Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Dans le même numéro

Les États-Unis en Irak : la stratégie reste, les finalités se dissipent

Comme par hasard, l’audition du général Petraeus (commandant des forces américaines en Irak) et de l’ambassadeur à Bagdad, Ryan Crocker, devant la Chambre des représentants sur la situation politique et militaire sur place et le rythme du retrait des troupes américaines eut lieu le 11 septembre, six ans après les attentats d’Al-Qaida. En attendant ce rapport, le président avait réussi à tenir en échec la nouvelle (et faible) majorité démocrate, incapable, au cours de la période estivale, d’activer une opinion fatiguée et découragée par l’aventure irakienne dont elle ne voit plus le bout. Les fins poursuivies changent constamment alors que l’issue de la guerre recule d’année en année. George Bush en a même profité pour passer à l ‘attaque. Alors que ses adversaires comparaient l’embourbement en Irak à celui du Vietnam, le président rappelait que la retraite précipitée du Vietnam avait ajouté de nouveaux mots au vocabulaire politique américain – boat people vietnamiens et killing fields cambodgiens ! Cette rhétorique, accompagnée d’une invocation répétée de l’omniprésente menace terroriste, ne relève pas de la simple tactique politicienne ; elle fait partie de la stratégie à plus long terme du parti républicain.

En s’adressant à la nation le 13 septembre, le président a proposé des mesures pratiques inspirées par le rapport de ses représentants à Bagdad.

C’est la huitième fois que George Bush s’adresse à la nation pour lui expliquer la politique poursuivie en Irak. Son premier discours, le 19 mars 2003, avait annoncé l’invasion, justifiée par la présence d’armes de destruction massive ; le second, le 1er mai 2003, proclamait déjà la victoire qui serait suivie par la reconstruction d’un pays où régnait la liberté. Un an plus tard, le 13 avril 2004, les choses s’étant gâtées, il fallait nier l’existence d’une guerre civile et promettre des progrès certains de cette liberté démocratique. En attendant, George Bush s’est fait réélire en novembre 2004, les doutes qui se faisaient jour chez une partie du public furent calmés par une campagne volontariste qui dénonçait dans le candidat démocrate une girouette incapable de sévir contre la menace terroriste2.

La situation en Irak continuait pourtant d’empirer, et la ronde de discours à la nation s’est poursuivie. La promesse d’une victoire était réitérée (le 18 décembre 2005) mais la tonalité changeait neuf mois plus tard, lors de la campagne pour renouveler le Congrès en 2006. Il ne s’agissait plus de la reconstruction d’un Irak démocratique mais, cinq ans après le 11 septembre 2001, du spectre des terroristes qui nous poursuivraient chez nous si l’on se retirait d’Irak. Cette fois, la magie n’opérait plus ; les démocrates prirent les deux Chambres et le président fut contraint d’en tirer les conséquences. Ainsi, le discours du 10 janvier 2007 annonçait une nouvelle stratégie pour l’Irak ; le président cherchait à redéfinir la « victoire », tout en insistant sur l’avenir de la démocratie au sein du monde arabe. Néanmoins, le président George Bush devait avouer que la stratégie poursuivie jusqu’alors devait changer. Ainsi, il annonçait l’envoi de renforts pour aider les Irakiens à reprendre le contrôle de Bagdad. Trois mois plus tard (le 19 mars 2007, quatre ans après l’invasion), le président répétait son espoir que l’envoi de 30 000 renforts (le surge) créerait des conditions de sécurité permettant aux leaders irakiens d’atteindre les « paliers » (benchmarks) politiques établis par le Congrès comme conditions du soutien futur. En attendant, il demandait de la « patience » au public.

La réception du rapport Petraeus-Crocker qui devait faire le point sur cette nouvelle stratégie fut partagée chez un public las d’une intervention qui ne semble pas prête à finir mais qui ne le touche pas directement – malgré les 3 700 soldats morts, les blessés nombreux dont on ne parle guère, et la dépense de sommes fabuleuses pour entretenir les forces militaires. Pourtant, l’audition devant la Chambre était introduite par ce constat du député de Missouri qui présidait la commission :

Notre responsabilité constitutionnelle est d’assurer que les forces militaires américaines peuvent dissuader et, s’il le faut, vaincre là où nos intérêts sont menacés… Or, les soldats stationnés en Irak ne peuvent pas être utilisés ailleurs.

Au Sénat, le lendemain, le général Petraeus ne pouvait pas esquiver lorsqu’on lui demandait : « Est-ce que la guerre en Irak renforce la sécurité de l’Amérique ? » Il devait l’admettre : « En fait, je ne le sais pas3. »

Le discours de George Bush n’avançait pas plus loin. Les renforts renvoyés lors du surge seraient rapatriés au printemps, ensuite, il y aurait une nouvelle évaluation de la situation par le général et l’ambassadeur. Du débat au Congrès, pas un mot.

Retrait en trompe-l’œil

Quelles que soient les déclarations d’intention, les responsables américains ne peuvent esquiver de dures réalités. À supposer que sa tactique soit jugée payante, l’armée américaine est au bord de l’épuisement. Pour des raisons techniques, il faudra commencer à se replier vers le mois d’avril, quitte à réintroduire la conscription militaire, ce qui ferait naître un vrai mouvement antiguerre, comme pour le Vietnam.

Lors de sa visite surprise en Irak, Bush a évité Bagdad et choisi la province Anbar, où des unités, dégoûtées par l’extrémisme d’Al-Qaida, se sont alliées avec les militaires américains. L’avenir, du coup, ne dépendrait plus des incompétents à Bagdad, trop préoccupés par leurs inimitiés religieuses et leurs pratiques mafieuses pour créer un gouvernement stable. Et le Congrès américain n’aurait plus de prétexte réel pour refuser les 50 milliards de dollars supplémentaires demandés par la Maison-Blanche.

Un autre indice fait douter de la proximité d’un retrait : c’est la construction de l’ambassade américaine à Bagdad. Ce projet énorme (à peu près la taille de la cité du Vatican) comportera 21 bâtiments sur 42 hectares. Les 619 appartements de deux-pièces, un gymnase-piscine et des restaurants (américains) seront habités par un millier de diplomates, entourés de murs d’une épaisseur de 5 mètres. Vu le piètre état des infrastructures irakiennes, l’eau et l’électricité sont produites sur place. Le coût total s’élèvera à environ 592 milliards de dollars.

Il n’est pas nécessaire de souligner l’effet que devrait avoir, aussi bien sur les Irakiens que sur leurs voisins, la construction d’un tel rempart pour les proconsuls américains dans la région. On n’érige pas une telle forteresse sans avoir l’intention d’y rester.

On peut se demander à quoi servira cette ambassade, construite avec l’intention d’agir sur un pays centralisé. Alors que les diplomates américains ne peuvent sortir de la fameuse Zone verte que sous protection armée, comment vont-ils pouvoir suivre et aider le processus de décentralisation ? On sait qu’une grande partie des fonds d’aide civile ne parvient pas à ses destinataires, faute de sécurité. Enfin, ces diplomates emmurés ne seront pas en mesure de pratiquer une diplomatie publique qui permettrait l’ouverture de communications entre les factions irakiennes.

Quoique le rapport Petraeus propose, et quelles que soient les décisions prises par le Congrès (démocrate, mais à une faible majorité), cette ambassade symbolise l’absence de politique cohérente. À moins qu’on ne revienne au conseil donné à Lyndon Johnson pendant la guerre du Vietnam par un sénateur du Vermont : « Il faut déclarer la victoire et partir ! »

Partir, pour mieux rester

Au lieu de suivre les sages conseils avancés par les uns et les autres, George Bush est bien décidé à poursuivre son aventure. Mais il admet maintenant qu’elle « continuera au-delà de ma présidence ». Ce constat est étonnant. La victoire, tant de fois promise et toujours remise au lendemain, est ajournée ; et le président ne sait pas comment elle viendra ni quelle forme elle prendra. (Par ailleurs, le mot « victoire » est remplacé par celui de « succès », terme utilisé 13 fois pendant les 15 minutes du discours, mais jamais défini.) Le président avoue son impuissance, s’en lave les mains, et passe à son (ou sa) successeur l’obligation de payer les pots cassés.

George Bush s’appuie, de nouveau, sur l’autorité de ses militaires, qui demandent encore six mois avant de juger des résultats de l’envoi des renforts (le surge). Il ne parle pas des échecs politiques du gouvernement irakien, ni non plus du quotidien des civils dans ce pays de plus en plus meurtri et divisé. Il ne cherche qu’à reculer les échéances. Chérit-il quelque part dans son âme convaincue de la justice de sa cause l’espoir d’un miracle qui sauverait sa mise ? Peut-être. C’est ce qu’implique la répétition, presque conjuratoire, de la phrase : « Il n’est jamais trop tard… » Mais la psychologie ne doit pas remplacer l’analyse politique. George Bush est ce qu’il est, mais la présidence – et surtout l’avenir du parti républicain – ne s’identifie pas avec sa personne.

Deux autres lectures de la stratégie présidentielle valent d’être considérées. L’une s’appuie sur l’analogie avec le Vietnam. N’oublions pas que George Bush refusait jusqu’aux derniers mois cette comparaison. S’il l’a ressortie cet été, ce n’est pas à cause d’éventuelles victimes d’un retrait américain (par ailleurs, la politique américaine envers des réfugiés est scandaleuse, et le fait qu’on n’ait pas prévu de visas pour les Irakiens qui se sont compromis en travaillant avec l’occupation risque d’avoir des conséquences dramatiques). Les conseillers du président lui ont certainement fait remarquer que le parti républicain s’est bien servi du mythe selon lequel l’opposition interne aux États-Unis était responsable du départ d’une armée américaine en train de gagner sa bataille contre les Vietcongs. C’est la vieille légende du couteau dans le dos (la Dolchstosslegende dont s’est bien servie l’extrême droite allemande entre les deux guerres4 !). Ainsi, en jouant la politique du pire, les républicains peuvent se dire que la bataille de 2008 est sans doute perdue, mais qu’il faut déjà préparer une revanche d’autant plus certaine qu’il n’y a pas de solution toute faite à l’imbroglio irakien.

Cette première lecture suppose qu’un démocrate élu à la présidence se retirerait vite et sans états d’âme de l’Irak5. Or, c’est à partir de là qu’il faut réfléchir à la signification de cette ambassade gigantesque qui se construit à Bagdad. Curieusement, ni les médias ni le monde politique n’en parle. C’est comme si l’on ne voulait pas admettre la portée symbolique, et réelle, de cet édifice. L’Amérique qu’elle représente est devenue une sorte de Rome nouvelle, une république impériale condamnée à des choix géopolitiques qui contredisent les valeurs qui sont le fondement même de sa puissance. L’expérience classique se répète. Dans son dernier discours à un peuple las d’une guerre qui semblait s’éterniser, Périclès avertit ses concitoyens :

Votre empire ressemble en réalité à une tyrannie – et bien qu’on puisse dire que sa conquête fut injuste, il serait actuellement dangereux de s’en déssaisir6.

Est-ce un miroir tendu aux Américains trop idéalistes pour reconnaître les dures réalités en Irak ?

On a souvent parlé du pouvoir idéologique des néo-conservateurs devenus des croisés de la démocratie, mais cette description ne colle pas aux hommes comme Dick Cheney ou Donald Rumsfeld. Ceux-là sont des réalistes, habitués à la pratique de la géopolitique et indifférents aux valeurs. Je me suis longtemps refusé à l’idée réductrice qui expliquerait l’invasion de l’Irak pour le pétrole qui constitue à peu près sa seule richesse7. Je continue à penser que d’autres motivations sous-tendent cette intervention, dont certaines restent valables8. Pourtant, je ne peux pas oublier cette ambassade imposante, qui me rappelle le destin des républiques classiques. Nos leaders ne sont pas des Périclès – certains se prennent peut-être pour des Césars – mais ils semblent avoir reconnu que l’avenir de la Pax Americana dépend du contrôle d’une région géopolitique fondamentale. Ce qu’ils n’ont pas reconnu, c’est qu’ils jouent quitte ou double. Et qu’il faudrait, au cas où les choses tournent mal, qu’ils puissent s’appuyer sur un public averti.

Pour l’immédiat, ce discours à la nation de George Bush ne visait qu’une toute petite partie de ladite nation : les républicains « modérés » qui seraient tentés de passer outre un veto présidentiel en se joignant aux démocrates pour imposer une stratégie réaliste en Irak. Ce but tactique était d’autant plus facile à réaliser que les démocrates sont divisés, et ils le resteront pour autant que les primaires présidentielles sont d’ores et déjà bien engagées, et que les surenchères des uns et des autres ne se prêtent pas à un débat sur la stratégie à plus long terme9. On peut prévoir, hélas, que la (non-) politique du président finira par être acceptée – bien qu’elle ne propose rien que la poursuite d’une mission impossible.

Reste, pourtant, cette résidence des proconsuls qui se construit à Bagdad. Quel avenir verra-t-elle ?

le 14 septembre 2007

  • 1.

    Ce texte actualise et développe un « point de vue » que j’ai publié dans Ouest-France le 10 septembre 2007.

  • 2.

    « La volonté doit-elle primer le jugement ? », Le Figaro, 11 novembre 2004.

  • 3.

    Le général Petraeus, qui s’est fait connaître pour ses succès lors de l’occupation de Mossoul, en 2004, est habile et beau parleur. Il n’est pas sans reproche. Dans une tribune dans le Washington Post, six semaines avant les élections de 2004, il faisait état de « progrès tangibles » et d’un « renversement de tendance » en Irak. Était-il le mieux placé pour donner une évaluation neutre de la situation, sur la base de laquelle le rythme des rapatriements seront justifiés ? George Bush justifie cette option antipolitique en disant que « cette décision sera fondée sur une évaluation froide par nos commandants militaires, pas par une réaction nerveuse des hommes politiques à Washington ».

  • 4.

    La gauche militante, organisée sur le réseau internet par le groupe Moveon.com, s’est malheureusement prêtée à ce jeu en publiant, sur une page entière du New York Times, une publicité dénonçant le général Betray-us (nous trahir), un jeu de mots simpliste sur le nom du général Petraeus. Un vrai cadeau offert à la droite, qui ne s’est pas privée de s’en servir.

  • 5.

    Il faudrait sans doute agir vite pour se donner le temps de reconquérir l’opinion avant les prochaines échéances électives. Il (ou elle) pourrait sans doute y parvenir en jouant sur les réelles divisions au sein de l’armée entre ceux qui, comme Petraeus, pensent pouvoir s’en sortir à la longue, et ceux qui reconnaissent que la machine militaire est au bout de ses forces et qu’il lui faut du temps pour se reconstituer et faire face à d’autres échéances éventuelles.

  • 6.

    Thuycidide, Livre II, 63 (ma traduction de l’anglais).

  • 7.

    Notons que l’invasion devait s’appeler primitivement « Operation Iraqi Liberty », ce qui aurait donné comme acronyme : Oil, c’est-à-dire le pétrole. Elle fut rebaptisée « Operation Iraqi Freedom ». Par ailleurs, dans sa récente autobiographie, The Age of Turbulence, Alan Greenspan, directeur de la Réserve fédérale pendant 18 ans, explique sans sentir le besoin d’élaborer son propos : « Le fait qu’il est politiquement difficile d’admettre ce que tout le monde sait m’attriste : la guerre en Irak concerne surtout le pétrole. »

  • 8.

    À savoir, le refus d’une dictature aux allures totalitaires et surtout l’espoir de la démocratisation d’un pays où une forte tradition bourgeoise pouvait servir de base à la prise de pouvoir par une société civile. C’est la thèse que j’avais évoquée au moment de l’invasion. Voir « Sortir la gauche de la critique morale », écrit au mois d’avril 2003 et publié dans Esprit en juin 2003. Hélas, après quatre ans d’occupation, de guerre civile et de mafias déguisées en sectes religieuses, cette classe bourgeoise se trouve ou bien en exil (externe ou interne) ou bien laminée par les dures conditions de vie.

  • 9.

    Ceci explique que le public fait plus confiance aux militaires qu’aux hommes (et femmes) politiques, malgré la tradition de contrôle civil des forces armées.

Dick Howard

Professeur de sciences politiques aux Etats-Unis, il connaît bien l'Allemagne et la France, d'où un travail de médiation philosophique entre les trois pays, qui porte notamment sur les héritages du marxismes entre l'Europe et l'Amérique, mais aussi les débats et les malentendus transatlantiques. Il a notamment publié en Français, Aux Origines de la pensée politique américaine, Paris,…

Dans le même numéro

L’antiterrorisme et l’état d’exception en échec
Raconter Guantanamo
Disparitions, prisons secrètes, restitutions extraordinaires
Les altenatives à la "guerre contre le terrorisme" : le cas italien