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Dans le même numéro

Constitution d'un groupe djihadiste français

La filière Cannes-Torcy

octobre 2018

#Divers

Le procès de 2017 contre une filière djihadiste permet d’interroger les processus qui poussent de jeunes Français à se radicaliser. Marqué par une grande diversité sociale, culturelle et religieuse (avec une moitié de convertis), de multiples ruptures et la délinquance, le groupe constitue une communauté de frères placée sous l’autorité d’un leader charismatique. La religion y joue un rôle d’apaisement avant de sacraliser la violence.

Entre mai et juillet 2017 s’est déroulé à Paris le procès contre ce que l’on a appelé «  la filière Cannes-Torcy  », du nom des deux villes d’où étaient originaires les vingt et un membres du groupe. Issu de cinq années d’investigations et de dizaines d’interrogatoires, il s’agit d’un des plus importants procès à l’encontre du djihadisme français, la filière Cannes-Torcy préludant aux trois phénomènes qui ont caractérisé le terrorisme au cours de ces dernières années, à savoir les attentats contre les «  mécréants  », et en particulier les juifs, les attaques contre l’État, notamment les militaires, et les départs en Syrie. Il s’agit d’un procès d’autant plus important qu’on y retrouve la quasi-totalité des facteurs qui ont ensuite caractérisé le djihad en France, des facteurs qui n’y sont pas seulement réunis, mais qui s’y croisent et interagissent dans le cadre d’un groupe particulier de jeunes, très diversifiés par rapport aux origines culturelles, religieuses et sociales. Ce qui nous intéresse ici, c’est justement le groupe, sa construction, son fonctionnement, la fascination qu’il exerce. C’est par le biais d’une observation ethnographique menée durant ce procès que nous avons eu la possibilité d’interroger les mécanismes complexes qui poussent de jeunes Français à se radicaliser et, plus précisément, les facteurs déclencheurs de la radicalisation, les modalités d’adhésion au groupe et enfin les raisons pour lesquelles des jeunes décident de s’effacer dans une démarche collective pouvant amener à la violence, voire à la mort.

Cet article se fonde avant tout sur la parole des acteurs de ce procès, des accusés, mais aussi sur celle de leurs familles et proches, des juges et du procureur, des avocats et des parties civiles. Il se fonde également sur les documents produits par la justice, à commencer par l’ordonnance d’accusation, où sont citées les conversations entre les accusés, leurs interrogatoires et ceux de leurs proches, des victimes et des témoins. Les mots qui y sont évoqués, tout comme ceux prononcés durant le procès, constituent du matériel brut, parfois mensonger, issu du jeu des acteurs qui ont animé la phase d’instruction, puis le procès lui-même. Mais ce matériel demeure précieux, en particulier parce que le temps long de l’instruction et du procès ont fait émerger la complexité des trajectoires individuelles, ainsi que les contradictions et les fragilités de ces jeunes, qui ont été appelés à se raconter et à se regarder comme ils ne l’avaient probablement jamais fait auparavant.

Qui sont les jeunes de la filière ?

La filière Cannes-Torcy est, par ses effectifs, l’une des plus importantes cellules djihadistes jamais démantelées en France. Parmi eux, dix-sept ont comparu devant la Cour d’assise, tandis que quatre manquaient à l’appel, l’un s’étant enfui au Congo, deux étant probablement morts en Syrie et le leader du groupe, Anas[1], tué durant un échange de tirs avec la police lors de son interpellation le 6 octobre 2012. La filière est le résultat de la rencontre de deux groupes distincts, celui de Cannes et celui de Torcy, qui se sont développés séparément avant de se rencontrer fin juin 2012, c’est-à-dire à peine deux mois et demi avant le premier attentat, commis le 19 septembre 2012 contre une épicerie juive à ­Sarcelles[2]. Mais le procès a fait émerger qu’autour du « noyau actif », pour reprendre la catégorisation de Marc Sageman[3], gravitaient des associés et des connaissances périphériques, c’est-à-dire des personnes partageant une certaine vision idéologique, mais qui n’ont finalement pas participé à des actions violentes. C’est par exemple le cas d’un jeune adolescent qui n’avait que quatorze ans à l’époque des faits et dont le témoignage a révélé la fascination qu’exerçait le groupe, ainsi que la surenchère qui l’animait. Aux hommes, il faut ajouter les femmes, qui ont généralement joué un rôle secondaire dans le groupe, mais qui, par leurs témoignages «  décomplexés  », ont contribué bien plus que les hommes à en dévoiler l’idéologie[4].

Diversité

Au moment des faits, les membres de la filière avaient entre dix-huit et vingt-cinq ans. L’unique exception était Anas, le leader charismatique du groupe, âgé de trente-trois ans au moment de sa mort, dont l’âge a constitué un facteur important pour s’imposer aux autres, au point que, selon l’un des témoins, « il s’entourait de jeunes parce que c’était plus facile de leur faire le lavage du cerveau ». Originaires de Cannes ou de Torcy, la plupart des membres de chacun des deux groupes se connaissaient auparavant, certains ayant vécu dans le même quartier ou fréquenté la même école, d’autres se retrouvant autour de la mosquée du quartier suite à leur (re)conversion à l’islam, d’autres encore se croisant lors de leurs activités sportives, notamment des sports de combat, très en vogue auprès de ces jeunes[5]. Si la plupart étaient originaires des quartiers populaires et d’origines sociales plutôt modestes, environ un quart provenaient d’autres quartiers et/ou étaient issus de familles des classes moyennes ou supérieures. C’est le cas de deux convertis, nés et élevés dans les 8e et 9e arrondissements de Paris, qui ont franchi ensemble l’étape de la conversion à l’islam, puis celle de l’intégration au groupe. C’est également le cas des deux frères, fils d’un ancien ministre du Congo et donc issus d’un milieu social aisé[6]. À cette diversité sociale fait écho une grande diversité culturelle et religieuse, la moitié du groupe étant constituée de convertis à l’islam. Tous de nationalité française, à l’exception d’un Tunisien arrivé illégalement en France en 2008, les membres de la filière ont des origines nationales, culturelles et linguistiques très variées : neuf sont fils de migrants provenant du Maghreb, trois de parents d’origine française, deux d’origine laotienne, trois d’origine africaine (deux du Congo et un du Mali), un d’origine antillaise et enfin un dernier, dont le père est sud-américain et la mère, française. À cette variété de nationalités et de bagages culturels et linguistiques correspondent des origines religieuses tout aussi variées. Dix des vingt et un jeunes impliqués sont des convertis, dont cinq de familles catholiques ou protestantes, deux de familles athées, deux de familles bouddhistes et un d’une famille mixte, juive et catholique, ce qui fait de la filière Cannes-Torcy un cas unique dans le panorama français, les convertis représentant environ 25 % des personnes radicalisées en France.

Conversions

Souvent décrite en termes de « miracle » ou de « révélation personnelle », la conversion a été au cœur de la reconstruction des trajectoires individuelles durant le procès. Des récits de ces jeunes et de leurs proches ressort la quête qui les animait, celle de se trouver, de cerner les contours de leur personnalité à des moments particuliers de leur vie ou suite à des événements marquants, à l’instar d’un converti aux origines juives expliquant qu’« à cette époque, je me cherchais beaucoup, je cherchais des réponsesJ’étais dans un moment délicat de ma vie… ». Sa mère confirme son explication, lapidaire : « Il cherchait à exister à travers la conversion. » Un autre jeune converti raconte que « l’islam est ce qui m’a sauvé d’une dépression dans un moment particulier, quand je me séparais de ma copine ». D’autres évoquent une spiritualité toujours présente au cours de leur vie, mais qui a finalement pu émerger grâce à leur rencontre avec l’islam. Le parcours erratique d’un jeune provenant d’une famille athée est tout aussi exemplaire : il avait cherché du côté du protestantisme, puis des témoins de Jéhovah, en passant par le rastafarisme, avant de se tourner vers l’islam suite à un événement tout à fait banal. Dans un autre cas, un jeune de famille bouddhiste s’est converti « par mode, pour suivre les autres ». Le « miracle scientifique du Coran[7] » a été indiqué comme le facteur déclencheur de la conversion par cinq des dix convertis, interpellés par le fait « qu’il puisse y avoir des faits scientifiques dans un livre religieux ». À la recherche d’« une correspondance entre Dieu et la science », cette découverte – décrite comme une « révélation » – permet de réunir les morceaux de ce monde et d’un soi tiraillé entre la quête de spiritualité et la rationalité dans laquelle ils ont grandi, mais qui n’arrive pas à fournir des réponses satisfaisantes. Ce qui émerge du récit de ces jeunes convertis et de leurs proches, c’est justement la fascination pour ces réponses claires, simples et définitives, capables de les réconcilier avec eux-mêmes et d’ouvrir des perspectives nouvelles. Durant le procès, à l’exception de deux convertis qui ont quitté l’islam suite à leur arrestation, les autres ont revendiqué ouvertement leur choix, que l’un d’eux a défini comme « le plus beau moment de [s]a vie ».

Ruptures

Les trajectoires de la plupart des membres de la filière sont marquées par des ruptures multiples, institutionnelles, sociales et familiales, qui sont différentes pour chacun d’eux.

Tout d’abord, la déscolarisation précoce est une constante parmi les membres du groupe, même si les raisons du décrochage ne sont pas toujours les mêmes. Si l’un d’entre eux l’explique par le fait d’être « quelqu’un de manuel, quelqu’un qui aime bouger », d’autres racontent plutôt des difficultés à s’adapter au cadre scolaire et aux normes imposées. D’autres encore évoquent des problèmes familiaux, comme la séparation des parents, le décès d’un proche ou encore des difficultés d’ordre économique. Dans le récit de la plupart de ces jeunes, la relation conflictuelle avec l’école est décrite comme l’une des premières expériences de fracture avec la société, plutôt que comme un moment d’épanouissement individuel.

Si l’école n’a pas joué le rôle d’institution capable de socialiser ces jeunes, les familles se sont révélées dans la plupart des cas tout aussi incapables de jouer ce rôle de cadrage, d’accompagnement et de sécurisation. Les témoignages des accusés, comme ceux de leurs proches, décrivent des familles souvent éclatées et déstructurées, où l’absence du père ou ­d’autorité parentale en général se révèle un facteur marquant de la biographie individuelle d’au moins deux tiers des membres du groupe. C’est par exemple le cas d’un jeune d’origine malienne, qui raconte comment la violence du père au sein du foyer avait été à l’origine de l’éclatement de la famille. C’est aussi le cas de deux frères qui ont perdu leur père très jeunes, une perte à l’origine du déclassement social et d’un choc émotionnel toujours ressenti. De son côté, un jeune de Cannes raconte, dans le silence de la salle d’audience, les années que son père a passées en prison, pour en conclure amèrement l’avoir plus vu « derrière les barreaux qu’à la maison ». Néanmoins, parmi les accusés, on en trouve aussi qui racontent une enfance heureuse, de bonnes relations familiales, dans une tentative – souvent vouée à l’échec – d’éloigner l’idée que des traumatismes familiaux ou des explications psychologiques puissent être à l’origine de leurs choix. Pour chaque individu, la salle d’audience s’est ainsi révélée le lieu d’un exercice difficile, celui de revenir sur la trajectoire familiale et ­d’expliquer à des inconnus des situations ou des conditions souvent vécues comme honteuses, comme celle d’une mère remariée, d’un père qui quitte la famille ou d’un foyer marqué par la violence. De leur côté, les parents ont défilé au procès pour retracer la vie de leur enfant à la recherche de la faille qui puisse expliquer ce qui demeure pour eux souvent inexplicable, dans une escalade de culpabilisation parfois dévastatrice, où un simple divorce finit par leur être imputé pour expliquer la radicalisation de leur fils.

Passé délinquant

Malgré leurs différences, les jeunes de la filière Cannes-Torcy partagent pratiquement tous un passé délinquant. Il s’agit parfois de petits délits avec des condamnations mineures, mais également de carrières délinquantes ayant mené en prison à plusieurs reprises. Durant le procès, ils en ont souvent parlé en termes de « bêtises », liées à leur jeune âge et/ou à l’environnement dans lequel ils baignaient. Ainsi, à tire d’exemple, un jeune au casier bien rempli essaie sans cesse de faire comprendre à la salle d’audience que certaines activités illégales sont tout à fait « normales » dans la cité où il a grandi. Vols, braquages, outrages et dégradations sont les délits les plus fréquents, outre le trafic et la consommation de drogue. Si la plupart affirment avoir arrêté ces « bêtises », et en particulier la consommation de drogue, suite à leur « retour à l’islam », certains avouent avoir poursuivi après leur (ré)islamisation ou même durant la phase d’adhésion à une vision rigoriste de la religion. La pratique délinquante est souvent liée à la précarité de la condition professionnelle, la plupart de ces jeunes vivant d’emplois plutôt précaires, de petits boulots ou d’aides. Mais il y avait également dans le groupe quelques jeunes qui, juste avant l’été 2012, avaient un emploi stable, ayant parfois pris fin suite à un événement particulier. C’est par exemple le cas de deux jeunes qui s’étaient engagés dans l’armée française et ont été contraints de la quitter suite à des problèmes de discipline ou à un accident.

La construction du groupe

Si les facteurs qu’on vient de décrire montrent une certaine disponibilité biographique à franchir le pas d’une rupture totale avec la société, reste à savoir comment ces jeunes, d’une certaine manière «  ordinaires  », ont pu sombrer dans la violence djihadiste, parfois pour une brève période de leur vie, parfois assez longtemps pour y trouver la mort.

Le leadership

La filière Cannes-Torcy a un leader reconnu, Anas, celui qui, pour utiliser les mots de l’ex-femme de l’un des accusés, « a mangé le crâne » de tous les autres. Né en 1979 à Melun, Anas a grandi au sein d’une famille antillaise catholique pratiquante. À l’âge de seize ans, il se retrouve à l’hôpital pour une consommation excessive de drogues et de médicaments psychotropes. Très vite, il abandonne l’école et entreprend une carrière délinquante qui l’amène à la prison de Grasse en 2009, un séjour qui aurait selon ses parents contribué à sa radicalisation. Décrit comme « un dur », physiquement imposant, il se présentait comme quelqu’un qui connaissait la religion, qu’il utilisait pour fustiger les autres, comme le rappelle l’un des deux bouddhistes convertis à l’islam : « J’avais peur d’Anas. Il me faisait la morale, il me disait que je n’étais pas sérieux, il me faisait des rappels. » Un autre raconte qu’« il sortait toujours un hadith ou autre chose pour avoir raison » et que cela lui donnait une aura de savant religieux, à tel point que, comme le reconnaît clairement un autre converti, « on a vu en lui l’occasion d’apprendre la religion ». Son rôle d’autorité religieuse, qu’il assumait clairement en défiant l’imam de la mosquée ou par sa manière de s’habiller ou de parler, venait en particulier du fait – comme le dit candidement l’un de ses proches – qu’il « utilisait beaucoup les Pdf français », c’est-à-dire des documents tirés d’Internet. Selon l’une de ses deux épouses religieuses[8], ce qui a fait évoluer Anas vers une radicalité violente, c’est Mohamed Merah, le tueur de Toulouse, pour lequel il affichait une grande fascination : « Il pensait que le combat (de Merah) était légitime et que c’était une belle mort que de finir sous les balles des policiers, car il estimait que nous étions dans une période de djihad obligatoire, c’est-à-dire que le fait de les attaquer était légitime. » C’est justement ce qu’Anas trouvera quelques mois après Merah, à savoir la mort sous les balles des policiers, tué comme il le souhaitait « par des forces ennemies armées ».

Si Anas est sans doute le leader charismatique qui a construit son autorité à partir d’une présumée connaissance religieuse, certains autres membres de la filière Cannes-Torcy ont apporté une dimension politique et sociale à la rhétorique du groupe, notamment celui qui a pris le nom d’Abderrahmane, que les enquêteurs ont désigné comme le lieutenant d’Anas. Converti à l’islam après une recherche spirituelle l’ayant amené à se tourner vers les expériences mystiques les plus disparates, ­Abderrahmane trouve une certaine stabilité avec sa conversion, suite à laquelle il met fin à sa consommation de drogue et d’alcool, à ses sorties nocturnes, à ses « bêtises ». En 2011, il se rend au Burkina-Faso avec une association humanitaire, ce qui en fait d’ailleurs le seul parmi les vingt et un membres du groupe à pouvoir revendiquer un engagement politico-associatif. La pauvreté, l’impossibilité d’apporter une aide effective et les injustices constatées semblent avoir déclenché en lui un fort sentiment d’injustice, tant et si bien que lors de son arrestation, il motivera sa démarche par « l’injustice de l’État français envers tout le monde ». C’est probablement sa rencontre avec Anas au printemps 2012 qui poussera ce jeune homme vers une radicalité légitimant la violence, comme si la vision totalisante propre au discours djihadiste pouvait finalement expliquer ce qui pour lui restait encore inexplicable. Calme, réflexif, généreux envers les autres, Abderrahmane est l’opposé d’Anas, mais c’est justement dans leur rencontre que prend forme une rhétorique collective, à la fois religieuse et politique, qui arrive à mobiliser des jeunes très diversifiés[9].

Voyages, mobilité, errance

Les voyages effectués par les membres du groupe jouent un rôle fondamental tant dans le glissement individuel vers l’extrémisme violent que dans la construction du groupe. Tout d’abord, la plupart des jeunes impliqués ne sont pas enfermés dans leurs quartiers, mais ils ont voyagé en France et à l’étranger, tant et si bien que pour certains, le voyage était devenu une manière de vivre, voire un besoin. L’Égypte, qui en 2012 était en plein essor révolutionnaire, a été la destination de cinq membres du groupe, ainsi que la Tunisie, où certains, dont Anas, se rendront à plusieurs reprises, dont une dernière fois quelques semaines avant ­l’attentat de Sarcelles. C’est durant ces voyages qu’ils ont noué des contacts avec des groupuscules radicaux, comme le montre une vidéo tournée en Tunisie, et qu’ils ont changé d’attitude, comme le relatent les témoignages de leurs familles et proches, qui racontent qu’à leur retour, « ils regardaient beaucoup de prêches sur Internet avec des recherches sur le djihad ou encore la Syrie ». Mais le voyage fondateur du groupe est celui du mois de juillet 2012 dans le sud de la France, un voyage apparemment banal à bord d’un camping-car, durant lequel le groupe d’amis de Torcy part à la rencontre de celui Cannes, grâce aux liens tissés par Anas, qui vivait entre les deux villes. Durant ce voyage, ils partagent leur temps entre la mosquée de Cannes – où, selon les mots du recteur, ils se distinguaient par une attitude fermée et parfois provocatrice – et les alentours d’une rivière entre baignades, grillades et prières. Mais très vite, des armes font leur apparition et un discours méprisant envers les « mécréants » s’impose, à tel point que l’un des jeunes, à l’époque encore dans l’armée et qui mourra ensuite en Syrie, décide vite de s’éloigner du groupe, comme le raconte son frère : « Les autres se comportaient bizarrement. Ils insultaient les kuffars dans la rue. Ils mettaient le Coran à fond dans la voiture, pas pour écouter mais pour gêner, comme le font les jeunes avec la musique. » Un autre avoue qu’après des discussions religieuses de type banal, « les discussions portaient de plus en plus sur le djihad ». Baignades, grillades et prières se transforment graduellement en vols, armes et djihad. Ils commencent en effet à commettre des vols, puis des braquages, d’abord pour financer le séjour, puis en vue de leur combat contre les «  mécréants  », notion initialement très floue qui s’élargit rapidement pour y inclure un spectre de plus en plus large de groupes et de personnes. Aux vols s’ajoutent ainsi les repérages autour de la base militaire de Canjuers en vue d’un futur attentat, l’achat d’armes à Marseille et enfin l’achat de matériel pour la préparation d’explosifs. C’est justement durant ce voyage que s’installe une logique binaire, manichéenne, qui conduit rapidement à l’isolement du groupe et à son éloignement de la vie quotidienne, des relations familiales et sociales. Durant cette phase, c’est le sentiment de faire partie d’une « communauté émotionnelle » qui structure le groupe, tandis que la dimension idéologique est quasiment absente. Celle-ci ne deviendra dominante qu’une fois les faits accomplis, c’est-à-dire après le passage à l’acte, lors du séjour en Syrie ou durant l’incarcération.

La construction d’une rhétorique collective

Si les modalités d’adhésion au groupe se clarifient, une question demeure : pourquoi des jeunes si différents ont-ils décidé en quelques semaines de diluer leur subjectivité dans le collectif et de suivre le chemin de celui qui avait désormais pris la voie du martyre ? Comme le synthétise un jeune converti, « on aurait pu chercher d’autres renseignements, d’autres références, mais on n’a pas été capables de sortir du groupe ».

Communauté émotionnelle

Celui qui a choisi, lors de sa conversion, le nom de Mehdi, est un cas particulier au sein de la filière Cannes-Torcy, mais emblématique de la manière dont le groupe, pour reprendre les mots d’un autre converti, « représentait une sorte de famille ». Fils unique d’une femme seule et toxicomane, décédée quand il n’avait que treize ans, Mehdi a passé sa vie de foyer en foyer, de famille d’accueil en famille d’accueil, avant de rejoindre le monde de la petite délinquance. En avril 2012, comme bien d’autres dans le groupe, il cherche à structurer sa vie en essayant de rentrer dans l’armée, mais sa tentative échoue[10]. Quelques semaines plus tard, début juillet, il fait la connaissance de jeunes fréquentant la mosquée de Cannes et, comme le raconte celui qui le logeait à l’époque, il décide soudainement de commencer une nouvelle vie, faite de prières, d’ablutions et de « ses nouveaux amis musulmans ». En quelques semaines, Mehdi passe ainsi de l’alcool et de la drogue à la prière et aux ablutions, des sites de rencontres aux sites djihadistes. Son cas est emblématique de la manière dont le groupe est vécu par certains comme une sorte de famille de substitution, un sentiment qui transparaît dans plusieurs témoignages relatant une solidarité vécue au quotidien, où l’argent semble disparaître au nom d’une réelle fraternité, qui est vite opposée à celle – sur le papier – de la République : on s’héberge, on se rend des services, on paye tout grâce à des vols, qui acquièrent ainsi toute leur légitimité.

En quelques semaines, Mehdi passe ainsi de l’alcool et de la drogue
à la prière et aux ablutions, des sites de rencontres aux sites djihadistes.

C’est autour de ce sentiment d’appartenance à une « communauté de frères », enthousiasmante, fascinante, chaleureuse et accueillante que la relation à soi et aux autres est refaçonnée et que se concrétise l’idée de sortir du quartier et de la vie quotidienne pour embrasser le voyage, l’errance et la découverte.

Voie de sortie

La notion d’hijira, qui signifie « exil » en arabe, indique l’émigration d’un croyant d’un pays non musulman vers un pays musulman. Pour ces jeunes français fraîchement (ré)islamisés ou convertis, quitter un pays non musulman comme la France pour s’implanter dans un pays « authentiquement musulman » devient vite un désir, parfois une obsession. Dans le groupe, les projets de départ pour un ailleurs imaginaire ­s’enchaînent, se réalisent parfois, mais n’aboutissent jamais à une installation, à un enracinement dans le nouveau pays. Pour eux, l’hijira se présente comme un idéal qu’ils peinent néanmoins à atteindre, comme le dit la seconde épouse religieuse d’Anas, qui raconte leur désir de partir dans un pays réellement musulman (le Mali, le Yémen ou la Syrie) sans finalement trouver où aller, non seulement parce que ce monde idéalisé n’existe pas, mais aussi parce que ces jeunes semblent plus à la recherche d’un idéal que d’un endroit réel. D’une certaine manière, c’est le nomadisme, l’errance, le goût de l’aventure qui les animent, qui les caractérisent dans ce mouvement parfois incessant, perpétuel, déstabilisant, jusqu’à la mort. Ainsi, durant l’été 2012, c’est dans le groupe que certains semblent trouver la terre promise qu’ils ne trouvent ni en France ni dans leur pèlerinage en terre d’islam, ni dans leur famille, ni dans l’Oumma, la communauté des croyants. En ce sens, le groupe semble se présenter comme une structure spatiale, discursive et émotionnelle qui permet d’accomplir cette sortie, une hijira justement, d’un monde de mécréance, oppressant et corrompu, fait d’un quotidien de relations insatisfaisantes, d’ennui, de déni de reconnaissance, d’absence de perspectives, de stigmatisation. Qu’ils soient en Syrie ou au bord de la rivière dans le sud de la France, c’est justement dans cet état d’enthousiasme partagé, d’exaltation commune, que les pièces confuses d’un monde souvent insaisissable, parfois incompréhensible, trouveront chacune leur place, donnant naissance à un sens nouveau, où tout semble s’expliquer : c’est une épiphanie de sens permettant à ces jeunes d’être finalement acteurs de leur propre vie, producteurs de leur quotidien, dans un processus de subjectivation où l’individuel se fonde dans le collectif.

Jouissance sacrée

La plupart des personnes impliquées dans le groupe n’ont pas connu de pratique religieuse constante durant leur vie. Qu’ils soient convertis ou ré-islamisés, la quasi-totalité de ces jeunes n’a commencé à pratiquer l’islam qu’un ou deux ans, voire quelques mois, avant leur entrée dans le groupe et leur radicalisation. Il s’agit de jeunes qui étaient généralement ignorants de l’islam, à l’instar de leur dirigeant religieux, Anas, qui, selon les mots du recteur de la Grande Mosquée de Cannes, n’était autre qu’un « ignorant de la religion ». À partir de leurs connaissances dérivées ­d’Internet, ces jeunes opèrent une critique profonde de l’islam des pères, de l’islam des mosquées, incapable de répondre à leurs besoins. On assiste ainsi à une «  réinvention  » de la religion visant à «  plier  » l’islam et la pratique religieuse à leurs exigences, selon une logique instrumentale, comme le résument ces mots d’un jeune converti : « Pour moi, la religion, c’est prendre ce qui nous convient et refuser ce qui ne nous convient pas. » Ainsi, à titre d’exemple, le vol, une pratique «  normale  » dans la vie de la plupart des accusés, assume une légitimité «  islamique  » grâce à une fatwa, évidemment trouvée sur Internet, sur « la dépossession des richesses des mécréants », selon laquelle « plutôt que les musulmans défendent le djihad de leurs propres poches, ils doivent le financer par les poches de leurs ennemis ». Le vol à l’encontre des mécréants y étant défini comme « la plus importante forme de revenula forme la plus pure de revenu », ces jeunes poursuivent ainsi l’activité délinquante tout en la justifiant religieusement.

On retrouve la même démarche par rapport au mariage religieux, une pratique récurrente pour un nombre important des membres du groupe, qui se sont souvent mariés avec une fille qu’ils ne connaissaient pas, parfois même absente lors de la cérémonie, connue à travers le réseau d’amis ou sur Internet. Ceux qui sont partis en Syrie se sont mariés avec des femmes négociées sur place avec des hommes de la famille, vite abandonnées, enceintes ou avec des enfants, qu’ils n’ont pas pris le temps de connaître, pris dans leur mouvement, les arrivées et les départs, et le changement rapide de leur volonté, expression d’un désir individualisé. Cette dimension émerge clairement dans le cas d’un jeune converti du bouddhisme qui traverse la France dans la recherche obsessionnelle d’une femme à marier, mais qu’il répudie quelques jours seulement après le nikah, la consommation du mariage religieux, « parce qu’[il n’a] plus envie d’elle ». Dans ce cas, la famille se présente comme une finalité même de l’engagement radical. Pour certains de ces jeunes, la répudiation devient une pratique normale, usuelle, un prêt-à-porter teint de religieux qui permet de se marier, d’avoir des rapports sexuels dans le cadre d’une supposée légalité islamique et ensuite de changer d’avis, sans aucune obligation particulière, s’affranchissant ainsi de toute obligation imposée par la tradition ou le cadre familial. Cette interprétation du mariage «  religieux  », qui puise néanmoins dans une forme de traditionalisme, se présente comme une modalité de satisfaction d’un désir subjectif, de l’expression de ce que Farhad Khosrokhavar appelle une « nouvelle forme de subjectivité hypernarcissique [11] ». Il faut souligner que les femmes ne sont pas des actrices passives de cette reformulation des règles et des pratiques religieuses, même si elles sont sous la menace constante de la répudiation ou contraintes à accepter la polygamie, comme dans le cas de la femme d’un des jeunes morts en Syrie, sans compter les enfants, destinés à grandir orphelins.

Qu’ils soient convertis ou ré-islamisés, ces jeunes relatent une rupture nette entre « un avant et un après le retour à l’islam ». De leurs récits, comme des témoignages de leurs familles, y compris celles qui s’étaient opposées à la conversion de leur fils, émerge clairement la fonction rassurante et structurante de la religion. Tous les témoignages vont dans ce sens, comme celui d’un jeune converti d’origine congolaise, qui explique que « ce que m’a donné l’islam était, en plus de la stabilité, la possibilité de sortir de toutes ces choses, comme les armes, la drogue, etc. », tandis qu’un ami de longue date d’un autre jeune converti affirme : « J’étais content quand il s’est converti, parce qu’il a arrêté les bêtises, il était meilleur », alors qu’avant sa conversion, « il n’était qu’un délinquant de cité ». Ce qui semble caractériser la trajectoire de la plupart de ces jeunes est justement le fait que cette phase structurante par le religieux, qui apaise et éloigne de la délinquance, n’arrive pas à perdurer. Pris dans un mouvement de ruptures successives, de plus en plus tourbillonnantes, ces jeunes traversent la religion sans s’y stabiliser, dans une errance favorisée par les logiques propres au groupe, qui contribuent à accélérer le mouvement de rupture individuelle. À la phase structurante et d’apaisement subjectif semble ainsi succéder une phase de rupture ultérieure, marquée d’abord par une « sacralisation de la pratique criminelle » et ensuite par une « sacralisation de la violence ». La relation entre idéologie et pratique qui en résulte n’est pas du tout linéaire, dans le sens où elle ne répond pas à une logique de cause à effet. Idéologie et pratique se renforcent l’une et l’autre, s’intègrent et s’adaptent selon une logique que l’on peut définir d’opportuniste et de narcissique. L’idée d’être en guerre justifie ainsi le vol, tandis que le vol renforce le cadre de la guerre, tout comme le cadre des normes islamiques «  réinventées  » permet une pratique sexuelle et relationnelle qui ne répond finalement à aucun cadre, sinon au désir et à la jouissance individuelle. Ces jeunes se présentent en définitive comme des figures erratiques, instables, à la recherche d’un lieu, réel ou imaginaire, où se poser, et l’on peut reconnaître chez certains d’entre eux un esprit nomade, traduisant parfois une incapacité à ­s’implanter dans un lieu ainsi qu’à établir des liens stables et ce, également d’un point de vue affectif. C’est dans cette recherche qu’ils sont pris dans un mouvement de plus en plus rapide qui peut les amener à la violence, à la prison, voire à la mort.

 

 

[1] - Même s’ils ont fait la une des journaux, les noms des personnes impliquées dans le procès ont été changés. Dans le cas des convertis, on a parfois utilisé le nom qu’ils avaient choisi lors de leur conversion à l’islam, signe d’une nouvelle identité «  authentiquement musulmane  ».

 

[2] - Suite à cet attentat, les enquêteurs devaient s’apercevoir qu’un groupe hétéroclite de jeunes était en train de préparer de nouveaux attentats en France, en particulier contre des associations juives et des militaires, tandis que certains membres auraient ensuite rejoint des groupes djihadistes en Syrie. Parmi eux, on observe également le premier cas d’un retour de Syrie visant à commettre un attentat en France, probablement lors du carnaval de Nice de 2014.

 

[3] - Marc Sageman, Turning to Political Violence: The Emergence of Terrorism, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2017.

 

[4] - À titre d’exemple, lors de son témoignage, la seconde épouse religieuse d’Anas explique que, pour lui, un Juif était quelqu’un de malsain, qu’il était possible de le tuer sans regret et qu’il n’aimait pas non plus les militaires et, d’une manière plus générale, tout représentant d’une institution publique française. Elle en a conclu sans émotion qu’Anas était finalement mort comme il le souhaitait, en martyr, «  tué par des forces ennemies armées  ».

 

[5] - À propos de la relation entre sport de combat et référentiel viril, voir le rapport dirigé par Xavier Crettiez et Romain Sèze, Saisir les mécanismes de la radicalisation violente. Pour une analyse processuelle et biographique des engagements violents, www.gip-recherche.justice.fr, 2017, p. 77.

 

[6] - Dans plusieurs cas, l’entrée dans le groupe, ainsi que la conversion à l’islam, s’est faite en binôme et, pour six personnes, par fratrie, anticipant ainsi un phénomène qui s’est ensuite avéré très fréquent parmi les personnes radicalisées. Voir Farhad Khosrokhavar, Le Nouveau Jihad en Occident, Paris, Robert Laffont, 2018.

 

[7] - Pour une analyse du «  miracle scientifique du Coran  », je renvoie à mon livre, L’Islam en Italie. Les leaders musulmans entre intégration et séparation, Paris, L’Harmattan, coll. «  Penser le temps présent  », 2014.

 

[8] - Anas était marié religieusement avec deux femmes et en cherchait une troisième tandis qu’il prenait le chemin du martyr. Les deux étaient enceintes et donneront naissance à deux enfants, nés déjà orphelins de père, selon une logique qu’on retrouvera souvent auprès des djihadistes. À ce sujet, voir Olivier Roy, Le Djihad et la mort, Paris, Seuil, 2016.

 

[9] - Voir mon article « Une radicalisation religieuse ? Politique, religion et subjectivité dans les processus de radicalisation », dans Olivia Bui-Xuan (sous la dir. de), La Radicalisation religieuse saisie par le droit, Paris, Institut universitaire Varenne, 2018.

 

[10] - Quatre jeunes du groupe ont eu une expérience dans l’armée française ou ont tenté d’y entrer sans y parvenir. Comme le dit justement Elyamine Settoul, ces jeunes «  en quête d’un environnement affectif et autoritaire  » sont à la recherche «  d’une identité positive dans un univers social structurant ou, tout du moins, d’un cadre normatif valorisant  ». En ce sens, «  les champs militaire et religieux présentent des similitudes  » (E. Settoul, «  Les combattants étrangers de Daech au prisme de la sociologie militaire  », Moyen-Orient, n° 33, janvier-mars 2017).

 

[11] - Farhad Khosrokhavar, cité dans Éric Ciotti et Patrick Mennucci (sous la dir. de), La Surveillance des filières et des individus djihadistes, rapport parlementaire no 2828, 2015, p. 309. En ligne : www.assemblee-nationale.fr.

 

Bartolomeo Conti

Chercheur au Centre d’analyse et d’intervention sociologiques (Cadis) de l’Ehess, il est l’auteur de L’Islam en Italie (L’Harmattan, 2014).

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