Enquête
En caricaturant à peine, on pourrait résumer les positions de l’heure par la formule : « Les nihilistes, ce sont les autres. » En particulier, il arrive que les individus religieux accusent pêle-mêle laïques, athées, agnostiques – confondus dans le même repoussoir – de contribuer directement ou indirectement à l’avènement d’une société nihiliste. Il est vrai que les grandes valeurs modernes (démocratie, liberté, rupture avec le théologico-politique …) ont coïncidé avec la sécularisation, la critique des Lumières, l’avènement de l’indifférence de masse, d’un athéisme souvent élitiste et, en France, d’une laïcité parfois très idéologique. D’où, chez les tenants de cette dernière surtout, la suffisance, fréquente, de ceux qui vont dans le sens du progrès et de l’histoire. Mais d’une part, ce qui a été (partiellement) vrai en Europe – la coïncidence entre « sortie de la religion » et liberté démocratique – ne l’a pas été partout (qu’on pense aux États-Unis, mais aussi à d’autres nations hors Europe), et c’est bien le problème à l’heure de la mondialisation. Et d’autre part, les formes d’épuisement de la démocratie et de la liberté sont manifestes, en Europe notamment, et suscitent de multiples malaises politiques.
Une rupture de société ?
Patrick Royannais, théologien catholique, constate que « le culte du progrès a fait long feu, comme toutes les transcendances, car le progrès lui-même, avec les Lumières, est une des idéologies nihilistes … ». Mais, l’internet aidant, les évidences et les certitudes nihilistes, avec leurs conséquences sociales et culturelles, se mondialisent. Le partage entre « nihilismes modernes du Nord » et « traditions de sens maintenues au Sud » doit donc lui aussi être désormais relativisé. Même si l’ouverture aux espaces inconnus et à la mémoire du passé est une nécessité absolue, le recours à des sagesses importées d’ailleurs et le retour à celles du passé pour donner sens au présent se révéleraient une illusion s’ils n’étaient pas au service du « seul impératif qui demeure », qui est toujours celui de vivre, d’inventer encore la vie, de la libérer de ses aliénations sans cesse renaissantes.
Patrick Royannais – Le nihilisme est la culture de la majorité, ou du moins, la culture dominante, celle qui impose ses règles, celle de l’homme rabougri (qui peut être un puissant). Le nihilisme, c’est la vulgate consensuelle qui dicte les évidences et dénonce comme histrion ou révolutionnaire celui qui aurait l’audace de les questionner. Défendue ou contestée, cette vulgate est communément acceptée. La renverser, au sens de l’inverser, c’est encore l’accepter en remplaçant un discours unitaire par un autre.
Où se logent les discours de l’assurance, ceux qui ferment l’horizon à coup d’assertions ou d’abstention, sans même avoir pris le temps d’entendre que l’homme était question, pour ne pas reconnaître que l’homme est question ? Qu’est-ce qui empêche la vie ? Les réponses varient selon les perspectives, les idéologies. Peut-il en aller autrement quand le savoir absolu est une illusion, une fumisterie, une tromperie mortelle ?
Les périodes de changement de cultures ou de civilisations, de « rupture de société », exacerbent sans aucun doute le nihilisme. La mondialisation, culturelle, économique, migratoire, idéologique, etc., est un bouleversement qui n’est plus appréhendé à travers les seules délocalisations. Ce n’est plus entre la France et l’Espagne, comme au xviie siècle, pour les quelques personnes qui franchissaient les Pyrénées ou rencontraient des étrangers, que la vérité est changeante. Aujourd’hui, les rencontres se sont multipliées de façon exponentielle, notamment grâce à l’internet, et pas seulement en deçà et au-delà des Pyrénées, mais entre une infinité de civilisations très différentes. En outre, la prétendue supériorité de la culture occidentale est rangée au rang des idéologies racistes, de sorte qu’aucune hiérarchisation des cultures ne protège de leur relativisation.
Lorsque le monde se trouve en face de défis jusqu’alors ignorés, on préfère s’en tenir à ce que l’on connaissait déjà, à la vérité qui est forcément « de toujours » ; réflexe de peur devant une identité perdue. On perçoit cela dans tous les pays, qu’ils soient riches ou pauvres, industrialisés ou non. À Madagascar comme en France, les affres que traversent les sociétés sont imputées aux étrangers : importation d’un Occident débauché pour les uns, règne du relativisme généralisé et des flux migratoires pour les autres.
Le culte du progrès a fait long feu, comme toutes les transcendances, car le progrès lui-même, avec les Lumières, est une des idéologies nihilistes, une des perspectives que l’on prenait pour absolue. La nouveauté n’a de quoi susciter ni enthousiasme béat ni nostalgie chagrine. Le seul impératif qui demeure est celui de vivre, d’inventer la vie, de la libérer.
Que Dieu et les religions soient nihilistes aux yeux de Nietzsche ne fait aucun doute. Mais il ne suffit pas d’avoir tué Dieu pour vivre et être libre.
Rien n’indique que l’homme cessera d’être animé par « la volonté de croyance », c’est-à-dire par le besoin de se donner des idoles, des certitudes inébranlables, des points d’appui fermes pour porter et supporter l’existence1.
La société contemporaine est tout aussi religieuse que les précédentes, d’un religieux sauvage, hors des institutions souvent, d’autant plus terrible. Les sociétés religieuses sans Dieu continuent à être orientées par des certitudes qui sont autant de « nords », dont le moindre n’est pas la doxa néolibérale à laquelle on fournit chaque jour son lot de sacrifices humains, dans les pays pauvres mais aussi dans les pays riches, où l’on peut fermer une entreprise rentable en ignorant la casse humaine, uniquement parce qu’elle ne rapporte pas assez. La destruction de l’humain est nihilisme.
L’aphorisme 125 du Gai Savoir (celui de la mort de Dieu) montre comment ceux qui ont tué Dieu continuent de croire au sens alors qu’ils ont effacé l’horizon, détaché ce monde du sens. Le prophète arrive trop tôt. Il arrivera toujours trop tôt. Les candidats aux discours de substitution, les crypto-religions athées, intégristes ou fondamentalistes, sont légion. La pensée de Nietzsche est une destitution des idoles quelles qu’elles soient. C’est pour cela qu’elle ne peut être qu’intempestive.
On peut détester a priori l’idée même de vérité et, parmi toutes les vérités, celle des religions, avec son cortège d’assurance, de certitude et en fin de compte, inéluctablement, d’ignorance volontaire de la vérité d’autrui et de tentative pour l’éliminer dès lors qu’on la connaît et qu’elle apparaît comme une rivale. Donc ses conséquences de violence. C’est bien pour cela après tout, pour sa violence mortifère, que la religion paraît si insupportable, « nihiliste » finalement, à nos contemporains pour qui, peu ou prou, la paix prend place parmi les vertus les plus désirables de ce temps. Néanmoins, il reste une difficulté, on le sent bien, autour de l’idée de « vérité ». D’un côté, elle apparaît caduque, ou archaïque : il n’y a que des vérités multiples, plurielles. Mais d’autre part, quand le nihilisme s’identifie pratiquement au « relativisme » ou à l’indifférence générale, la question de la vérité se repose. Elle ne retrouve pas seulement une pertinence : elle a le mérite de déranger le conformisme et les assurances paradoxales d’une installation tranquille dans la relativité générale … qui tourne en rond dès lors qu’elle devrait aussi se relativiser elle-même – alors qu’il faut pourtant vivre, exprimer des convictions … Au-delà de la renaissance religieuse, selon des formes certes inattendues et contestables, on pourrait comprendre ainsi l’intérêt d’intellectuels français quand le pape Benoît XVI, au début de son pontificat, a relancé la question de la vérité à travers l’insistance sur la raison dans la foi. Sous la forme d’une parabole humoristique tirée de la tradition bénédictine (celle de saint Benoît de Nursie), Denis Moreau exprime ce que peut être l’« inquiétude » d’un philosophe ou d’un intellectuel « gyrovago -sarabaïte » au temps du relativisme.
Denis Moreau – Si le thème de ce numéro d’Esprit invite à penser que certains, ou beaucoup, sont des nihilistes, on peut concevoir que ceux qui sont ainsi désignés en soient agacés, puisque le terme est désormais lesté d’une solide connotation péjorative et utilisé surtout par des gens pas très drôles sur l’air chagrin du c’était mieux avant. « Nihilisme » apparaît en outre comme une catégorie fourre-tout, dans le meilleur des cas commode pour désigner pêle-mêle les maux réels ou supposés de l’époque : « crise du sens », « perte des repères », « aquoibonisme » généralisé, frénésie consumériste, « individualisme » hypertrophié en « narcissisme », grosse fatigue postmoderne, morosité voire désespérance globales, etc. Enfin, si par « nihilisme » on entend, de façon rigoureuse, la doctrine de ceux qui « ne croient (plus) en rien » ou « ne veulent (plus) rien », il faut convenir que la quasi-totalité de nos contemporains ne le sont pas, nihilistes : ils font des projets, fondent des familles, défendent des idées, en critiquent d’autres, etc. Et c’est tant mieux. J’avouerai d’ailleurs – sans ironie aucune – qu’en un sens je les admire : pour de présumés nihilistes, ils se sortent plutôt bien des ornières et complications de l’existence, et leurs vies ont, parfois, belle allure.
Si l’on considère malgré tout que le mot « nihilisme » exprime quelque chose d’un malaise persistant de la contemporanéité, on peut le préciser, par deux opérations complémentaires.
1) Substituer à la catégorie de « nihilisme » celle de « relativisme » (ou considérer que le relativisme est l’espèce actuellement dominante du genre « nihilisme »). Par relativisme, j’entends la thèse qui estime que rien (sauf, peut-être – et encore – les énoncés des sciences dites « dures ») n’est vrai toujours et partout, que chaque affirmation est relative au contexte où elle a été formulée, que tout est ainsi affaire de « point de vue », ces points de vue étant par essence variés et variables, aussi bien à l’échelle de l’Histoire universelle qu’au fil des petites histoires de nos vies. Théoriquement parlant, ce relativisme se fonde donc sur une position de type sceptique.
2) Décrire cette forme actuelle du nihilisme à l’aide du chapitre 1 de la Règle que Benoît de Nursie (circ. 480-547) rédigea pour organiser la vie monastique. Benoît distingue quatre types de moines, dont les sarabaïtes qui vivent en petits groupes désorganisés, « suivant toujours leur époque », « ayant pour loi le plaisir de leur convoitise », « appelant “bien” tout ce qu’ils pensent ou préfèrent, et estimant illicite tout ce qui leur déplaît » ; et les gyrovagues, qui changent sans cesse de lieu, « toujours errants et jamais stables ». En ce début de xxie siècle, nous, enfants de l’Occident et du capitalisme mondialisé, ne sommes-nous pas précisément devenus, dans des proportions et à des degrés divers, de façon plus ou moins consciente et consentante, des gyrovago-sarabaïtes ? Ondoyants et fluidifiés, c’est-à-dire désorientés, à l’affût des derniers styles et concepts (le gender !) et soucieux de nous y conformer, éparpillés en microcommunautés qui s’effilochent à peine constituées, écartelés par des désirs concurrents sinon contradictoires, ricochant de désirs en plaisirs, d’achats en crédits, de coups de cœur en déceptions, de mariages en ruptures, de moment d’euphorie en accès de déprime, jamais vraiment contents (we can’t get no satisfaction) et toujours inquiets – au sens étymologique : in-quietudo, absence de repos, difficulté à se (re)poser, incapacité à tenir en place – travaillés par ce gigotage permanent qu’exige l’extrême mobilité désormais érigée, ou imposée, en mode de vie.
Chacun décidera s’il se reconnaît dans ce portrait du nihiliste moderne en relativiste gyrovago-sarabaïte (désormais : Rgs). Quant à moi je confesse que je m’y retrouve, en partie au moins, et que je n’en suis point trop fier.
Judaïsme et nihilisme
À quel point les religions contribuent-elles elles-mêmes, par leurs Écritures, leurs traditions et leurs doctrines, et les réinterprétations qu’elles en font, à l’esprit nihiliste ? Nietzsche a fait le procès radical du christianisme à travers la généalogie de la morale, mais selon Paul Valadier2, d’une part, cette critique est devenue en partie inactuelle et, d’autre part, elle portait bien au-delà de la seule morale chrétienne. Comme l’a montré naguère Yirmyahu Yovel3, sur le judaïsme les jugements de Nietzsche ne recoupent pas ni ne confirment les imprécations contre le christianisme et ses fondateurs, Paul et/ou Jésus. Une raison essentielle de cette différence de traitement tient peut-être à une qualité propre à la tradition biblique : sa diversité de thèmes et de genres littéraires, mais aussi la présence de textes radicaux, radicalement interrogatifs et rebelles à toute doxa théologique. Ils introduisent dans la Révélation même de Dieu une rupture ou une cassure de sa pure « positivité », un élément négatif qui tôt ou tard interroge, voire tourmente, la croyance au « Dieu bon » : c’est la question de la théodicée, ou de l’absence de justice, posée dans toute son ampleur par le livre de Job. Mais Ami Bouganim a plutôt rouvert, à propos de la question du nihilisme, l’autre livre surprenant de la Bible : Qohélet, ou l’Ecclésiaste. L’absence de sens y est décrite phénoménologiquement avec un réalisme qui n’a rien à envier ni aux vieux pyrrhoniens fustigés par Pascal ni aux sceptiques désenchantés d’aujourd’hui, qui se contentent d’une vie où les plaisirs de la table sont bien assurés (comme les télés et leurs multiples émissions de cuisine l’ont bien compris) :
Voici ce que j’ai vu, moi : ce qui convient le mieux à l’homme, c’est de manger et de boire et de goûter le bonheur dans toute la peine dont il peine sous le soleil, durant le nombre des jours que Dieu lui donne, car telle est sa part.
Mais un tel comportement est-il conséquence ou cause d’une vie « absurde » ? Ami Bouganim suggère une voie inédite, qu’il appelle un « nihilisme dessillé » et qui a des analogies avec celle de Camus :
Continuer de chercher [Dieu] et de l’invoquer même quand l’on est convaincu qu’il n’existe pas […] pour donner un semblant protocolaire à la vie.
Ami Bouganim – D’un côté l’Ecclésiaste, de l’autre le Livre de Job. De-ci l’absence de sens, de-là l’absence de justice. Dans les deux cas, un Dieu plutôt mièvre, pour ne pas dire absent. Entre ces deux rouleaux, nous trouvons les vaticinations, les attaques et les idéaux des Prophètes. Le Talmud aussi, avec ses dires déliés. La kabbale avec ses cosmogonies sidérantes, où l’on balance entre l’être et le néant. L’Ecclésiaste est un manifeste du nihilisme davantage que de l’absurde, quoique les deux notions s’imbriquent l’une dans l’autre, le nihilisme – métaphysique s’entend – découlant logiquement de l’absurde d’une condition humaine impossible et désespérante. Deci les maîtres taoïstes et leurs connaisseurs, de-là Kierkegaard et la pléthore des théologiens qui s’inscrivent dans son sillage. Yeshayahou Leibowitz, grand maître positiviste, faisait de l’Ecclésiaste le « rouleau du grand examen de conscience ».
L’Ecclésiaste propose un diagnostic si prosaïque et laconique qu’il bascule en effet volontiers dans le nihilisme. Il relève le caractère immuable du monde. Les mêmes levers et couchers du soleil. Le roulis des jours qui se suivent et se ressemblent. L’absence de toute nouveauté sous le soleil malgré la relève incessante des générations. On assiste à sa propre dégradation : « Tout provient de la poussière, tout retourne à la poussière. » L’Ecclésiaste constate encore la contingence de toute chose. On ne maîtrise pas plus son destin qu’un animal : « La supériorité de l’homme sur la bête est nulle. » Le plus lancinant est l’absence de justice : « Il y a un juste qui périt dans sa justice, et tel méchant qui prolonge (son existence) dans sa méchanceté. » Ces observations recouvrent, pour reprendre plus d’un sage talmudique, le constat qui articule toute théodicée : « Il n’y a ni jugement ni juge, toute limite est levée » (Lévitique Rabba XXVIII, § 1). Plus directement, plus lucidement, Kafka s’interroge : « Où sont les lois du monde et toute la police du Ciel4 ? » Bien sûr, l’Ecclésiaste souligne le caractère irrémédiable de la mort, dont Camus dit qu’elle représente le « suprême abus ». Rien ne lève sa menace ; rien ne répare sa ruine. L’Ecclésiaste prend le contre-pied de la position communément reçue : plutôt le néant que l’être :
Moi, je déclare les morts plus heureux d’être déjà morts que les vivants d’être encore vivants. Mais mieux encore que les uns et les autres celui qui n’a pas encore existé et qui n’a pas vu l’œuvre mauvaise qui se fait sous le soleil.
L’homme se remarque par son in-satiété. Il ne meurt pas rassasié. Ni de jours ni de richesses. Ni du spectacle du monde ni de l’écoute de ses crissements et de ses mélodies. Ni content de sa postérité, assimilée pour reprendre Camus, à « une éternité provisoire5 », ni soulagé par ses héritiers. Rien ne garantit la conservation de ce qu’il a accumulé. Pour reprendre Walter Benjamin, on ne sera pas cité, ni parmi les vaincus ni parmi les vainqueurs. On reste avec le manège du vent qui poursuit son mirage dans le non-sens ambiant6. Le vent est symbole et métaphore de l’absurde. Il recouvre un mystère. On ne sait quand ni pourquoi il se lève ; on ne sait quand ni pourquoi il se calme. Il est tour à tour calme et véhément ; sage et insensé. On serait sans cesse ballotté entre deux pôles. D’un côté, le vertige devant l’absurde d’une condition insensée ; de l’autre, les tentatives de le contenir par la sagesse. L’Ecclésiaste était sage et insensé comme Sisyphe était sage et brigand.
L’Ecclésiaste est l’anti-prophète par excellence. Il est bouleversé par le retour inexorable – éternel ? – des choses. Par l’imperturbabilité cosmique aussi. Il n’est ni révolté ni révolutionnaire. Il ne se retourne pas en arrière ; il ne se projette pas dans l’avenir. Il ne s’encombre pas de son prochain. L’Ecclésiaste ne cède pas à l’exaltation d’on ne sait quel surhomme, que celui-ci se présente comme la bête blonde de Nietzsche ou l’homme slave de Dostoïevski. Il est seul, et il s’accommode de sa solitude. Il n’est pas de bonne vie, il n’est de vie que telle qu’elle se présente, et l’on commettrait une faute de goût que de ne pas la vivre. Aussi vit-il le moment selon le moment. Il ne cède pas à l’utopie. Ni Messie ni autre monde. Tout se joue en ce monde. Voire il n’est que ce monde : « J’ai reconnu qu’il n’y a rien de bon pour lui sinon de se réjouir et de faire ce qui est bon pendant sa vie. » Il ne se laisse pas abuser par la sagesse puisqu’il récuse jusqu’aux livres. C’est peut-être paradoxal ; ce l’est sûrement. La veine nihiliste de l’Ecclésiaste ne s’en perpétue pas moins dans le judaïsme, se tressant d’hédonisme, de piétisme … voire d’épicurisme. Leur servant peut-être de soubassement. Le midrash le plus éloquent, le dernier sinon le premier, celui que l’on prononce sur la tombe ouverte d’un mort, déclare :
Médite trois choses, et tu échapperas au péché : Sache d’où tu viens, où tu vas, et devant qui tu es appelé à rendre des comptes : D’où viens-tu ? – D’une goutte malodorante. Où vas-tu ? – À la poussière, aux vers et à la pourriture. Devant qui es-tu amené à rendre des comptes ? – Devant le Roi suprême, le Roi des rois, le Saint, béni soit-il.
L’Ecclésiaste ne bascule pas pour autant dans le nihilisme négateur – le dire non à toute chose – ni dans le nihilisme affirmateur – le dire oui à toute chose comme dans le gam zo lé-tova7 (« cela aussi est pour le mieux ») talmudique, le tout est bien de Kirilov dans les Démons8 ou l’amor fati nietschéen : « Ne rien vouloir d’autre que ce qui est, ni devant soi, ni derrière soi, ni dans les siècles des siècles. » Il ne sacrifie rien. Ni sa postérité à l’instar d’Abraham ni son être à l’instar de Job. Il n’exerce pas de violence. Ni contre lui-même ni contre les autres. Il se laisse bercer par la vie et en reste à un doux nihilisme sur lequel planerait Dieu. Des bâtisses, des palais, des parcs. Des esclaves. Des richesses. Des arts. Des femmes : « Je n’ai refusé aucune joie à mon cœur. » Tout est peut-être « dans la main de Dieu ». Or ce Dieu se propose comme le Hasard qui réserverait indistinctement le même sort – arbitraire – à tous plutôt que comme une Providence protectrice : « Tout arrive également à tous : même sort pour le juste et pour le méchant, pour celui qui est bon et pur et pour celui qui est impur. »
L’inclusion de l’Ecclésiaste dans le canon biblique intrigue quant aux motivations des sages. Peut-être n’envisageaient-ils d’autre héroïsme que de soutenir le désarroi métaphysique, d’assumer le nihilisme, de s’extasier devant l’ordonnancement infini de l’univers et sa complexité infinitésimale, de montrer la plus grande noblesse morale, de célébrer le miracle de sa présence et de prier Dieu. De prendre son loisir à poétiser avec Heidegger ou prêcher avec Levinas aussi. Dans tous les cas, il ne serait de sens que dans le dépassement du nihilisme. Mais on ne peut l’éviter, on doit passer par lui pour accéder à une divinité transcendant les calculs, les intérêts … voire le sens et le non-sens. Souvent, Dieu ne serait pas moins absurde et ne pointerait pas moins le néant. Coléreux sinon haineux comme dans la Bible. Inconséquent comme dans Job. Inhumain comme dans nombre de passages du Talmud, où il ne trouve rien à rétorquer aux reproches des sages que : « Ferme-la, c’est ce qui m’est venu à l’esprit9 ! » Il est peut-être une manière d’invoquer Dieu sur le mode du rien : Dieu au (en ?) lieu de Rien ; Dieu au-delà de Rien ; Dieu plutôt que Rien. Sans saut. Sans pathos. Sans voltige. Les derniers versets qui concluent l’Ecclésiaste sont sûrement un ajout. Peut-être ne s’entendait-on qu’à un Dieu plaqué sur le vide ou, pour reprendre Rabbi Nahman de Bratslav, sur la « grande béance10 ». En l’occurrence par la halakha, qui balise les voies du Juif en ce monde. Sinon, tout le reste n’est que variations métaphysiques, prédications morales, prêches religieux, prescriptions pseudo-médicales, enluminures spirituelles. Dans le meilleur des cas.
Considérer le judaïsme en disciple de l’Ecclésiaste, c’est considérer Dieu comme une illusion vitale, que l’on doit soutenir si l’on ne veut pas perdre une valeur garantissant les valeurs et les laisser se décomposer dans tous les sens. On continue de le chercher et de l’invoquer même quand l’on est convaincu qu’il n’existe pas. Par désir de sens, qu’il soit sublimé ou non ; parce qu’il cligne dans le miracle de notre présence ; pour donner un semblant protocolaire à la vie. Dans l’invocation judaïque du nom de Dieu résonnent à la fois la vanité de l’existence et le souci d’en maîtriser la béance. Il réside dans son invocation et l’on doit l’invoquer de tous ses sens, ses entrailles et ses raisons pour s’insinuer en lui et l’incarner. Il arrive que cette invocation prenne des harmoniques anarchistes. Or l’anarchie pour les plus dessillés requiert une pédagogie pour les masses – une théologie. Si Dieu ne rachète pas de la mort – ne ressuscite pas –, il n’est aucun besoin de lui ; si la religion ne console pas – ne promet pas un monde à venir –, il n’est aucun besoin d’elle. L’homme ne se résout pas au néant de sa mort, il a besoin de postuler un au-delà. Il a besoin de s’inscrire dans le dessein d’une éternité pour endurer sa précarité et son caractère éphémère. Il doit s’en remettre à une mémoire qui conserverait le souvenir de son passage en ce monde. Or l’histoire ne convainc plus ; la postérité généalogique non plus ; les monuments encore moins ; les œuvres ne séduisent plus autant. Seul Dieu conserverait encore le souvenir de notre âme parce qu’il serait son créateur et qu’il la récupérerait à la mort. Peut-être le dogme des dogmes. On est acculé à Dieu et l’on se retrouve avec un Doute en guise de Dieu, qu’on convertirait ou non en foi, porteuse de réconfort, de consolation et, dans les cas extrêmes, de tourment, d’inquisition, de persécution et de terreur. Un paradoxe aussi, provenant du néant qui persiste à coller à lui et grince dans son silence, son absence et son impuissance – paradoxe, pour reprendre Camus, « d’un Dieu tout-puissant et malfaisant ou bienfaisant et stérile11 ». Car dire de Dieu qu’il est invisible, irreprésentable et inconnaissable, c’est persister à le nimber du néant auquel son silence ramène … toute chose.
C’est parce que l’homme désespère de la vie et de la mort, du sens et du non-sens, des cieux et de la terre – qu’il n’est rien à quoi s’accrocher – qu’il mise sur Dieu. C’est le premier et le dernier mot du sens. Il est un antidote contre la déréliction. Il brise les chaînes de la nécessité. Il reconnaît l’inconnu qui perce dans la contingence. Il permet une trouée vers le ciel. Dieu est le nom que l’homme donne au sens de sa vie et que les religions invoquent pour réunir les hommes dans le culte d’une même nomination. On peut bien sûr concevoir de mener une vie qui s’en tiendrait à l’absurde sans avoir le nom de Dieu aux lèvres, balançant entre l’enthousiasme de dire oui et l’accablement de dire non. Se résoudre à une vie maniaco-dépressive qui serait la marque la plus distinctive de l’homme post-divin : « Nier d’un côté et exalter de l’autre, déclare Camus, c’est la voie qui s’ouvre au créateur absurde. » Il précise aussitôt : « Il doit donner au vide ses couleurs12. » Or ces couleurs sont de guerre et de paix, de haine et d’amour, de noir et de bleu. Chacun aurait les siennes selon qu’il s’inscrit dans une tradition religieuse ou se pose en créateur de ses propres couleurs. Le nihilisme n’est ni un cachet de vérité ni de mensonge. Ni une garantie de bonheur ni de malheur. C’est le lot de l’homme en exil hors de sa condition animale, voire de l’homme comme créature. On reconnaît volontiers avec Camus : « Il y a ainsi un bonheur métaphysique à soutenir l’absurdité du monde13. »
Au fond, on le sent bien : le scepticisme doux-amer de l’Ecclésiaste, dont le livre fait partie du genre « sapientiel », peut ouvrir à de multiples voies de sagesse, au Carpe diem hédoniste et souriant d’Horace autant qu’au nostalgique Fugit, fugit irreparabile tempus de Virgile, deux poètes latins du ier siècle avant J.-C. (donc, somme toute, pas si éloignés dans le temps de Qohélet, l’auteur de l’Ecclésiaste, qu’on date de la fin du iiie siècle avant notre ère). A-t-il contribué aussi à l’explosion de réactions extrêmes dans l’histoire longue du judaïsme, jusqu’à l’autodestruction ? A priori, dans l’épisode extraordinaire du faux messie Sabbataï Tsvi, qui se convertit à l’islam, et de son successeur Jakob Frank, prédicateur d’un antinomisme radical, dont Daniel Lindenberg rappelle les traits et les conséquences principales, c’est plutôt un messianisme exacerbé jusqu’à se retourner en son contraire qui a joué le rôle principal. On notera que, comme Ami Bouganim à propos de l’Ecclésiaste, c’est l’Homme révolté de Camus qu’il évoque pour ces « nihilistes » et « anarchistes » avant l’heure. On n’y prête pas assez attention dans une époque où l’on n’attend plus de fin collective et où la fin personnelle devrait être hâtée, en cas de besoin, grâce à l’aide compatissante des proches et de la médecine : la composante eschatologique ou apocalyptique des religions, avec le sentiment d’une épée de Damoclès suspendue sur l’histoire mauvaise mais aussi d’un salut imminent et d’une rédemption radicale toujours possible, reste omniprésente aujourd’hui pour quiconque sait la décrypter. Y compris et même dans des manifestations pacifiques, mais quantitativement impressionnantes, pour la famille « avec un père et une mère ». Il serait évidemment absurde de ranger indistinctement sous la rubrique du nihilisme ces événements de notre présent (sauf à y inclure tous leurs acteurs, donc aussi ceux qui se voient en hérauts des Lumières), mais il convient de discerner mieux les causes, les enjeux et les effets, et parfois les intérêts obscurs que recouvre le discours du Bien.
Daniel Lindenberg – Le nihilisme se décline, nul ne l’ignore, de multiples façons. Toutes ne se réduisent pas à cette fascination quasi pathologique du Néant ou de la Mort qui conduit, poussée à l’extrême, au suicide ou à l’émasculation volontaire. On peut « vouloir le rien », pour reprendre les termes du célèbre aphorisme nietzschéen, dans une tout autre perspective. Celle-là même qu’ont illustrée ceux qui affirment qu’un monde nouveau ne pourra naître que de la destruction du monde présent, parce que ce dernier est intégralement mauvais et inamendable. On aura reconnu un thème essentiel de la gnose éternelle. Mais la conclusion est radicalement différente. On entre ici dans une dialectique destruction/reconstruction, bien illustrée par Bakounine, lorsque le père de l’anarchisme déclare : « L’œuvre de détruire est une œuvre de création. » Citer Bakounine nous plonge immédiatement dans le monde sulfureux de ce nihilisme russe qui nous a légué le mot dans son sens politique moderne, jusqu’à Albert Camus. Mais ce livre admirable qu’est l’Homme révolté ne s’intéresse qu’à la filière proprement slave. Il ignore la source juive qui, tel un volcan réveillé, connaît depuis le milieu du xviie siècle des éruptions messianiques qui vont non seulement former de nouvelles identités post-talmudiques, mais contribuer au grand fleuve de la gnose révolutionnaire moderne.
À la décharge de Camus, il n’est pas le seul, au moins jusqu’à l’introduction en France de l’œuvre de Gershom Scholem (1897-1982), à faire cette impasse. Ce dernier, historien mondialement reconnu de la kabbale, a introduit le concept capital de « rédemption par le péché », en particulier par le biais de sa biographie de Sabbataï Tsvi (1626-1676), le « faux messie » de Smyrne qui plongea le judaïsme dans une crise dont il n’est toujours pas sorti à ce jour. Il s’est également intéressé à son successeur, Jakob Frank (1726-1791). Mais qui connaît ces figures spirituelles et politiques de premier plan ? Peu de monde en vérité en dehors d’un cercle étroit d’aficionados, spécialistes du messianisme juif ou simples amateurs d’une histoire souterraine des religions. Pourtant, Jakob Frank a été jugé par Gershom Scholem assez significatif pour qu’il revienne à plusieurs reprises sur une biographie à vrai dire hors du commun.
Le célèbre historien israélien le présente ainsi lors d’une conférence prononcée à la fin de sa vie à l’École des hautes études en sciences sociales (Ehess), à l’initiative de François Furet :
Dans plusieurs études, j’ai analysé la métamorphose du messianisme hérétique, professé par les adhérents du messie kabbalistique Sabbataï Tsvi, en un nihilisme [souligné par moi] religieux au xviiie siècle. Ce développement a pris place dans le mouvement « underground » connu sous le nom du frankisme, d’après son prophète Jacob Frank (1726-1791), dont l’activité s’est située dans la deuxième moitié du xviiie siècle, surtout en Pologne et en Autriche, à la veille de la Révolution française14.
Jacob Frank était issu de cette plèbe qui n’avait pu se livrer à l’étude talmudique, et pour cela il fut considéré par l’aristocratie rabbinique comme un « ignorant ». Or Frank, loin d’en rougir, se targuera de cette ignorance et voudra, beaucoup plus brutalement que ne l’avait fait Sabbataï, renverser les institutions du judaïsme traditionnel. Il accentue deux traits qui étaient présents chez Sabbataï : l’abrogation de la Loi (ou « antinomisme ») et l’aspiration à une « libération » ici et maintenant. Frank voudra un État juif (en Pologne !) et une armée juive. Il finira par saluer la Révolution française, à laquelle certains de ses disciples prendront une part active, ainsi Moses Dobruska, devenu Junius Frey à travers ses affiliations maçonniques en Autriche.
L’aventure de Frank a été suivie avec passion à travers toute l’Europe. Certains spécialistes voient en ce « faux Messie » le modèle de « Spiegelberg » dans les Brigands de Schiller. Après 1820, nombre d’ex-frankistes abandonneront leurs croyances et leurs organisations secrètes pour se fondre dans l’élite polonaise (voir le cas probable de la mère du grand poète national Adam Mickiewicz, et peut-être même de son père, selon certaines sources). Ils révéleront ainsi que, poussée à ses plus extrêmes conséquences, la logique de tout ce chambardement peut être la sortie, non seulement du judaïsme normatif, mais de toute religion révélée, l’athéisme en somme.
Cependant, d’autres rejoindront les deux mouvements qui, quoique engagés dans une rivalité féroce, ont eu pour conséquence commune de continuer à saper les fondements de la société ashkénaze traditionnelle. Qu’il s’agisse du hassidisme, qui substitue à l’autorité rabbinique celle d’un thaumaturge charismatique (le rebbe) ou de l’intellectuel occidentalisé (dit Maskil, c’est-à-dire partisan des Lumières, Haskala en hébreu) qui se donne pour mission de répandre la « Civilisation » dans le shtetl (bourgade juive d’Europe orientale), on est toujours dans les conséquences de la prédication messianique de Sabbataï, qui met en péril la vieille confiance en la Loi salvatrice. À propos du hassidisme, on parlera de « neutralisation du messianisme », sans oublier cependant qu’elle a eu des ratés importants. Jusqu’où peut aller le refus des compromis auquel consentait le mainstream du mouvement hassidique, c’est ce que nous apprend la biographie de Menahem Mendel Morgenstern, dit le rebbe de Kotzk15. Ce dernier poussera le ferment « nihiliste » et antinomiste du hassidisme dans ses derniers retranchements. Il n’est pas impossible qu’il ait grandi dans un milieu où les échos du frankisme étaient encore très audibles, comme c’est avéré pour d’autres leaders hassidiques. Il est sûr en tout cas qu’il abhorrait toute idolâtrie mécanique de la Loi ou de lui-même, sans craindre de scandaliser. Selon une tradition orale tenace, il aurait même renouvelé un jour le blasphème proféré dans l’Antiquité par un de ses lointains précurseurs : Leit din weleitdayyan ! (« Il n’y a pas de Loi et il n’y a pas de Juge ! »). Même si l’anecdote se révélait controuvée, le parfum de nihilisme autour du « Kotzker » ne fait aucun doute. Il anticipe sur le destin séculier du Yiddishland.
La force du sens et la faiblesse de croire
Et le christianisme actuel ? En s’appuyant sur la signification radicale de la foi et de ce qu’elle engage, Patrick Royannais juge très sévèrement des positions et des évolutions chrétiennes récentes, en particulier dans le catholicisme d’aujourd’hui. Certes, Nietzsche n’a pas raison dans toute sa critique du christianisme : elle était elle-même réactive, située dans un contexte social et familial, aussi celui du luthéranisme allemand de la fin du xixe siècle, pris en tenailles entre libéralisme et piétisme. Pour autant, sa lecture « symptômale » est une leçon qu’on ne devrait pas oublier. Précisément, P. Royannais lit, dans divers syndromes catholiques et protestants actuels, des symptômes de dépression nihiliste, ou d’avancée de la « maladie » nihiliste : sous couvert de succès mondains (la sympathie dont jouit souvent le christianisme, aujourd’hui, dans les classes aisées et dirigeantes) ou religieux (des conquêtes en termes de nombre et de signes visibles), à coup d’affirmations croyantes péremptoires, on espère gagner la partie, se débarrasser finalement de la « mort de Dieu » ou des questions gênantes que suscite la formule. Le barème rigoureux de la foi que P. Royannais met en avant et qui devrait guider l’action du chrétien ne s’oppose pas seulement à la « religion », pour reprendre une opposition classique. Il s’oppose aussi à une foi confondue avec le sens, c’est-à-dire avec l’acquisition d’une force avant tout conçue comme une cuirasse, un bouclier, une arme de combat pour terrasser ses ennemis. La foi est une force, mais au sens paradoxal de Paul : sa faiblesse, « la faiblesse de croire » (Michel de Certeau), pourrait seule échapper au nihilisme de la religion, des valeurs, du sens saturé.
Patrick Royannais – Comme le montre Paul Valadier16, le nihilisme chrétien est l’histoire de l’autosuppression du christianisme. La compréhension que Nietzsche a de la foi n’est sans doute pas pertinente, trop liée à sa biographie (famille pastorale piétiste et ressentiment personnel) et à l’époque. La foi ne se réduit pas à ce que Nietzsche pouvait en dire. Cependant, la critique nietzschéenne n’a pas perdu toute vertu. La religion fournit un terreau favorable à l’idolâtrie. Les Écritures en témoignent en négatif, par leur lutte constante contre l’idole, depuis l’interdit exodique de la représentation du divin jusqu’à la lutte théologico-politique contre les faux dieux auxquels le peuple se prostitue en passant par la dénonciation prophétique des sacrifices reprise par Jésus.
Le nihilisme chrétien réside dans l’identification de la foi au sens. Dans le monde de l’utilité technocratique, affirmer le sens de la foi n’est pas une question d’intelligence de la foi, mais d’efficacité et donc de vérité. Si la foi ne sert à rien, elle est fausse, puisque seul ce qui sert a une valeur17.
Bien que critiques de la société contemporaine, les chrétiens n’en partagent pas moins sa grammaire. Si l’on considère combien, dans les pays occidentaux, le sociogramme chrétien s’est réduit, recrutant majoritairement dans le milieu de l’efficacité technocratique (en finance, commerce, ingénierie, marketing, coaching, etc.), on comprendra cette sorte de crase du sens à l’efficace. Il faut que le christianisme se voie, bien loin d’une spiritualité de l’enfouissement, qui n’est plus intelligible, au point de paraître contraire à l’engagement que la foi requiert ; on pense l’évangélisation comme une affaire de communication ; on adopte des stratégies de réseaux ; on compte sur des gens motivés, efficaces ; on cherche les témoignages sans jamais songer à la faiblesse, cultivant plutôt la tyrannie de l’émotionnel ; on ne veut pas de réflexions subtiles, mais la foi du charbonnier. Il y a du populisme à réclamer des choses simples, et la version catholique de ce christianisme ne jure que par le Catéchisme de l’Église catholique, qui fournit un recueil de vérités bien loin de la théologie. Ces catholiques, très antiprotestants dans la théologie, sont pourtant très proches du pentecôtisme et des born-again dans la manière de se cramponner aux certitudes et de vouloir les imposer à tous.
Cette identification de la foi au sens et du sens à l’efficace conduit la foi à sa mort. Ce n’est évidemment pas ce que souhaitent les chrétiens, et pourtant ! La religion a besoin de voir, depuis le veau d’or, l’utilité de la foi. Même la prière se doit d’être efficace ! Benoît XVI identifiait sans difficulté, et sans démonstration, perte du sens de Dieu et destruction de l’humanité, comme s’il avait fallu attendre la généralisation de l’indifférence religieuse occidentale pour que l’homme soit opprimé, comme si l’Église n’avait pas été elle-même force d’oppression.
On profère en matière sociale et morale des propos intransigeants – sans même s’en rendre compte, puisqu’ils ne seraient que bon sens et vérité révélée. Une pastorale de croisés des temps modernes traduit un dogmatisme idéologique qui liquide la foi et l’évangile alors qu’il prétend les défendre. Or la défense de la foi ne peut jamais emprunter le chemin de l’efficacité et de la force. On n’est pas obligé de se laisser bêtement marcher sur les pieds, mais si Jésus s’était comporté comme les partisans de la Manif pour tous, aurait-il des disciples 2 000 ans après sa mort ?
On parle de catholicisme intransigeant18 et de catholiques d’identité, qui cherchent à défendre leurs privilèges contre l’histoire. L’héritage maurassien, certes de façon non consciente – car l’histoire n’est pas le fort de ceux qui ont besoin de certitudes, elle est trop souvent maîtresse de cynisme –, n’en est pas absent, qui voit dans l’Église le dernier bastion de l’ordre social et naturel.
De façon inattendue, un front commun se constitue avec un islam plus ou moins radical sur les questions de société. L’autoritarisme religieux est la raison première de l’athéisme, hier comme aujourd’hui. La haine et le rejet de l’autorité et de ses abus détournent de Dieu. Ceux qui sont chargés de faire croire présentent un Dieu incroyable dont il faut paradoxalement se détourner pour ne pas blasphémer. Mais peut-être est-ce le salut de l’Évangile, si l’on peut dire, que meurent le catholicisme ou le christianisme, entendus comme culture ou système voire comme religion.
Défense des valeurs et complicités libérales
Une Église donc dénonce la perte des valeurs, sans même se rendre compte qu’elle parle à l’unisson du capitalisme libéral. Les valeurs sont au centre de ses préoccupations. Que fait le terme de valeur en morale ? Au Moyen Âge, comme dans l’Antiquité, on aurait parlé de vertu, de force, mots que Nietzsche n’aurait pas reniés. Claude Lefort remarque que le mot « valeur » débarque en morale quand il n’est plus possible de se référer à « un garant reconnu par tous : la nature, la raison, Dieu, l’Histoire ; il est l’indice d’une situation dans laquelle toutes les figures de la transcendance sont brouillées19 ». Nous y sommes.
Un monde s’effondre, celui de l’identité. La peur et la perte des intérêts – autre terme venu de l’économie – expliquent la violence dont fait montre ce catholicisme d’identité. On ne comprendrait pas autrement comment des gens intelligents pourraient en être venus à la haine et à la violence, y compris raciale. L’opposition au mariage pour tous n’aura été qu’un catalyseur ou un révélateur ; elle aura plus profondément scindé l’Église que la société, raffermi dans leurs certitudes des troupes toujours moins nombreuses et écarté encore un peu plus du monde de l’Évangile. C’est un constat plus qu’une thèse : la défense des « valeurs chrétiennes » mène l’Évangile à sa perte20. L’Église deviendra-t-elle une secte ?
Jamais les valeurs n’ont été évangéliques. Que l’on relise le procès, noué dès le début de l’Évangile, entre Jésus et ceux qui tiennent le rôle, mutatis muntandis, des tenants des valeurs, les pharisiens. Chez Jésus, la charité passe avant tout, même avant les principes, qu’ils soient sociaux, moraux, politiques et même religieux (sabbat, règles de pureté, etc.). Jamais les certitudes n’ont été évangéliques. Abraham partit sans savoir où il allait, et Jésus pareillement qui n’a pas où poser la tête. Ils avancent mus par une parole évanescente en qui ils ont mis leur confiance. En cours de route, ils peuvent même perdre tout repère. « Mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné ? » « Lorsque le fils de l’homme viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? » Ne reste que la fidélité à la parole dont ils ne savent plus même s’ils l’ont vraiment entendue. Thérèse de l’enfant Jésus raconte cela :
Lorsque je chante le bonheur du ciel, l’éternelle possession de Dieu, je n’en ressens aucune joie, car je chante simplement ce que je veux croire21.
La foi et le discours du rien
Choisir le rien, au sens de ne pas choisir ce qui fait artificiellement, fallacieusement, office de sens, voilà qui pourrait définir la foi chrétienne. La dénonciation de la foi « bouche-trou » par Bonhoeffer doit aller jusqu’à une dénonciation de la foi comme sens de la vie, idole. La vie humaine n’est pas plus sensée avec la foi que sans. Les chrétiens ne sont pas croyants pour le sens, adorateurs du sens ou de l’harmonie, mais par pure grâce. Quand le sens fait défaut, comme dans l’horreur d’un génocide, il faut que Dieu ne soit pas du côté du sens ni de la réussite. La théodicée est une des formes du nihilisme ; à défendre la foi, elle la tue et ouvre un boulevard à l’athéisme.
Les disciples, hier comme aujourd’hui, sont invités à une conversion : ils n’ont jamais fini de se désolidariser du savoir absolu, fantasme de toute-puissance que l’homme ne peut atteindre et qu’il projette dans le ciel. Ce sont les esprits mauvais qui confessent : « Je sais très bien qui tu es, le saint de Dieu. »
« Pas ça, pas ça », écrit Jean de la Croix, biffant toute affirmation, surtout quant à Dieu, pour respecter à peu près l’interdit sinaïtique des idoles. Michel de Certeau, que le nouveau pape cite, a raconté cela. Espérons qu’avec un blason à la clé son la ne se mettra pas à gonfler. L’institution du croire, chargée de faire croire, est pourriture dès lors qu’elle n’organise pas les stratégies de la déprise, d’autant plus indispensables que ce à quoi elle s’attache, c’est Dieu même.
La foi est discours du rien, si l’on en croit le mouvement kénotique si magistralement commenté par Stanislas Breton. La kénose n’a pas tout dit dans l’abaissement du divin qui prend chair, indigne que lui. Elle est effacement, disparition du divin, orchestré par le divin lui-même. Il va jusqu’à disparaître du discours, ainsi que Matthieu 25 (la scène du Jugement dernier) le met en scène. Il n’y a plus à reconnaître et nommer le Seigneur, mais à s’engager pour la justice, c’est-à-dire pour la charité.
Jusqu’où faut-il aller dans cet effacement ? Jusqu’à ne plus parler de Jésus ? Jusqu’à ne plus parler de Dieu etsi Deus non daretur ? Que reste-t-il de la prière dans une telle absence ? Plus rien n’est assuré, non que l’on doute du Christ, mais que toute certitude ne peut être qu’idole, doit être chassée comme n’étant pas lui. Cela rend paradoxalement à l’Évangile d’être annoncé sans que l’on soit obligé de vendre avec lui, comme une prostitution, la culture occidentale, non que celle-ci soit pire que d’autres, loin s’en faut, mais qu’elle est une perspective, et n’a de vérité qu’à se reconnaître telle. Le christianisme est à ce jour une affaire occidentale mondialisée ; il n’est pas encore institutionnellement et théologiquement livré aux cultures22.
Reste une chose à dire et à faire, la lutte pour la justice, celle du Royaume, la charité ; et le reste sera donné de surcroît. Le nihilisme chrétien dénonce alors la substitution d’un humanisme, certes louable, à la foi. Il refuse la riche diffraction de la vérité qui n’est pas savoir seul, seulement, mais toujours charité. Il ne s’agit cependant pas de faire de la morale la philosophie première, ce serait encore une manière de réduire le vrai au discours, mais de pratiquer l’unique nécessaire, l’amour. La vérité est acte.
Reste aussi à savoir comment cet amour fait justice à tous dans une Église scindée, comment un discours comme celui qu’on vient de lire peut ne pas empêcher une vraie fraternité avec ceux qui, dans le discours mais aussi dans la pratique, tombent sous le coup du nihilisme ici décrit. C’est là que le propos risque de se briser …
La vérité et la joie
« Comment ? », se demande P. Royannais : comment sortir du nihilisme, ou comment s’en défendre, ou plutôt : comment celui qui sent la montée du nihilisme peut-il rester fraternel avec les nombreux croyants qui ne voient pas son advenue, qui le renforcent même, selon lui, en s’engageant à fonds perdus dans les combats pour la « religion » ? On pourrait presque lire dans cette question le souci de Spinoza : comment la lucidité du philosophe peut-elle envisager le salut des ignorants ? Spinoza justement : Denis Moreau se réfère à lui, autant qu’à Descartes, pour proposer une voie de sortie de la « galère » nihiliste. Une voie double : celle de la vérité et de la joie, qui refuse la tyrannie du nouveau – une des « règles » du nihilisme actuel – et se laisse au contraire instruire par le « toujours nouveau » de l’ancien.
Denis Moreau – Comment sortir de cette galère ? Sous ma double casquette de catholique et de philosophe – autant ne pas avancer masqué –, je propose deux pistes de réflexion.
1) La vérité. Je n’ignore pas qu’il s’agit selon certains de l’idole ultime. Depuis Nietzsche, on soupçonne aussi ceux qui disent la chercher de motivations peu avouables. Mais j’ai placé ma foi en un homme-Dieu qui eut le culot de proclamer « Je suis la vérité » et « la vérité vous rendra libres » (Évangile de Jean, 14, 6 et 8, 32). Rudes affirmations, que je ne demanderai pas au lecteur de partager. Je lui suggérerais en revanche de s’intéresser à nouveau à cette idée de vérité, et pas seulement dans le domaine des sciences exactes. J’oserais même avancer ceci : oui, à l’encontre des pseudo-évidences relativistes, la vérité existe, et chacun peut en faire l’expérience. Il suffit pour s’en convaincre de relire Descartes et son cogito : nos camarades Rgs (gyrovago-sarabaïtes, voir supra, p. 92) auront beau dire et faire, l’énoncé « je pense donc je suis » est vrai, toujours et partout, « et toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques ne sont pas capables de l’ébranler » (Discours de la méthode, IV). La bataille contre le scepticisme relativiste a été menée, et définitivement gagnée, par Descartes. Depuis lors, il ne tient qu’à nous de nous convaincre à sa suite que la recherche de la vérité n’est pas une activité à tous égards vaine ou absurde.
2) La joie. Je n’envisage pas ici les jouissances vives mais fugaces, ni les petits contentements ponctuels et quelque peu frelatés, décevants avant même qu’on ait fini de les apprécier (par exemple ceux que procure la satisfaction des pulsions d’achat déclenchées par les spécialistes du marketing), ni même le bonheur, puisque personne ne sait trop ce que c’est. Je parle de la joie profonde et vraie, celle qui fait fond sur la puissance vitale de notre désir, la joie qui dure et coïncide avec l’affirmation et le développement décidés, opiniâtres, difficiles et combatifs parfois, de ce qu’il y a de bon en nous – l’exact contraire, donc, de la langueur changeante, morose et insatisfaite du Rgs. Jésus mit cette joie au cœur de son enseignement : « … pour que ma joie soit en vous et que votre joie soit parfaite » (Jean 15, 9-11). Mais sur ce point, en mon nom et en celui de mes coreligionnaires, je dois présenter une autocritique et sans doute des excuses : depuis longtemps, nous autres, catholiques, ne sommes plus vraiment joyeux et avons commué la vigueur libératrice du message évangélique en un moralisme grognon et rabat-joie, qui suinte la cagoterie et la vie lasse d’elle-même. On n’a donc pas tort de considérer le christianisme – ou plutôt : ce qu’il est devenu sous nos cieux – comme une des sources et un des vecteurs de cette tristesse (ou acédie ?) collective qui constitue un symptôme frappant du nihilisme en sa forme actuelle.
Que faire ? Je dirais : lire ou relire ce grand théoricien de la joie qu’est Spinoza (notamment les parties III et IV de son Éthique), nous poser avec lui la belle et grande question de la vie bonne (dont Spinoza explique d’ailleurs qu’elle est, en son fond, identique à celle de la recherche de la vérité), faire ainsi l’effort (cela ne va pas de soi) de réfléchir, ensemble, à ce qui pourrait nous rendre plus joyeux, notamment dans le champ collectif, politique, où les passions tristes de tous ordres sont indéniablement devenues dominantes.
Eh quoi, me dira-t-on, Benoît de Nursie, Descartes et Spinoza : pour sortir de notre galère Rgs, n’as-tu rien de mieux à proposer que ces vieilles lunes ? Navré, je n’ai rien de mieux. C’est que la philosophie n’est pas un de ces jeux où le dernier qui parle a gagné. Et que nous ne perdrions rien à nous débarrasser une bonne fois de cette lubie typiquement Rgs : penser qu’une thèse ancienne est nécessairement périmée, évaluer spontanément de façon positive ce qui représente un changement, une nouveauté. Ou, si l’on préfère : « Homère est nouveau ce matin, et rien n’est peut-être aussi vieux que le journal d’aujourd’hui » (Péguy).
Servir en vérité le bien et la justice
Comme d’autres intervenants de ce numéro, François-Xavier Bellamy explique pourquoi la problématique des « valeurs », si souvent invoquées aujourd’hui par les gens religieux mais aussi par d’autres, aboutit à une impasse. C’est une rhétorique qui ne fonctionne plus, d’abord parce qu’elle est impuissante, et ensuite parce que son côté purement « réactif » entérine paradoxalement la victoire du nihilisme d’indifférence qui règne aujourd’hui en maître. Mais quelle alternative ? Fr.-X. Bellamy suggère d’entendre « ce à quoi aspirent nos consciences », la réalisation du Bien et de la Justice qui donne sens à toute vie digne de ce nom.
François-Xavier Bellamy – Nous voilà libres, de cette liberté d’indifférence qui semble constituer, d’une certaine façon, le projet même de la modernité. Liberté d’indétermination, qui suppose d’affirmer l’indifférence du bien et du mal, et donc un relativisme impensable et impraticable, mais nécessaire à notre indépendance. Comme l’écrivait Descartes, dans une lettre célèbre au père Mesland : « Il nous est toujours possible de nous retenir de poursuivre un bien clairement connu ou d’admettre une vérité évidente, pourvu que nous pensions que c’est un bien d’affirmer par là notre libre arbitre. » Au nom de la liberté de l’individu, ne plus laisser une norme objective s’imposer à l’action ou à la raison : voilà, si tôt et déjà parfaitement exprimé, le principe du relativisme contemporain – ce qui le fonde, et ce qui l’explique. Car ainsi compris, le relativisme que nous partageons n’est pas sceptique : il est nihiliste.
Il correspond en effet au culte du vouloir pour lui-même, du vouloir vide, indéterminé. Une volonté que rien ne précède, « volonté de puissance » ou, plus simplement encore, « volonté de volonté ». Pour la jeunesse européenne, ces expressions de Nietzsche et de Heidegger trouvent leur effectuation concrète dans la « mondialisation de l’indifférence » dont le pape François parlait à Lampedusa ; nos vies sont désormais inscrites dans l’universel marché où chacun peut faire ses choix, en fonction de ses ressources. Le culte individualiste de l’autodétermination a conduit à un mouvement d’« économisation » du monde, structuré autour de la figure du consommateur : le marché est en effet le lieu du libre choix, qu’aucun jugement a priori ne précède et ne détermine. Tout y est commensurable, mesurable, relatif. Le marché n’admet pas de norme absolue – c’est d’ailleurs là le seul absolu qu’il défende : l’éviction de toute transcendance qui viendrait perturber l’espace du libre-échange. Dans cette « économisation » du monde, tout devient affaire de transactions : les relations sociales, l’amour, les corps … Les récents débats de société révèlent bien ce mouvement progressif de dérégulation, la suppression des barrières héritées d’une culture de la transcendance au nom d’un espace accru de liberté, qui s’accompagne bientôt de sa traduction économique.
Dans cette perspective, la rhétorique des valeurs n’est qu’un masque, qui voudrait dissimuler à nos propres yeux l’horizontalité totale de cette axiologie dont la fragilité, dans le relativisme universel, nous angoisse. Comme toutes les autres, les « valeurs de l’humanisme », ou les « valeurs de la République », n’ont aucun fondement dans l’absolu. La valeur est toujours le résultat d’une évaluation ; à l’intérieur du marché, tout prend une valeur – mais une valeur relative, dépendant des besoins du moment, des habitudes du passé et des calculs sur l’avenir. La valeur s’estime et s’ajuste, elle croît et décroît. Que le contexte évolue : le bien qui avait une valeur considérable peut, en un seul instant, ne plus rien valoir du tout. Et puisque, à l’intérieur du marché, rien n’a de valeur absolue, on peut dire en fait que rien ne vaut rien.
La critique de ce nihilisme contemporain serait donc très maladroite si elle s’appuyait à son tour sur le lexique des valeurs. Qu’elle vienne de la philosophie, de la politique ou de la religion, la « défense des valeurs » signe d’une certaine façon la victoire ultime de ce relativisme contre lequel elle prétend s’armer. À titre personnel, je refuse l’idée de m’engager pour promouvoir « mes valeurs » : notre société ne sera sauvée du nihilisme inassumé qui la caractérise que par une parole qui assume le caractère non relatif des buts auxquels elle tend. Je voudrais parler et écrire pour servir en vérité le bien et la justice dans le monde contemporain ; ce ne sont pas « mes » valeurs, mais ce à quoi aspirent nos consciences, et qu’il nous appartient de rechercher ensemble. C’est cette recherche de l’absolu qui peut seule, aujourd’hui, redonner à nos vies le sens qui les sauvera du désespoir, et à nos sociétés la possibilité du dialogue, d’où vient toute authentique relation.
- 1.
Paul Valadier, « Nietzsche et l’avenir de la religion », Le Portique 8 (2001) (http://leportique.revues.org/199).
- 2.
Voir son article, supra, p. 75 sqq.
- 3.
Yirmyahu Yovel, les Juifs selon Hegel et Nietzsche. La clé d’une énigme, Paris, Le Seuil, 2001.
- 4.
Franz Kafka, Lettres à Milena, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1989, vol. IV, p. 910.
- 5.
Albert Camus, le Mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, 1942, p. 93.
- 6.
Cette poursuite du vent se rencontre dans le taoïsme où Lie-tseu prescrit de « se mouvoir dans le vide et chevaucher le vent » ! (Lie-tseu, le Vrai Classique du vide parfait, I, XII, Philosophes taoïstes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, p. 376). Tchouang-tseu, moins sournois, présente plus clairement la veine de l’Ecclésiaste poussée dans ses retranchements. Le Tao n’est pas tant présumé que pressenti. On ne l’invoque pas – il n’est pas Conscience –, on ne décèle aucun indice de son existence, on s’inscrit dans l’imprévisible de sa spontanéité : « Le jour et la nuit se succèdent devant nous, mais personne ne connaît leur origine. Hélas ! Hélas ! Quand pourrons-nous saisir d’où tout cela naît ? » (Tchouang-tseu, l’Œuvre complète, II, Philosophes taoïstes, op. cit., p. 95). Plus loin : « Lui et les autres êtres se blessent et se polissent ; leur voyage d’ici-bas fuit comme le galop d’un coursier ; personne ne saurait arrêter une course aussi rapide. N’est-ce pas misérable ? Chacun de nous se surmène sans voir aucun succès ; affairé et exténué, il ne sait où il va. N’est-ce pas déplorable ? » La vie ne doit pas nous obnubiler. On n’est pas chargé d’une mission, on n’est pas investi d’une tâche : « La vie n’est qu’un emprunt ; c’est par emprunt qu’on naît. La vie n’est que poussière et ordure » (Tchouang-tseu, l’Œuvre complète, XVIII, Philosophes taoïstes, op. cit. p. 216).
- 7.
Voir TB Taanit 21b.
- 8.
Fedor Dostoïevski, les Démons, Paris, Babel, 1995, vol. II, p. 56.
- 9.
Voir TB Menahot 27b.
- 10.
Voir Dan Scher, « Le maître des herbes », dans Rabbi Nahman, Contes de Bratslav, Waterloo, Avant-Propos, 2013.
- 11.
A. Camus, l’Homme révolté, Paris, Gallimard, 1951, p. 358.
- 12.
Id., le Mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1985, p. 154.
- 13.
Ibid., p. 129.
- 14.
Gershom Scholem, Du frankisme au jacobinisme. La vie de Moses Dobruska, alias Franz Thomas von Schönfeld, alias Junius Frey, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1984, p. 9.
- 15.
Voir Jean Baumgarten, « Menahem Mendel de Kotzk et sa postérité », Les Cahiers du judaïsme, 2000(8).
- 16.
P. Valadier, « Nietzsche et l’avenir de la religion », art. cité.
- 17.
« Un acte gratuit est un acte inutile dont il aurait mieux valu se passer. Il en va de même d’une parole gratuite qui est une parole sans sens. Gratuité devient synonyme de non-sens et d’inutilité », voir André Birmelé, l’Horizon de la grâce, Paris, Cerf, 2012, p. 203. Lorsque la grâce ne peut plus être comprise, mais qu’on n’a que ce mot à la bouche, n’est-ce pas le nihilisme chrétien, l’autosuppression de la foi ?
- 18.
L’« intransigeance » catholique a été théorisée surtout par Émile Poulat, dans Église contre bourgeoisie, Tournai, Casterman, 1977.
- 19.
Claude Lefort, Écrire. À l’épreuve du politique, Paris, Calmann-Lévy, 1992, p. 230, cité par P. Valadier, l’Anarchie des valeurs, Paris, Albin Michel, 1997, p. 7.
- 20.
Voir Danièle Hervieu-Léger, « Le combat perdu de l’Église », Le Monde, 12 janvier 2013 : « Ce mouvement de fond [au mieux deux millions de manifestants, soit 3% de la population] aura certainement des suites, car tout ce peuple a pris conscience qu’il représentait une force, et que l’on pouvait résister à la marche inéluctable du soi-disant progrès. »
- 21.
Thérèse de l’enfant Jésus (Thérèse de Lisieux), Manuscrits autobiographiques, Paris, Le Seuil, coll. « Livre de vie », 1957, p. 248.
- 22.
On voudrait ne pas avoir besoin de préciser que cela n’est pas un jugement de valeur quant à ce que vivent sous toutes les latitudes les disciples de Jésus, notamment dans la prière et la charité.