent ou pornographique ou de nature à porter gravement atteinte à la dignité humaine, soit de faire commerce d’un tel message lorsque ce message est susceptible d’être vu ou perçu par un mineur.

À partir de là, il y a ce qui est obscur et ce qui l’est moins. Ce qui est obscur, c’est la teneur exacte du dossier d’instruction dans l’affaire « Présumés innocents » ; en particulier, nul ne sait précisément les raisons pour lesquelles cette instruction court depuis six ans, alors qu’elle est menée par un juge d’instruction ayant nécessairement du métier – le doyen des juges d’instruction de Bordeaux. Il a pu être dit – mais cette hypothèse laisse perplexe – que cette durée est imputable à la difficulté pour le magistrat instructeur d’établir ou de démentir l’existence, au cours de l’exposition litigieuse, de vidéos représentant un onanisme pratiqué par une artiste autrichienne « avec un concombre » ou d’une « couture par une jeune femme de son sexe », même si la plainte à l’origine de cette instruction désignait apparemment un plus grand nombre d’artistes exposés (21 artistes sur les 70 exposés, selon les informations rapportées par Le Monde du 19 décembre 2006). En tout cas, rien ne dit que l’instruction menée à Bordeaux contrevient nécessairement à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme puisque, loin de soutenir qu’une instruction judiciaire « ne doit pas durer plus de quatre ans20 », la Cour européenne évalue plutôt au cas par cas la durée d’une procédure juridictionnelle, sa conclusion sur son délai raisonnable ou non raisonnable étant déterminée à la fois par la complexité de l’affaire, le comportement (dilatoire ou non) des parties, la diligence des autorités judiciaires.

Ce qui est sûr, c’est que l’on ne peut préjuger de la suite de l’instruction de l’affaire « Présumés innocents », puisque le juge d’instruction aura le choix entre le renvoi des mis en examen devant le tribunal correctionnel et une ordonnance de non-lieu. Quand bien même il déciderait le renvoi devant le tribunal correctionnel, on peut imaginer le parquet de Bordeaux soutenant à l’audience que cette affaire n’aurait pas dû prendre les proportions qu’elle a prises et demander la relaxe des organisateurs de l’exposition. Le parquet n’aurait-il pas cette audace que ce sont encore les juges du tribunal correctionnel de Bordeaux qui peuvent décider d’une relaxe. En toute hypothèse, les termes juridiques du procès – si procès il y a – seraient doubles. Les juges du tribunal correctionnel de Bordeaux devront d’abord trancher la question de savoir si celles des œuvres présentées dans cette exposition et représentant des mineurs avaient ou non « un caractère pornographique ». C’est le sens du fameux article 227-23 du code pénal. Or la réponse à cette question implique nécessairement les subjectivités, les valeurs et les représentations de chacun, et donc nécessairement aussi celles des juges du tribunal correctionnel de Bordeaux pris individuellement, puis dans leur majorité. Au demeurant, les juges de Bordeaux peuvent considérer que comme ces œuvres ont déjà été présentées dans d’autres lieux sans provoquer des réactions sociales et que – pour certaines d’entre elles tout au moins – elles appartiennent à des collections publiques, la transgression qu’elles pratiquent n’outrepasse pas ce qui est acceptable par les sensibilités contemporaines. C’est ce que suggère au fond Catherine Millet lorsqu’elle écrit :

Il y a moins à craindre, pour les jeunes sensibilités, du burlesque de la plupart des oüuvres de « Présumés innocents » que du réalisme du JT [et il] est peu probable que ce soit en visitant les musées d’art contemporain que les pédophiles alimentent leurs pulsions21 !

Encore les juges du tribunal correctionnel de Bordeaux peuvent-ils se retrancher (la Cour de cassation l’a fait plus d’une fois) derrière la notoriété de tout ou partie des artistes mis en cause pour prononcer la relaxe.

S’il était saisi, le tribunal correctionnel de Bordeaux devrait par ailleurs trancher la question de savoir si une ou plusieurs œuvres présentées dans cette exposition, sans mettre nécessairement en représentation des mineurs, portaient « un message à caractère violent ou pornographique », ou bien étaient « de nature à porter gravement atteinte à la dignité de la personne humaine ». Si tel avait été le cas, les organisateurs étaient légalement tenus de prendre des mesures pour empêcher la vision ou la perception de ces œuvres par un mineur. C’est le sens du fameux article 227-24 du code pénal, qui a quelque chose de circulaire dans la mesure où il est difficile d’avoir des critères objectifs ou consensuels de ce qui est « pornographique » ou « violent », et donc de ce qui justifie une interdiction d’accès aux mineurs. Et, en admettant que le tribunal correctionnel de Bordeaux considère pour sa part que certaines œuvres de l’exposition avaient un caractère « pornographique » ou « violent », il lui faudra encore trancher la question de savoir si les organisateurs ont pris des mesures pour en éloigner les mineurs. Or, les témoignages rapportés par la presse sur ce point sont équivoques, puisque certaines sources font valoir que ces mesures ont bien existé, lorsque d’autres disent que ces mesures n’ont pas existé au début de l’exposition. Les sensibilités et les préférences d’une majorité de juges du tribunal correctionnel sont de nature à jouer encore ici puisqu’ils peuvent soit considérer que le plus important était que ces mesures aient existé, auquel cas ils prononceraient la relaxe ; soit considérer que ces mesures auraient dû exister dès le début de l’exposition, auquel cas ils prononceraient une condamnation.

Une double impossibilité

Il reste que, sur le plan des principes, ce type d’affaires initie nécessairement un débat sur l’opportunité ou non d’une exception littéraire et artistique, à travers notamment des modifications législatives22. On peut simplement faire remarquer que ce débat ne procède pas toujours d’une appréhension réaliste de la pratique judiciaire. Car peut-être faut-il aller au-delà de l’idée simple selon laquelle « les juges » français sont « répressifs » à l’égard des écrivains et/ou des artistes (contemporains). Parce que ce ne sont pas tant les parquets qui déclenchent généralement ces procédures que des associations – familiales en l’occurrence, mais aussi, dans d’autres contextes, féministes, anti-racistes ou religieuses –, ce qui renvoie au problème plus général de la prégnance des associations identitaires ou militantes dans les procédures juridictionnelles. Parce que le rapport entre le nombre de ces procédures et le nombre de condamnations définitivement prononcées est plutôt faible et que, lorsque ces affaires ont lieu dans la région parisienne, ce sont des magistrats « spécialisés » (17e chambre du tribunal correctionnel de Paris) qui en traitent, avec souvent beaucoup de sophistication intellectuelle et rhétorique. Parce que la Cour européenne des droits de l’homme, dont on postule à tort en France qu’elle est nécessairement plus libérale que nos propres juridictions, admet le principe des restrictions de la liberté d’expression artistique fondées sur la lutte contre « l’obscénité ». La Cour l’a fait en particulier dans un célèbre arrêt Müller contre Suisse du 24 mai 1988, à propos de trois toiles peintes par Josef Felix Müller (Drei Nächte, drei Bilder – trois nuits, trois tableaux) et confisquées par les autorités judiciaires suisses pour avoir été présentées sans restriction d’accès aux mineurs à Fribourg à l’occasion de l’exposition « Fri-Art 81 ». Or, ajoutée aux décisions de la même Cour européenne et relatives à la légitimité de limitations de la liberté d’expression en vue de la protection des convictions religieuses des personnes et, plus généralement, en vue de la préservation des « droits et des libertés d’autrui » (tel est le fondement de l’admission par la Cour des législations réprimant les opinions racistes ou antisémites), la jurisprudence Müller est remarquable dans la mesure où la Cour européenne des droits de l’homme donne un caractère aporétique à la question du traitement juridictionnel des œuvres littéraires ou artistiques.

La Cour suggère, en effet, que les autorités des États soumis à sa juridiction doivent naviguer entre deux impossibilités juridiques : d’une part, l’impossibilité d’une immunité totale des œuvres littéraires et artistiques ; d’autre part, l’impossibilité (parallèle) d’une non-considération de la « spécificité » des œuvres littéraires et artistiques, autrement dit la nécessité de reconnaître à l’écrivain et à l’artiste un statut à part en matière de liberté d’expression et, en particulier, une certaine marge de « provocation » et de transgression de la morale et des représentations « bourgeoises ».

Pascal Mbongo

Le prophète et le brocanteur : Klein et Rauschenberg

Le voisinage au dernier étage de Beaubourg, de deux expositions, l’une consacrée à Yves Klein et l’autre à Robert Rauschenberg, permet deux vues perspectives sur la mue qui, dans les années 1950, a fait passer les arts plastiques du moderne au contemporain.

On peut dire qu’avant Klein, il y avait Rothko (et Mondrian) et, avant Rauschenberg, Pollock. Côté Rothko-Mondrian, la picturalité souveraine, la volonté de concentrer l’expression (au-delà de toute anecdote) en un sigle unique, synthétique, plénier, grille orthogonale ou empilement de plages colorées où on lit aussi bien la structure du visage qu’une grammaire cosmique (terre, mer, ciel…). Côté Pollock, la subjectivité qui, en libérant le geste jusqu’à faire imaginer un peintre travaillant à l’aveugle, construit d’elle-même un reflet plus direct que tous les autoportraits.

Dans les deux cas, au-delà d’un succès éclatant, on pressent une dangereuse limite dont la mort (par suicide ou quasi-suicide) des deux héros semble indiquer qu’ils s’y sont heurtés. Cette limite est celle de la toile, miroir, lieu d’un règne que la fin de la représentation rend absolu, mais aussi lieu d’un maléfice puisque de travailler sur ce support limite l’artiste à son monde, même s’il s’autorise à convoquer le cosmos pour en donner sa lecture, produire des simplifications grandioses, mais d’une certaine façon vaines, parce que closes.

Transfiguration

Klein et Rauschenberg ont renoncé à cette autarcie, cette manière d’être artiste. Yves Klein a voulu être un communicateur d’énergie et même un prophète. La couleur a été pour cela son médium, qu’il a libérée de la ligne et même du tableau pour en faire le passage vers un voir absolu, au-delà des jouissances de la perception. Dans cette recherche de l’illimitation, Klein a même voulu ensuite se passer de l’intermédiaire qu’était une couleur infiniment étendue, pour atteindre à une expérience pure de l’espace, à « une identification totale avec l’espace ». À la limite, l’œuvre immatérielle qu’il invoquait n’existait plus que grâce au pouvoir de l’artiste d’y faire croire, grâce à sa force de suggestion. Ce qui conduisait à la « performance », à la mise en scène de la vie de Klein par lui-même, comme dans la photographie où on le voit plonger dans le vide les bras en croix depuis le grenier de sa maison.

On peut s’interroger sur une recherche d’absolu qui conduit à la mise en scène de soi, qui n’a pas d’autre caution que le charisme du gourou et dont la postérité est à chercher dans les verbiages de l’art conceptuel. Mais au-delà de ces mirobolantes annonces, les œuvres de Klein qui nous touchent sont des retombées dans le monde physique des thèses « monochromes ». Klein a réussi parfois de fascinantes transfigurations en imprégnant de couleur de simples éponges ensuite montées sur un piétement, sans que cette exaltation étonne tant la matière des supports avait évidemment changé de nature. Le même sentiment de merveilleux est produit par les moulages roses de la surface lunaire ou le moulage bleu d’Arman devant un panneau doré : une apothéose.

Mémoire

Rauschenberg a lui aussi produit des monochromes (Black painting et White painting en 1953) mais sa sortie de la subjectivité « artiste » ne s’est pas faite vers l’illimité mais dans le terrestre, le trivial, l’accidentel. Cette œuvre, avec l’utilisation des coulures et d’objets récupérés, affiche sa dépendance du non maîtrisable. Mais elle rattrape ces contingences en les inscrivant dans une composition d’autant plus forte qu’elle apparaît une joyeuse surprise, qu’elle ne va pas sans encombre, qu’elle est inséparable d’un « malgré » qui lui donne un surcroît de vérité. Les assemblages, les combines, de Rauschenberg ne sont d’ailleurs pas pure recherche de l’insolite, ce sont plutôt des associations (au sens analytique) où se suivent photos de famille, paysages, marouflages, odalisques, coupures de presse, rebuts, oiseaux empaillés, objets de prestige passés par le brocanteur… Ces collections baroques sont l’œuvre d’une mémoire travaillant dans le temps, calendriers et réveils sont là pour le rappeler. Leur rapport concret à l’existence est illustrée par l’armoire entr’ouverte, bourrée de souvenirs ou par un coffre planté sur un oreiller (symbole du sommeil), que surmonte un coq, symbole d’une veille qui n’est pas celle d’une conscience séparée de la vie, mais celle d’une demi-conscience du temps, enracinée dans une animalité que nous partageons avec les volatiles. La prétention de maîtrise solitaire, qu’il ne peut épouser alors que Klein la prolonge de manière hyperbolique, Rauschenberg y répond en se replongeant dans la fontaine de jouvence qu’est une mémoire proliférante, bénéfique, que l’humour et la tendresse ouvrent indéfiniment sur le monde.

L’humanisation de l’artiste (qui fait mine de se dévaluer en jouant avec le hasard et en cachant sa créativité sous l’ingéniosité) produit une œuvre qui n’a plus la prétention de rassembler de manière exhaustive mais expose au contraire des tensions jamais résolues (fréquence des contrepoids), ou met en scène une perplexité roborative symbolisée par des objets contradictoires, par exemple ceux qui, montés sur roues, sont en même temps immobilisés. L’un de ceux-là est nommé Cadeau pour Apollon, comme si, nécessairement énigmatiques, la beauté devait suivre une ligne de crête entre principes incompatibles. Rauschenberg ne se complaît pas dans la provocation, il ne fait pas que rétablir un désordre vital après les grandes simplifications, il donne une seconde vie aux objets, qu’ils soient nobles ou, plus souvent, vulgaires et déglingués, faisant ainsi miroiter une sorte d’espérance. De cette revanche du possible sur la fatalité entropique, Trophy III est une convaincante démonstration : des objets dignes de la décharge, des ressorts de sommier déformés, un drap usé et poussièreux…apparaissent dans ce qui fut le riche encadrement d’un grand miroir, sauvés et mis au pinacle.

Rédemption

Le clou de l’exposition, l’œuvre la plus connue de Rauschenberg, n’est pas un assemblage mais la présentation d’une seule figure, en posture quasi héroïque : un bouc angora à la vaste ramure posé de travers sur un socle bariolé, le corps ceinturé d’un pneu dont il semble émerger. Monogramme, le titre de l’œuvre, indique qu’il ne s’agit pas d’une réunion d’objets mais d’un seul sigle composé par entrelacement et non par juxtaposition. La critique Jill Johnson y a vu une figure de l’artiste échappant aux entraves et aux stigmatisations, ne courbant pas la tête sous les quolibets (les giclées de peinture sur son front). Interprétation vraisemblable mais qui, si on s’arrête là, réduit le sens de cette pièce à un apitoiement sur soi qui ne paraît pas dans la manière de Rauschenberg. Le titre suggère une signification plus vaste.

Appliqué à l’entremêlement du bouc et du pneu, « monogramme » a d’abord un sens technique, mais cela ne fait pas oublier que son usage premier, liturgique, désigne la superposition de deux lettres grecques, un chi et un rhô, pour figurer une contraction de Christos. Rauschenberg n’y pensait-il pas en nommant cette œuvre ? On le croit d’autant moins que les titres qu’il donne, surtout quand il s’agit d’une œuvre majeure, indiquent plutôt un sens qu’ils n’ébauchent une description.

L’animal de Monogramme n’est pas non plus d’une espèce banale : bouc émissaire, chargé d’opprobres, frappé et maudit, c’est une des figures de l’Ancien Testament que les chrétiens ont utilisées pour se représenter le destin de Jésus. En intitulant Monogramme une telle figure, Rauschenberg, après avoir actualisé un schème biblique (l’artiste bouc émissaire, proscrit parce qu’il brouille le jeu de la marchandise en récupérant des débris), le prolonge par une évocation christique. Son travail d’ailleurs n’est-il pas comme une rédemption ? Puisqu’il réhabilite ce qui était foulé aux pieds…

La figure d’un être injurié et sali qui échappe à l’entrave du pneu est d’autant plus forte que son rapport au socle apparaît tendu, qu’elle se présente de biais par rapport aux côtés du rectangle bariolé. Cette tension, cette torsion sont formellement soulignées par le croisement entre la direction du corps de l’animal et celle d’une planche posée sur le socle. Cette indication de croix est un élément plastique notable mais secondaire, car cette figure dressée n’est pas celle d’un corps vaincu. Avec la ramure qui lui fait comme une auréole, elle fait bien moins penser, dans l’art chrétien, à une crucifixion qu’au Christ portant stigmates que certains tympans romans montrent triomphant et libéré de la mort.

Est-ce trop s’avancer (mais c’est le droit du visiteur de noter ce que le parcours d’un artiste lui inspire) que de souligner ainsi la présence de schèmes religieux au début d’une contemporanéité artistique qu’on voit souvent vouée à un bricolage un peu cynique ? Klein reprend le thème de la transfiguration, qu’on repère auparavant chez Rothko, Matisse, Mondrian, mais il le dissipe dans une gnose imprécise. Chez Rauschenberg il n’y a pas mise en œuvre consciente d’un thème religieux (la rédemption) mais rencontre ou côtoiement de celui-ci quand, dans la ligne de Picasso, il se plaît à renverser les fatalités, jouant pour cela de l’ironie, du plaisir de surprendre, de la joie d’inventer, saluant le courage face à la souffrance.

Ce parallèle nous apprend-il quelque chose sur la pertinence maintenue des représentations religieuses dans notre modernité ? À cet égard, l’essai le moins convaincant est celui du catholique déclaré dont les aspirations célestes habillent une immense confiance dans ses propres pouvoirs. La démarche de Rauschenberg, dont on ignore les références confessionnelles, est moins simpliste. Sa jubilation récupératrice peut être vue comme une sécularisation, un remplacement même, de la rédemption. Mais cet élan optimiste semble avoir buté sur ce qu’il y a de non recyclable dans la souffrance humaine. À la différence des péremptions dues à l’usure, au progrès technique, au changement des modes… il y a là de l’irrémédiable à quoi chacun doit faire face, d’où le passage des « combines » au monogramme, l’apparition d’un personnage, voire d’un héros, et la remontée de l’imaginaire judéo-chrétien. Mais le bouc christique n’est pas pour autant une crucifixion, on peut même penser que cette composition antidoloriste est une critique de la spiritualité chrétienne courante. On pense à ce propos à l’iconographie de la chapelle de Vence organisée par Matisse, au chemin de croix déployé au fond, derrière les fidèles dont le regard est attiré par le vitrail du chœur, la Jérusalem céleste : la souffrance dont on fait mémoire n’est pas ce qu’il faut habiter, mais un point de départ, un adossement.

Paul Thibaud

Trois régimes d’images sur le 11 septembre 2001 : « On ne sait pas ce qu’on voit, on a déjà tout vu, on n’a rien vu »

La revue Repérages23 accompagne le dossier spécial qu’elle publie sur le 11 septembre 2001 à propos des films récemment sortis aux États-Unis (Vol 93 de Paul Greeengrass, World Trade Center d’Oliver Stone, Quelques jours en septembre, Southland Tales, Shortbus…) d’un Dvd, intitulé Underground Zero, qui regroupe huit films courts. Cinq ans après l’événement, cette initiative permet de réfléchir à la diversité des « régimes d’images » suscités par le 11 septembre.

Parmi les 8 films retenus, Ein Märchen aus Alten Zeiten (États-Unis, 2001, 5’ et 55’’), un film du cinéaste expérimental d’origine lituanienne, Jonas Mekas, retient l’attention. Il capte « en direct », « en temps réel », les images depuis la terrasse de celui qui tient la caméra, conserve les sons directs (ambulances, pompiers) et tente de commenter ce qui se passe. Mais jamais il ne parvient à saisir et à comprendre quoi que ce soit mentalement, surtout quand la deuxième tour (la tour sud) s’effondre elle aussi. Il filme d’abord son visage puis, en se tournant vers les nuages de fumée, entame un mouvement circulaire de 180 degrés. Il ne reste au cinéaste « pris en otage » que les images, une suite d’images aspirées par ce qui se passe sans être encore un événement. Quelque chose se passe, mais on ne comprend pas quoi. Ce n’est pourtant pas le journal télévisé en direct mais les images de quelqu’un qui, bouche bée, saisit au vol l’affaissement des tours. Un constat simple et médusé : ça se passe, voilà tout, l’horreur indicible.

Le deuxième film, intitulé Just like the Movies (Michal Kosalowski, Autriche, 2006, 21’) est le plus impressionnant en termes d’association d’images. Composé d’extraits de films hollywoodiens, il raconte « après coup » l’histoire du 11 septembre en recourant à des extraits de films réalisés avant le 11 septembre.

Des anonymes et quelques silhouettes connues (Robert Redford, Jean Reno, Christian Bale…) débutent leur journée. Peu à peu, alors que la foule converge vers les quartiers d’affaires, une inquiétude sourde et diffuse s’installe sur les visages de Faye Dunaway ou de Dustin Hoffmann.

Parallèlement, un avion est détourné… et l’histoire continue, et enfin tout arrive puisqu’on connaît la fin de l’histoire. On regarde les images d’un scénario dont on sait après coup qu’il s’est réalisé « en vrai » après avoir été réalisé par des cinéastes, mais de manière morcelée. On recrée le vrai avec des morceaux de scénario qui prévoyaient, une fois mis ensemble, l’événement lui-même. Ce film est effectivement composé de films déjà réalisés avant l’événement – du thriller paranoaïque aux blackbusters pachydermiques comme Independance Day et Godzilla en passant par des films-catastrophes comme Tremblement de terre. Hollywood avait déjà écrit par petits bouts le scénario (mais pas le film) du 11 septembre. Comme le dit Jean-Baptiste Thoret, l’Amérique écrit son propre scénario car elle fictionnalise le réel :

Le mode de vie américain est spontanément fictionnel, puisqu’il est outre-passement de l’imaginaire dans la réalité24.

Celui qui ne saurait pas que l’événement a eu lieu peut désormais croire que tout événement est scénarisé d’avance. Mais dire cela ne revient pas à cautionner le délire de ceux qui disent que cela n’a pas eu lieu puisqu’on l’avait déjà vu. Déjà vu est aussi le titre d’un film récent. Mais ce que l’on a déjà vu ne faisait pas événement puisqu’on l’avait vu en morceaux. Aux morceaux de films correspondent les morceaux du réel. Il n’y a plus que des morceaux (corps déchiquetés, immeubles démantibulés) après la catastrophe. Dès lors, cela annule tout effet cathartique puisque nous ne pouvons pas nous libérer d’une violence dont on sait qu’elle aura lieu d’une manière ou d’une autre. C’est comme au cinéma, mais le scénario et les images ne sont pas le réel.

Le troisième film, lui aussi un montage original (Cargo, Jeroen Kooijmans, Pays-Bas, 2005, 1’ et 20’’), présente un cargo avec une grosse cheminée. Le temps que le bateau passe devant les deux tours que la cheminée cache quelques secondes, le temps de ce passage, les deux tours ont disparu. Tout simplement disparu, mais on n’a même pas eu le temps de s’en apercevoir.

Ces trois films illustrent trois régimes de visions et de compréhension. Quelque chose a lieu, mais on ne sait pas quoi : tel est le film de Mekas, « en direct ». Quelque chose a eu lieu qui a déjà été scénarisé et tourné, « c’est comme au cinéma ». Et ceux qui croient que ce n’est pas vrai parce qu’on a déjà tout imaginé peuvent y croire. Quelque chose s’est passé, mais on ne s’en est même pas aperçu, le temps que le bateau glisse devant les tours. Le monde est devenu aquatique comme l’océan, comme les tours, comme la fumée que l’on ne distingue plus du liquide (Zygmunt Bauman). Ces images d’incendie sont fluides, tout coule…

Olivier Mongin

L’étoile imaginaire*, de Gianni Amelio

Dans son nouveau film tourné en Chine, Gianni Amelio reprend la question du voyage là où il l’a laissée deux ans plus tôt, dans Les Clefs de la maison (2004). Il livrait une œuvre grave sur la rencontre d’un père avec son fils handicapé mental de 15 ans. Sous nos yeux se construisait la relation d’un père avec son fils, au long d’un voyage vers un hôpital berlinois censé prodiguer des soins spécifiques au jeune adolescent. Comme dans Lamerica (1994) et dans la plupart des cinq autres longs métrages du cinéaste italien, le voyage exaltait les émotions, révélait les souffrances et rapprochait les êtres. On retrouve dans LÉtoile imaginaire la sensibilité d’Amelio à une expérience humaine des plus intenses ; l’expérience d’un amour qui se nourrit du voyage. Son dernier film décline une double découverte, celle d’un pays et celle d’un être. Les festivals de Cannes (« Un certain regard ») et de Venise (Sélection officielle) qui ont eu la primeur de ce billet d’amour d’un Italien à la Chine n’ont pas su le distinguer, peut-être à cause de sa beauté farouche à toute catégorisation. À la fois road movie et romance, déclaration d’amour à la Chine industrieuse de ce début de millénaire et peinture abstraite de la rencontre de deux âmes. La mise en scène refuse de choisir entre ces deux voyages, de subordonner l’un à l’autre. Elle développe jusqu’au bout ses deux pistes ; les superposant et les additionnant parfois. Ce double voyage laisse dans le cœur une joie lourde de contradictions ; une impression de bonheur pétrifié, de paix inquiète, de chaleur glaciale. Quelle est la source de notre émotion de spectateur, la raison du paradoxe qui nous saisit ? Une vision complexe du voyage chemine et appelle notre attention.

D’un voyage l’autre

Dans Les Clefs de la maison, tout commençait dans un train. Dans le décor incongru d’un compartiment à couchettes, le regard de Kim Rossi Stuart se posait pour la première fois sur le corps de son fils. Quelques secondes plus tard, ils échangeaient leurs premiers mots maladroits, dans le wagon-restaurant, pendant que défilaient des vues extérieures du train. Le voyage accompagnait déjà la naissance d’un lien stable et serein. Mais ce périple sous les hospices de la science et des espoirs placés dans des techniques médicales de pointe engendrait aussi son lot de déceptions. À peine arrivés à Berlin, écrasés dans des chambres d’hôtel froides et des couloirs gris d’hôpital, le père et le fils nourrissaient l’envie d’une seconde échappée belle, plus sage ou plus folle, au pays d’une correspondante épistolaire (imaginaire ?) chère au cœur de l’adolescent, la Norvège. Un voyage en chassait un autre. La déchirure des campagnes continentales fendues par le train laissait place à un glissement presque irréel vers l’autre rive de l’Europe, sur le pont d’un bateau, entre les blocs de glace à la dérive. Au terme du périple, un moment de grâce : la chaleur d’une embrassade fusionnelle entre père et fils, en signe de reconnaissance et d’acceptation25. Cet amour-là méritait bien une odyssée.

Le voyage du héros quadragénaire de LÉtoile imaginaire d’Italie en Chine semblera tout aussi équivoque ; non pas au sens où l’est le double trajet d’Ulysse, quittant et revenant à Itaque. Il contient simplement deux voyages et n’a de cesse de rendre visible leur distinction, leur divorce : une traversée de la Chine, au motif d’apporter à une aciérie la pièce manquant à son haut-fourneau, et une aventure intérieure, voyage immobile et émotionnel. Chargé de la maintenance dans une aciérie ligure vendue en pièces détachées à des Chinois, Vincenzo (Sergio Castellitto) se met en tête d’apporter aux acquéreurs une pièce manquante au haut-fourneau. En chemin, il ouvre les yeux sur la traductrice présente à ses côtés, et découvre une Chine inattendue. De cette traversée d’un monde hostile et turbulent, Amelio extrait une stupéfiante atmosphère de calme, qui pose la question de la nature du périple de son personnage ; à la fois vain et libérateur, troublant et rassérénant. Quel voyage nous libérera de tant d’attentes ingénues à l’égard de la technique ? Quel voyage nous ouvrira les voies du cœur de l’autre, lorsqu’il se montre si opaque, si différent, si lointain (handicapé, chinois) ? Quel déplacement saura apaiser le héros ?

Dans Les Clefs de la maison, le père devait renoncer à un périple médical, convertir son idée du voyage pour se disposer à accueillir un fils différent ; se disposer aussi au transport émotionnel final. Le spectateur se trouvait invité à partager le cheminement du héros vers lui-même, vers la reconnaissance de son identité de père. Dans LÉtoile imaginaire, Amelio nous demande de renoncer aux idéologies qui orientent tant de films sur la Chine : idéologie politique d’abord, celle du maoïsme qui a tant fasciné en Europe (les Italiens ne furent pas les derniers), mais aussi idéologie morale d’une culture millénaire – également (ou autrement plus) fascinante. Au drapeau chinois qui arbore autant d’étoiles que de vertus (honnêteté, courage, patience, justice, solidarité26) il manquera toujours une étoile, celle qu’on imagine et qu’on recherche. C’est peut-être heureux. Car dans cette brèche impossible à colmater, cette défaillance que personne ne réparera, cette saillie d’imaginaire, s’engouffre notre désir de voyager. Depuis les années 1970, Amelio explore cette brèche. Il en a même acquis la science ; plaçant toujours sa caméra au bon endroit : devant des visages souffrants d’êtres absents à eux-mêmes, qui aspirent à un ailleurs.

Comme Antonioni en son temps (documentaire La Chine, 1975) et quelques grands photographes (Marc Riboud, Henri Cartier-Bresson, Robert Doisneau), Amelio a la sagesse (rare) d’aborder la Chine comme un continent en crise, en manque, et non comme une civilisation achevée, complète et repliée sur elle-même. Il va au-devant d’un pays et d’une époque pour lesquels l’ouverture constitue une donnée permanente en même temps qu’un problème. Saint-John Perse résumait en une formule incisive (en 1917 !) ce paradoxe qu’Amelio met en images, creuse et déploie en deux heures de film : celui d’un « peuple accessible à tout par son esprit d’assimilation et l’usure même de ses réactions27 ». Peuple à la fois moderne et archaïque, partagé entre le temps long et l’urgence des transformations présentes. Pour tenir les deux termes de l’équation, Amelio tisse d’emblée un lien complexe entre la technique et l’amour.

Les premières scènes en Ligurie plongent dans un monde de tôles et de machines : une aciérie est démontée et vendue en pièces séparées à des industriels chinois. Vincenzo, qui connaît la machine comme personne, croit détecter une défaillance dangereuse dans le haut-fourneau. Après avoir tenté d’en prévenir les acquéreurs, il se résout quelques mois plus tard à se rendre sur place, muni de la pièce nécessaire à la réparation du haut-fourneau. Le tableau pourra sembler limpide : les dangers de la science mal maîtrisée requièrent le dévouement d’un Don Quichotte des temps modernes, le courage d’un homme mûr volant au secours des milliers de petits Chinois à la merci d’un accident industriel. On croira que, face aux dangers du machinisme, le réalisateur en appelle à un amour universel salvateur, tourné vers le prochain, l’autre inconnu, le Chinois, mon semblable mon frère. Ce serait oublier la nature du regard que le cinéaste pose sur l’usine ligure en démantèlement. Il y entre moins de fascination pour la technique (lourde de menaces) qu’une célébration de la beauté d’un monde factice que l’homme a créé pour médier son rapport à la nature, pour le seconder, et qu’il démontera un beau jour froidement.

Dans l’usine désertée, Vincenzo déambule, comme un souverain en son palais ; maître des lieux, contemplant leur beauté crépusculaire. La lumière orange des scènes de nuit et celle bleu-gris du petit matin accusent l’éclat de cet univers artificiel, né pour être détruit. Elles illuminent aussi les traits fiers d’un homme croqué dans son habitation « naturelle ». Le dévouement du technicien à la mécanique de l’usine n’a d’égale que la naïveté qu’il mettra à poursuivre à l’autre bout du monde ses nouveaux acquéreurs chinois. Chercher un haut-fourneau précis sur tout le territoire chinois (sans plus d’indications !) s’avère aussi absurde que fouiller une botte de paille à la recherche d’une brindille particulière. Amelio a voulu que cette quête évoque « les fables où des hommes hors du commun se lancent dans des aventures folles pour sauver la vie des autres et finissent par sauver la leur ». L’intégrité de Vincenzo s’alimente à la source d’un amour abstrait de l’humanité, d’une absolue candeur. Son voyage n’a de sens qu’à mettre cet idéal à l’épreuve de la réalité d’une rencontre ; à mettre sa vision idéalisée d’un autre fragile et secourable à l’épreuve des souffrances effectives d’une jeune fille à la fois singulière et exemplaire.

La découverte et la distance

Le parti pris de mise en scène qui aligne les sentiments humains sur le gigantisme des machines s’oppose directement à celui, radical, du documentariste chinois Wang Bing qui livrait en 2003 un film-fleuve de neuf heures sur la zone industrielle en désaffection de Shenyang (également dans le Nord-Est chinois) : À lOuest des rails. Les grands complexes industriels chinois étaient filmés comme des espaces intimes où perdurent des gestes de travail absurdes et une sociabilité humaine rudimentaire. Le documentariste circulait dans les entrailles de l’usine presque désaffectée comme dans les couloirs d’une habitation, entre la salle de repos et le périmètre familier de travail d’un ouvrier. Amelio fait le choix inverse de célébrer la grandeur des machines et des sentiments, et de tenir le spectateur à distance de ce spectacle. Aux larges plans de l’usine italienne du début répondent, à la fin du film, les visions surplombantes des ensembles industriels monumentaux de Baotou, construits avec l’aide des Soviétiques en plein désert de Gobie dans les années 1950 mais qui périclitent aujourd’hui. Entre ces deux célébrations de la dissolution du monumental, le style lyrique se porte sur les grandes étendues désertiques traversées à l’arrière d’un camion, cheveux au vent, ou sur les étroites ruelles de Chonging qu’il découvre aux côtés d’une jeune chinoise, Liu Hua.

Car dans son périple fabuleux l’ingénieur italien croise la route d’une traductrice, qu’il humilie d’abord en Ligurie sans y prendre garde – en corrigeant ses maladresses de traduction – et qu’il retrouve ensuite au hasard d’une visite à la bibliothèque universitaire de Shanghai. Vincenzo a besoin d’un guide, d’un Sancho Pança. Il jette son dévolu sur la jeune fille renfrognée. En l’entraînant dans un premier voyage en train et dans une relation marchande, il commence par s’égarer. Chaque regard farouche qu’elle lui jette dans le train accuse ce contresens d’Occidental. Vincenzo a cru voir en elle une traductrice anonyme, l’un de ces guides que les régimes autoritaires imposent aux rares voyageurs. Ou plutôt, il ne l’a pas vue. Il lui faudra se raviser, se déciller, troquer les banquettes molles du train contre les cahots d’un camion sans amortisseurs, les larges voies ferrées contre des routes cabossées. La partie centrale du film décrit ce glissement d’un voyage à l’autre ; l’errance amoureuse prenant le pas sur la mission professionnelle. Dans l’alternance des déplacements et des haltes, à la recherche de l’aciérie menacée, se dessine une rencontre possible. En train, de Shanghai à Wuhan, puis le long du Yangtsé de Wuhan à Chonging, et enfin plus lentement sur les routes de l’Ouest chinois, en direction de la Mongolie où pointe l’immense complexe industriel de Baotou. Soigné dans l’appartement surchargé de cousins de Liu, en haut d’un gratte-ciel sans ascenseur (à partir du 7e seulement, mais c’est payant !), puis accueilli chez la grand-mère de Liu Hua, Vincenzo apprend à aimer la Chine (la province du Sechuan en particulier). Il comprend que Liu Hua a un fils qui grandit dans une cour carrée en pierres sous l’œil distrait de sa grand-mère, qu’elle rentre rarement chez elle et que sa souffrance est banale dans la Chine contemporaine.

La vision qu’en offre Amelio étonne : la semi-nudité des jeunes enfants qui gambadent contraste avec les soins et l’attention presque fascinée qu’ils suscitent ; l’étroitesse des ruelles contraste avec les vastes cours intérieures ; une poussière millénaire semble partout recouvrir la pierre des habitations pourtant grouillantes d’activité et de vie. Le cinéaste colle au plus près d’un paradoxe où git la beauté des vieux quartiers chinois : un mélange de patine et de changement, de pétrification et d’activité. Aux yeux de Saint-John Perse (qui fut en poste comme diplomate en Chine), ce paradoxe aliène, aveugle le voyageur, saisi par un « voile d’irréalité ».

Sur fond d’usure et d’âge, la Chine, à première vue, n’est que poussière. Terre usagée, terre arasée, de temps immémorial, et dont le moindre souffle pourrait faire un nouvel « élément ». (Moi qui ai toujours rêvé d’écrire un livre sur la poussière, je suis servi !) Sous un ciel éclatant, toute cette Chine du Nord qui est maintenant celle où je vis, est d’abord une aliénation totale pour l’esprit du nouvel arrivant. On ne sait, en pleine lumière, quelle apparence spectrale semble recouvrir tout cela. Un peu de la majesté d’Asie descend pourtant encore de l’Ouest vers ces grandes artères de faubourg chinois accablées de leurs cendres. Apparence spectrale, vous disais-je. Et cependant, sous un tel voile d’irréalité court une humanité des plus incarnées, des plus loquaces et des plus vives – la plus aventureuse peut-être et même la plus gaie […]. C’est la vie même, courant en bottes de feutre parmi tant de cendres accumulées28.

Amelio nous donne de la Chine une vision d’autant plus juste qu’elle ne cherche pas à percer ce voile d’irréalité, mais à transmettre une perception sous voile (d’ignorance) d’un monde dont la présence est avant tout « spectrale ». On partage l’expérience de Vincenzo, qui se trouve rejeté en extériorité par la foule opaque des villes, par la majesté du Yangtsé, par les campagnes interdites, les visages têtus. Comme Antonioni acceptait de transmettre une vision propagandiste de la Chine qui lui était imposée par les conditions mêmes du tournage, Amelio semble accepter de peindre un spectre, de livrer des visions opaques, brouillées par la poussière, du monde où Liu Hua vit et souffre. Cette distance de la caméra fait écho à la distance qui sépare l’Italien de sa traductrice. Les dialogues qui ponctuent les scènes de découverte de la Chine intérieure ne sont pas toujours traduits en sous-titres, comme pour communiquer au spectateur l’expérience de Vincenzo, qui mêle étrangeté et proximité. Amelio nous maintient dans cet entredeux qui est celui du voyage ; entre le désir de s’approprier et d’être adopté, et le rejet ou la mise à distance. Avec le fils de Liu Hua, Vincenzo communique par gestes et par l’imaginaire, rencontrant en pensée le désir de nager de l’enfant. Avec elle, au contraire, il parle peu, bien qu’elle soit la seule à comprendre sa langue. Mais les mots échangés assis sur un rocher en bord de route vont à l’essentiel : la souffrance de se sentir rejetée par les siens, de devoir gagner de l’argent, de vivre loin, et cela sans parvenir à finir ses études.

La Chine livre d’elle-même une « apparence spectrale », disait le poète ; elle renvoie à une absence. De même, les mots et les gestes de tendresse entre l’homme et la femme demeurent suspendus, comme retenus. Pourtant, la vie sourd « parmi tant de cendres accumulées ». Le voyage de Vincenzo porte une invitation au grand voyage. Brutalement, le film qui ne cessait de progresser d’une province à l’autre, d’un paysage à l’autre, se fige, se bloque : dans un embouteillage en pleine montagne, dans un café du bout du monde, sur un rocher, et enfin sur les bords des rails dans l’attente d’un train. Face aux souffrances de Liu Hua, il n’est d’autre choix que de reprendre la route, non sans regrets, non sans remords, non sans larmes. Impossible d’avancer sans mettre ses pas dans ceux de Liu, dans sa ville, dans ses angoisses. Les rares scènes d’amour sont désespérément immobiles. Amelio nous laisse au seuil du vrai voyage, comme Homère. Pourtant, qui mieux qu’eux parvient à suggérer, dans cette chaleur pétrifiée, l’appel du large ?

Élise Domenach**

Hollywood est un roman noir (2). Marilyn Monroe

L’actualité du Dahlia Noir, le roman d’Ellroy et le film de De Palma accompagnés de divers dossiers documentaires (livres, films) sur le sujet29, n’est pas la seule dans le domaine du « crime hollywoodien30 ». Domine encore aujourd’hui dans la mythologie populaire, le mystère de la mort de Marilyn Monroe en 1962. Est-ce un autre « crime hollywoodien » ? On ne compte plus les livres qui racontent la vie de la célèbre actrice. Récemment encore, une célèbre romancière américaine, Joyce Carol Oates, a imaginé sa Blonde (2000). Et un écrivain estimé, Michel Schneider, psychanalyste, musicologue, ancien directeur auprès d’un ministre de la Culture, vient d’obtenir le prix Interallié 2006 pour un beau livre, Marilyn dernières séances. Son livre décrit un Hollywood vu de Paris, et son « roman » s’appuie sur de nombreux livres, cités en fin de son ouvrage, pour reconstituer la vie et la mort de Marilyn.

Parmi ses références, on trouve le Marilyn Monroe, enquête sur un assassinat de Don Wolfe, également auteur d’un Dossier Dahlia Noir. Aux États-Unis, la vie privée étant faiblement protégée par la loi, n’importe qui peut écrire n’importe quoi sur n’importe quel sujet, prétendre que Robert Kennedy est responsable de la mort de Marilyn, par exemple. « Elle aurait su trop de choses » sur certains hommes politiques. Comme histoire et fiction sont, ici, étroitement mêlées, signalons au passage que ce thème est effleuré par James Ellroy dans son roman noir historique, American Tabloid (1995, gros succès à sa sortie), qui flingue tous les hommes politiques, sauf, justement, Robert Kennedy qui s’était attaqué à la mafia. Comme il est impossible à un lecteur français de prétendre dire « la » vérité sur ces sujets, disons simplement que la biographie de Marilyn qui semble la plus fiable est celle de Donald Spoto, Marilyn Monroe, la biographie (1993). L’auteur (études de théologie) a la réputation d’être très scrupuleux et sa biographie d’Alfred Hitchcock fait référence (la Face cachée dun génie. La vraie vie dAlfred Hitchcock, 1983). Spoto avait déjà fait le procès de la thèse de l’assassinat de Marilyn, celle que reprend Wolfe. Michel Schneider connaît la vie de Marilyn à partir de 20 ou 25 livres, mais il semble bien que son livre est d’abord une réponse à la biographie de Spoto. C’est que Spoto défend une thèse qui ne peut que provoquer un psychanalyste.

L’histoire de Marilyn est à la fois une success story, celle de la pauvre fille devenue une star grâce à son talent, mais c’est aussi une « tragédie américaine psychiatrique ». Son parcours a été d’une rare violence : la pauvreté d’abord, et ensuite des débuts qui risquent fort d’avoir été semblables à ceux où Elizabeth Short, le Dahlia Noir, s’est perdue : les boulots pourris, la prostitution, les films pornos, les avortements. Toute sa biographie pourrait donner une image sordide : la naissance dans une famille marquée par la folie (au sens clinique du terme), les viols, l’alcool, la drogue, la nymphomanie, et surtout l’abus d’une drogue dure, la médecine psychiatrique. Hollywood faisait consommer à ses acteurs des quantités ahurissantes de médicaments psychotropes, calmants, somnifères, excitants.

Mais Marilyn était aussi un génie. On emploie plutôt ce terme pour les « auteurs », mais un des meilleurs cinéastes-critiques français, Luc Moullet, a pu écrire avec justesse une « politique des acteurs ». Très cultivée à sa façon d’autodidacte, Marilyn travaillait de façon forcenée son métier de comédienne avec Lee et Paula Strasberg, les fondateurs du célèbre Actor’s Studio. Elle a créé un personnage de « ravissante idiote » (ravissante, oui, idiote, non), très fine et très courageuse. Marilyn a été maltraitée par ses producteurs. Elle a été la victime de son célèbre écrivain de mari, Arthur Miller, qui n’a pas su lui donner un rôle à sa hauteur dans les Misfits. Marilyn était aussi gravement dépressive et suicidaire, vivant dans le milieu le moins fait pour la stabiliser. Et ce ne sont pas les psychanalystes qui l’ont aidée. C’est là que le conflit entre Donald Spoto et Michel Schneider est patent.

Spoto donne un portrait très cruel d’un certain nombre de célébrités hollywoodiennes. Les cinéastes par exemple. Les cinéphiles français ont beaucoup d’estime pour John Huston. L’enquête de Steve Hodel, lAffaire du Dahlia Noir (Le Seuil, 2004) a présenté les fréquentations artistiques de George Hodel, son père, qu’il considère comme l’assassin du Dahlia Noir. Le terme de « sadique » qu’il avait employé revient aussi sous la plume de Donald Spoto. On a beaucoup accusé Marilyn d’avoir retardé, par ses « caprices », le tournage des Misfits, entraînant des surcoûts et peut-être la mort de Clarke Gable, épuisé par un tournage dans le brûlant désert du Nevada. En fait, Huston est accusé par Spoto d’avoir volontairement fait tourner ses acteurs dans des conditions physiques extrêmes, en multipliant les prises inutiles, uniquement pour marquer son « pouvoir » sur ses acteurs. C’est pour cela que Huston était célèbre pour le « réalisme » (doit-on traduire ce mot par « sadisme » ?) de ses séquences à effets spéciaux. Huston passait ses nuits à jouer dans les casinos voisins, perdant l’argent du tournage, dormant le jour, envoyant Marilyn passer des séjours dans des cliniques, officiellement pour qu’elle soigne ses nerfs, en fait pour avoir le temps de trouver de nouveaux fonds pour son tournage (et ses parties aux casinos).

Après les cinéastes, les psychanalystes. Ceux-ci avaient un grand pouvoir intellectuel à Hollywood, et Marilyn a été soignée de façon intensive par un psychanalyste, Ralph Greenson. Celui-ci était une star du genre : nombreux patients célèbres (Frank Sinatra, Vincente Minelli), auteur de livres et de conférences ; il a même été scénariste-conseil pour des films sur la psychiatrie. Marylin a été sa patiente la plus célèbre. Spoto reproche à Greenson d’avoir été un médiocre psychanalyste, gavant l’actrice de médicaments dangereux, lui faisant faire jusqu’à deux séances par jour, et, faute suprême pour un psychanalyste, de l’avoir intégré à son cercle familial. Tout cela a déstabilisé l’actrice, sans doute tuée par sa dépression, une surdose de médicaments (elle avait un second médecin qui lui en prescrivait d’autres en même temps) et un traitement psychiatrique raté.

Or, pour Michel Schneider, cela ne peut pas être aussi simple. Ralph Greenson n’était pas qu’un psychanalyste médiatique recevant des stars dans son cabinet. Il avait été psychanalysé par Otto Fenichel qui était un disciple direct de Freud. Greenson connaissait très bien Anna, la fille de Freud, et Marianne Kris, disciple de celle-ci et autre figure historique du mouvement psychanalytique. Ajoutons que c’est Fenichel qui a formé Rudolph Loewenstein, bien connu en France pour avoir été le psychanalyste de Jacques Lacan, mais aussi d’Arthur Miller, le mari de Marilyn. Ce monde est petit. Greenson a une oüuvre théorique derrière lui, et Michel Schneider ne peut sans doute pas le considérer comme un charlatan incapable, ce que pense probablement Spoto. Michel Schneider nous donne une biographie-fiction éclatée de Marilyn, jouant avec toutes sortes de facettes, ne donnant pas « une » vérité, mais « des » vérités possibles, n’excluant a priori aucune thèse sur la mort de l’actrice, mais pensant certainement que Marilyn était un « cas » clinique trop puissant pour un « assez bon » psychanalyste comme Greenson. Il aurait fallu que celui-ci soit un bien plus grand psychiatre pour résister à une patiente ayant un inconscient (c’est-à-dire une folie) aussi puissant(e) que Marilyn. Ce que Michel Schneider raconte avec beaucoup de finesse, c’est le transfert et le contre-transfert tragiques vécus simultanément par Greenson et Marilyn.

Il y a toutes sortes de « crimes hollywoodiens ». Il y a eu l’assassinat de Geneva Hilliker, la mère d’Ellroy, scène primitive de ses (auto)fictions. Il y a eu aussi les destinées tragiques de Marilyn Monroe et Elizabeth Short ; celles-ci ont eu des débuts de starlettes assez parallèles, puis leurs vies ont rapidement divergé, mais elles se sont retrouvées dans la mort. Tuées par qui ? La vérité est-elle dans des fictions rêvées par des artistes ou dans des documents rassemblés par des enquêteurs aux prises avec des mystères inaccessibles ?

Jean-Louis Lambert

Importance et fragilité de l’amour. À quoi tenons-nous ? (XI)

L’importance du livre récemment traduit31 de Harry G. Frankfurt est simple : elle conduit à redonner toute son importance à l’amour, et même à montrer que c’est l’amour qui donne son importance à quoi que ce soit, que l’amour consiste en ce que quelque chose – ou quelqu’un – et donc en un sens la vie elle-même, ait de l’importance pour nous. Loin d’être banale, il y a là une thèse tout à fait radicale, dont on peut dire d’un mot, d’emblée, les enjeux mais aussi la difficulté principale qu’elle nous semble rencontrer, qui appellera cependant moins à l’abandonner qu’à la compléter, pour la renforcer encore, paradoxalement en prenant en compte, à côté de son importance, la fragilité même de l’amour.

Ce qui prend sa source dans une telle idée, tout d’abord, ce n’est pas seulement une théorie morale – en effet exposée dans les Raisons de lamour, mais aussi par exemple dans un recueil non encore traduit au titre magnifique, The Importance of what we Care About32. C’est aussi une éthique et une politique, sans doute parmi celles qui sont en effet nécessaires pour donner toute sa portée à l’actuelle insistance sur les questions de l’amour, du soin ou du care. Ce n’est pas un hasard si la philosophie de Frankfurt est ainsi l’une des références majeures du recueil marquant récemment édité à ce sujet par P. Paperman et S. Laugier33. Il ne s’agit pas seulement de dépasser une morale abstraite en revenant au « sentiment » que serait l’amour, mais bien de montrer que celui-ci se traduit immédiatement dans des attachements, des intérêts, des tâches et des soins pratiques et concrets. Mais inversement, il s’agit de montrer que ces soins ne sont pas seulement une exigence sociale ou politique, particulièrement actuelle qui plus est, et cela dans tous les domaines (entre les hommes avant tout, mais aussi, et du coup, à l’égard de la nature ou du monde), mais qu’ils reposent sur un principe, sentiment ou relation, qu’il faut aussi examiner en lui-même. L’importance d’un livre comme les Raisons de lamour est qu’il permet de tenir les deux bouts.

Mais on peut indiquer aussi sur quelle difficulté il nous semble buter. Elle est double, et l’auteur lui-même n’en reconnaît explicitement qu’une partie. Le premier aspect est en effet qu’une telle thèse semble conduire à accorder une importance inconditionnelle à l’amour, quel que soit son objet ; si son importance consiste à donner de l’importance, consiste dans la capacité même à attribuer de l’importance à quelque chose, à se donner ce que l’auteur appelle des « buts désintéressés », alors ces buts peuvent être aussi « bons » que « mauvais ». L’auteur l’assume dans une forte formule comme celle-ci :

La fonction de l’amour n’est pas de rendre les individus bons. Sa fonction est juste de rendre leurs vies significatives, et ainsi de les aider à rendre leurs vies de cette façon bonne à vivre pour eux.

(p. 116)

Or, il nous semble impossible d’admettre cette thèse, ou possible de répondre à cette objection. Mais pour cela, il faudra envisager aussi l’autre difficulté, que l’auteur ne semble, cette fois, pas envisager.

Cette deuxième difficulté consiste en ce que Frankfurt n’envisage l’amour que du côté du sujet ou du « soi » aimant. Il s’agit pour lui de comprendre non seulement comment le sujet éthique est avant tout un sujet aimant, et non pas un sujet rationnel par exemple, mais aussi à rendre toute sa place à l’amour comme amour de « soi », ce qui nous semble en effet essentiel. Mais ce qui est ainsi laissé de côté, c’est le fait qu’il est peut-être impossible d’être ou de devenir un sujet aimant, si l’on n’a pas d’abord été un sujet ou un être aimé. Il ne s’agit ici aucunement d’une symétrie facile. Il s’agit au contraire d’une priorité et aussi d’une précarité radicales à nos yeux. Qu’on ait, ou pas, été aimé contribue à la capacité à aimer au sens même que Frankfurt lui donne, c’est-à-dire à accorder de l’importance ou de l’attachement à quoi que ce soit, et d’abord à la vie elle-même. On voit ici en quoi cette deuxième difficulté doit être confrontée à la première. Si l’amour a en effet une dimension morale, ce n’est pas par une norme extérieure, par exemple entre l’amour « du » bien ou « du » mal. C’est plutôt parce qu’il a lui-même et de manière immanente un contraire, qui partage curieusement avec lui ses caractéristiques les plus profondes, tout en les inversant radicalement, à savoir, la haine. Elle aussi accorde de l’importance désintéressée, elle aussi peut donner un sens à la vie. Mais on voit que cette vie et ce sens ont alors de l’intérieur une polarité morale, et qu’on ne peut définir l’amour seulement par cette importance, mais aussi par un autre critère, que sa fragilité, sa précarité, son adversité même, sont seuls capables de nous révéler. Ainsi, on le voit, cette objection, bien loin de seulement la contredire, compléterait et renforcerait même à nos yeux l’importance et l’actualité de la théorie ici évoquée, tout comme notre vie individuelle mais aussi collective ne peut se penser seulement par l’attachement mais aussi par la rupture.

On dira donc quelques mots dans ce qui suit sur chacun de ces deux aspects.

L’importance de l’amour

Le mouvement suivi par Harry Frankfurt dans les trois brefs chapitres de son livre nous semble être le suivant : après avoir constaté le fait de l’amour, ou plutôt d’abord du fait très pris au sérieux « d’attacher de l’intérêt » à quelque chose, comme fait primitif de la raison pratique (chap. 1), il montre que la « raison » de ce fait ne saurait consister dans un objet ou une norme préalable (chap. 2), mais que son enjeu consiste en réalité dans le « soi » qui est en quelque sorte constitué deux fois par l’amour, non seulement comme le sujet qu’il est seul capable d’unifier, mais aussi comme son objet premier, retrouvant ainsi non seulement l’expression mais, à nos yeux, l’intuition de Rousseau, à travers la notion d’« amour de soi » (chap. 3), très profondément retrouvée ici.

Il y a donc ici comme un paradoxe, qui n’enlève rien à la force de l’ouvrage, mais qui s’explique bien, cependant, par la difficulté que l’on a évoquée plus haut. Comment se fait-il en effet que l’amour, si profondément défini par l’attachement « accordé » à quelque chose, ou plutôt, car c’est une des thèses fondamentales du livre, entraîné, commandé par celle-ci, comment se fait-il donc, qu’il se retourne finalement sur l’amour « de soi » ? Certes, ce n’est pas entièrement un paradoxe puisque, comme Rousseau, que l’on s’étonne vraiment de ne pas voir cité ici, l’amour de soi, bien loin d’être complaisance envers un soi distingué des autres, apparaît comme l’origine passionnelle et vitale de tout amour, la première « importance » qui est à la source des autres et ne s’atteste que par elles. Mais le « soi », Rousseau l’avait sans doute déjà aperçu, ne peut lui-même être ce premier objet que s’il a été constitué comme tel par un autre amour. Or, l’absence de cet aspect fondamental est d’autant plus surprenante ici que l’ensemble des analyses de Frankfurt permettaient de le penser.

Quatre caractéristiques définiront en effet ici l’amour à partir du fait d’attacher de l’intérêt à quelque chose (voir le résumé admirable dans le quatrième chapitre, section 6, p. 94-96) :

un souci désintéressé du bien-être ou de la prospérité de la personne aimée ;

un aspect « inéluctablement personnel » ou individuel, tel que celui qui « est aimé l’est pour lui-même ou pour elle-même et non comme exemple d’un type » ;

une « identification » de celui qui aime avec l’être aimé ;

« des contraintes de la volonté » telles que « l’amour n’est pas un objet de choix ».

Ces aspects, patiemment construits tout au long des analyses remarquables de l’ouvrage, permettent de donner toute sa rigueur et toute sa force au concept d’amour. Ils permettent de comprendre comment il est une relation première, contraignante, sans doute d’origine vitale, avec un objet et avant tout un sujet extérieur, autre que soi, et individuel. Les deux premiers chapitres auront montré non seulement la priorité d’une telle relation sur la volonté rationnelle toujours au contraire « faible » et divisée, et que l’un des objectifs premiers du livre est de critiquer, mais aussi sa relation concrète avec le care, appuyé très fortement sur le modèle qui, avant l’amour de soi, est ici évoqué comme primitif, à savoir « l’amour parental » (voir par exemple p. 54). Mais alors on est, justement, d’autant plus surpris du repli final sur l’amour de soi. Comment ne pas voir qu’avant d’être l’individu privilégié qui répond aux critères de l’amour, le « soi » a pu l’être aussi de son côté comme objet de l’amour de l’autre ?

Non seulement cela n’enlève rien, cependant, à l’importance des analyses ici présentées, mais ces analyses étaient sans doute nécessaires pour redonner toute sa place, en effet, à un « amour de soi » trop vite critiqué par des moralistes qui, tel Kant, dont la critique ouvre le troisième chapitre et anime en fait tout le livre, mais aussi Levinas, imposent à la morale une ouverture en quelque sorte exclusive sur autrui. Il n’y a pas de capacité à aimer sans capacité à s’aimer, et la Règle d’or de l’Évangile, astucieusement invoquée contre Kant même (en une inspiration qui pourrait venir des plus belles pages de Kierkegaard), montre bien la double priorité de l’amour et de ses commandements. C’est donc bien seulement pour compléter cette force de l’amour que nous reviendrons brièvement sur sa fragilité.

La fragilité de l’amour

C’est tout autant la force de l’amour que sa fragilité que nous montreraient selon nous les différentes formes de sa rupture, qui en sont aussi l’une des caractéristiques les plus nettes dans la modernité. Certes, l’amour ne s’appuie plus sur des fondements métaphysiques ni même des institutions sociales qui assureraient de l’extérieur la force de ses liens. En ce sens, l’importance du livre de Frankfurt ne vient pas seulement de ce qu’il contredit la constitution du sujet par la raison seule ; il vient aussi montrer en quoi l’amour peut, doit, et de toute façon accomplit en fait le miracle de ses liens sans le secours même de ces transcendances. Il ne suffit pas, comme le fait par exemple Z. Bauman dans un récent ouvrage34, de faire le diagnostic de cette fragilité moderne. Il faut aussi montrer que la souffrance même qu’elle suscite indique une force persistante, dans sa précarité même, et qu’il convient de retrouver, sans abolir pour autant la tension indépassable avec les contraires qui la menacent de l’intérieur. H. Frankfurt lui-même ne consacre-t-il pas de belles pages à ce qu’il appelle « l’histoire de l’ambivalence » ? Mais c’est pour attribuer cette dernière aux seules hésitations de la raison, suspectée de faiblesse congénitale, la force de l’amour étant dans l’unification sans nuance de la volonté ; comme si « l’ambivalence » même n’était pas la notion que Freud, étrangement absent ici, utilisait pour penser sans aucune confusion la polarité irréductible, dans une même relation de l’amour et de la haine. Il nous semble donc que ses analyses peuvent et doivent être complétées par cette polarité, qui s’attesterait dans les diverses expériences négatives de l’attachement, de la perte à la violation en passant par la rupture. Mais nous n’insisterons ici encore que sur un seul point : à savoir que seule la polarité de l’amour et de la haine nous permettra de comprendre de manière immanente le critère moral qui la définit ou en est issu. C’est que l’amour n’est pas seulement attachement comme intérêt passionné et unifiant à quelque chose, mais aussi comme création relationnelle de l’autre et de soi, double ouverture, alors que la haine qui est bien elle aussi un attachement passionné qui unifie le soi et l’autre ne le fait qu’en les refermant sur leur clôture même, et dans la séparation ou la destruction de la relation. Ce qui est premier ce n’est donc peut-être ni l’attachement ni la rupture mais la polarité entre les deux, qui elle-même n’est jamais seulement vitale, mais aussi déjà pleinement morale.

Frédéric Worms

  • 1.

    Le rapport d’Ictj “Dujail: trial and error?” (novembre 2006) est consultable sur le site : www.ictj.org

  • 2.

    Le rapport de Hrw “Judging Dujail. The first trial before the Iraqi High Tribunal” (novembre 2006) est consultable sur le site : www.hrw.org

  • 3.

    Michael Sharf a publié avec Gregory S. Mcneal, Saddam on trial: Understanding and Debating the Iraqi High Tribunal, Carolina Academic press, 2006, 438 p.

  • 4.

    Le jugement en anglais est disponible sur : http://law.case.edu/saddamtrial/dujail:opinion.asp

  • 5.

    Le procès de l’ancien président libérien a été, pour des raisons de sécurité, transféré à La Haye en juin 2006 par le Tribunal spécial pour le Sierra Leone, la Cpi fournissant à la chambre du tribunal ad hoc les installations et les services liés aux audiences et à la détention.

  • 6.

    M. Gauchet, « Contre-pouvoir, méta-pouvoir, anti-pouvoir », Le Débat, no 138, 2006, p. 17-29.

  • 7.

    P. Dutilleul, Bye bye Belgium, Bruxelles, Labor, 2006, 620 p. Ce livre est paru deux jours après cette émission. Il rend compte de tout le processus ayant conduit à cette émission.

  • 8.

    On lira avec intérêt les deux numéros du Débat, « Penser la société des médias », nos 138 et 139, 2006.

  • 9.

    R. Herz, « Un juge à la télé », Esprit, mars-avril 2003, p. 231-241.

  • 10.

    D. Dayan et E. Katz, la Télévision cérémonielle, Paris, Puf, 1996.

  • 11.

    J.-P. Cottet, « Pour une culture de la télévision », Esprit, mars-avril 2003, p. 251-252.

  • 12.

    Voir « Une enquête d’exception. Sans-abri, sans-domicile : des interrogations renouvelées », Économie et statistique, no 391-392, octobre 2006.

  • 13.

    Voir l’article de Nicolas Peraldi, « Boiter n’est pas un péché » dans Esprit, décembre 2006.

  • 14.

    François Héran, le Temps des immigrés, Paris, La République des idées/Le Seuil, 2007.

  • 15.

    Voir déjà O. Mongin, « La quadrature du cercle républicain et la vocation migratoire. L’asile, le contrôle des flux migratoires et la volonté d’intégration », Esprit, février 2004.

  • 16.

    Actuellement le solde naturel est de 4, 2‰, soit 800 000 naissances pour 540 000 décès.

  • 17.

    Si la contribution des immigrés au nombre des naissances est de 12 %, cela ne relève le taux de fécondité que de 0, 1 enfant, ce qui le porte à 2 enfants par femme.

  • 18.

    Christine Overall, Aging, Death, and Human Longevity: a Philosophical Inquiry, Berkeley University of California, 2003.

  • 19.

    Voir l’appel « Nos libertés, nos droits » lancé par des artistes, des chercheurs, des créateurs, dans Le Journal des arts, 15 décembre 2006, p. 31.

  • 20.

    Les Inrockuptibles, no 575, décembre 2006.

  • 21.

    C. Millet, « Tous des pervers », Art press, janvier 2007.

  • 22.

    Marcela Iacub, « Les dangers de l’exception artistique », Art press, no 326, septembre 2006 ; A. Tricoire, « Les oüuvres doivent rester libres », Libération, 27 décembre 2006.

  • 23.

    Repérages, no 56, septembre-octobre 2006.

  • 24.

    Dans Cahier de lHerne, spécial Baudrillard, 2004, p. 85. Mais jusqu’où l’opposition entre les imaginaires américain et européen se maintient-elle depuis le 11 septembre ? Voir aussi J.-B. Thoret, le Cinéma américain des années 70, Paris, Les Cahiers du cinéma.

  • *.

    La Stella che non ce (Italie, 2006, 140’). Réalisation : Gianni Amelio. Scénario : Gianni Amelio et Umberto Contarello. Librement inspiré du Démentèlement d’Ermanno Rea (éd. Bur). Interprètes : Sergio Castellitto (Vincenzo) et Tai Ling (Liu Hua).

  • 25.

    Voir Jean A. Gili, « Les Clefs de la maison. Trop tôt ou trop tard », Positif, septembre 2004, no 523, p. 34-35.

  • 26.

    Deux interprétations plus répandues du sens du « drapeau rouge aux cinq étoiles » sont que la grande étoile symbolise le Parti communiste chinois et les quatre petites étoiles les différentes classes sociales selon la vision socialiste chinoise (les travailleurs, les paysans, les commerçants et les lettrés), ou bien que la grande étoile représente la population majoritaire, les Hans, et les quatre minorités (Mandchous, Tibétains, Mongols et Huis).

  • 27.

    Saint-John Perse, « Lettres d’Asie », dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1989. « Lettre à Philippe Berthelot, 3 janvier 1917 », p. 810.

  • 28.

    Lettre à sa mère, 27 janvier 1917, p. 833.

  • **.

    Merci à Laurent Ballouhey pour ses conseils de documentation, si précieux dans la préparation de cet article.

  • 29.

    Voir la note dans Esprit, janvier 2007 : « Hollywood est un roman noir (1). Le Dahlia Noir ».

  • 30.

    Expression utilisée par le romancier anglais Philippe Kerr pour qualifier les meurtres de femmes par des hommes sadiques dans son beau roman écrit à l’ombre de Wittgenstein, Une enquête philosophique.

  • 31.

    Harry G. Frankfurt, les Raisons de lamour, trad. fr., Belfort, Circé, 2006.

  • 32.

    Harry G. Frankfurt, The Importance of what we Care About, Cambridge University Press, 1988, 12e éd., 2006.

  • 33.

    P. Paperman et S. Laugier, le Souci des autres. Éthique et politique du care, Paris, Éd. de l’Ehess, 2005, voir par exemple sur Frankfurt, l’article de M. Jouan, « Harry Frankfurt et la métaphysique du care ».

  • 34.

    Z. Bauman, lAmour liquide. De la fragilité des liens entre les hommes, trad. fr., Rodez, Éd du Rouergue, 2004.

Antoine Garapon

Magistrat, juge pour enfants, il a fondé l'Institut des Hautes Etudes sur la Justice (IHEJ), où il observe les mutations de la place du droit dans nos sociétés. Il anime sur France culture une émission consacrée à la pensée juridique, « Le Bien commun ». Il a développé sous le même nom une collection d'ouvrages, aux éditions Michalon, qui permettent de présenter des auteurs qui, sans être…

Joël Hubrecht

Membre du comité de rédaction d'Esprit. Responsable de Programme (Justice pénale internationale / Justice transitionnelle) à l'Institut des hautes études sur la justice (IHEJ). Membre du Comité Syrie-Europe après Alep. Enseigner l'histoire et la prévention des génocides: peut-on prévenir les crimes contre l'humanité ? (Hachette, 2009). …

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