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Dans le même numéro

L'État, le peuple et la censure

février 2015

#Divers

Repère

L’État, le peuple et la censure

Les événements tragiques de ce début d’année 2015 et leurs éventuelles répercussions législatives (notamment dans le registre sécuritaire) rendent encore plus actuels et urgents les questionnements soulevés par l’historien du livre Robert Darnton. Dans ses deux derniers ouvrages, le grand spécialiste des Lumières nous offre plusieurs récits et analyses susceptibles de mettre en perspective les débats publics sur la circulation de l’information et la liberté d’expression.

Naissance de l’opinion publique

Avec l’Affaire des Quatorze. Poésie, police et réseaux de communication à Paris au xviiie siècle, Darnton relativise cette tendance à croire que notre époque, où « la communication est devenue l’activité la plus importante de la vie moderne » (p. 7), serait radicalement différente des précédentes. Toutefois, pour battre en brèche cette « illusion », l’auteur reconnaît qu’il manque un élément essentiel à l’écriture d’une histoire de la communication : l’« oralité ». Son livre propose de combler ce vide en exhumant un événement de 1749 dont les archives de la Bastille (aujourd’hui à la Bibliothèque nationale de France) ont gardé la trace. Cette « affaire » raconte l’histoire de six poèmes contre Louis XV qui ont circulé oralement dans la population. Très vite, quatorze individus, liés par la chaîne de diffusion de ces poèmes, sont arrêtés et embastillés. Pourquoi le pouvoir s’est-il préoccupé de ces poèmes ? À la manière d’une enquête policière, Robert Darnton reconstitue « un réseau complexe de communication » qui lui permet d’« étudier comment l’information circulait dans une société en grande partie encore analphabète » (p. 9). Deux éléments contribuaient à cette propagation de l’information : la mémorisation et la musique, dont les mélodies formaient des supports mnémotechniques redoutables. Pour accompagner ce travail minutieux d’archive, Darnton a proposé à Hélène Delavault, chanteuse lyrique et de cabaret, d’enregistrer une douzaine de chansons parmi les plus connues de l’époque1.

Darnton s’appuie sur les dossiers constitués par les policiers de l’Ancien Régime pour saisir les modalités de diffusion et de transformation des poèmes, qui varient d’un suspect à l’autre, ce qui le conduit à parler d’une « affaire de création collective » (p. 17). Il nous informe sur les méthodes policières de l’époque et dresse une galerie de portraits de ces colporteurs qui comptent aussi bien des membres du clergé que des étudiants. Le contexte de la disgrâce de Maurepas explique l’attention particulière que la police a portée à cette affaire : Maurepas, qui faisait office de chef de gouvernement, collectionnait avec délice poésies et ragots – principalement originaires de la Cour – dont il se servait dans ses relations avec Louis XV. Ces poésies jouaient-elles un rôle analogue aux sondages d’aujourd’hui : celui de baromètres de l’action publique ? Darnton le suggère quand il évoque à ce sujet le terme d’« opinion publique ». Ce sont d’ailleurs des propos poétiques infamants sur la maîtresse du roi, Mme de Pompadour, qui sont à l’origine de la chute de Maurepas, accusé d’avoir fait courir ces bruits. Les quatorze protagonistes de l’affaire se retrouvent alors au centre de luttes de pouvoir curiales, dont les enjeux les dépassaient vraisemblablement. Pour autant, le peuple n’est pas absent des craintes du pouvoir puisque Louis XV apparaît ici comme un monarque soucieux de son image auprès de ses sujets, en ce qui concerne ses choix politiques mais également sa vie privée.

Les chansons populaires qui circulent alors brodent l’actualité sur des paroles et des airs connus : « elles fournissent un commentaire suivi des événements du moment » (p. 81). Elles circulent bien sûr via les représentations publiques mais aussi par la copie, qui contribue à modifier les textes et dont Darnton retrouve la trace dans les recueils appelés « chansonniers ». Ces mélodies connues s’adaptent à leurs nouveaux contextes mais continuent de véhiculer des associations d’idées au gré des versions2. L’incorporation d’une célébrité dans une chanson s’apparentait à une forme de consécration, bien que souvent ironique, aux yeux du peuple. La réception de ces chansons reste difficile à saisir puisque l’historien ne peut puiser dans des sondages et doit, comme Darnton, se rabattre sur les mémoires de l’aristocratie de l’époque, notamment le journal intime du marquis d’Argenson. Si cette affaire a pu inquiéter une partie de l’élite en 1749, Darnton met clairement en garde son lecteur : il ne faut pas voir dans celle-ci un prodrome de 1789. L’événement joue plutôt le rôle de révélateur d’une « opinion publique » naissante, même si le terme n’est pas encore employé :

Au milieu du siècle, Paris n’était pas prêt pour une révolution. Mais il avait élaboré un système efficace de communication qui informait le public sur les événements et assurait un commentaire suivi de ceux-ci. La communication contribuait même à constituer le public parce que les actes de transmission et de réception de l’information donnaient corps à une conscience commune d’implication dans les affaires publiques.

(p. 142)

Ethnographie de la censure

Tout comme l’opinion publique n’a pas attendu l’internet pour trouver un amplificateur à ses préoccupations, l’histoire de la censure ne commence pas avec la captation de nos échanges numériques par la National Security Agency (Nsa) ou le filtrage de l’information opéré par la Chine. De la censure. Essai d’histoire comparée propose trois aperçus de cette activité à des périodes et dans des lieux différents : la France des Lumières, l’Inde britannique au xixe siècle et la République démocratique allemande (Rda). Robert Darnton livre une histoire de la censure « vue de l’intérieur », qui se place au « cœur de l’activité des censeurs » (p. 8). La tonalité de son essai est double : à la fois ethnographique et comparatiste. Plutôt que de partir de concepts et d’une définition préexistante de la censure, l’historien de Harvard privilégie la description dense (thick description) de son mode opératoire dans « trois systèmes autoritaires » sur autant de siècles.

Jusqu’alors, la plupart des études sur la censure auraient emprunté deux chemins :

d’une part, un récit de la lutte entre la liberté d’expression et les tentatives des autorités politiques et religieuses pour la réprimer ; d’autre part, une description des contraintes en tout genre qui inhibent la communication.

(p. 12)

Pour Darnton, la première approche est trop « manichéenne », même s’il reconnaît lui-même croire en l’importance de la liberté d’expression. Si la seconde approche, qui a pu être adoptée par de nombreuses disciplines (de la psychanalyse freudienne à la philosophie historique de Foucault en passant par la sociologie de la distinction de Bourdieu) lui semble assez irréfutable, Darnton préfère laisser ce débat en suspens et recourir à la description dans une veine ethnographique. Pour l’historien, ce travail se traduit principalement par une immersion dans les archives, qu’elles soient ici françaises, britanniques ou allemandes. Professeur invité à plusieurs reprises à Berlin, il puise également dans des entretiens menés avec des censeurs de l’ex-Rda.

Avec ces trois exemples conçus comme un tout, et présentés sous forme abrégée lors des Panizzi Lectures de la British Library en 2014, Darnton nous gratifie d’une « réflexion sur le problème posé par la convergence de deux types de pouvoir – celui de l’État, en perpétuelle expansion, et celui de la communication, qui ne cesse de s’accroître avec les évolutions technologiques » (p. 20). La censure ne s’arrêtait pas au politiquement correct mais façonnait dans bien des cas le style même des ouvrages. Darnton s’efforce tout au long de ce livre de répondre à la question : « Qu’est-ce que la censure ? » (p. 289). Et dans sa réponse, il refuse de « banaliser » le terme. Elle ne peut être partout, au risque de devenir imperceptible. Assimiler la contrainte du marché à de la censure, refuser de distinguer l’une de l’autre revient à nier les expériences vécues par les individus qui s’efforcent de s’exprimer dans des régimes totalitaires. In fine, l’État détient le monopole de la violence, contrairement au marché, qui sanctionne davantage par l’indifférence.

La force de l’approche ethnographique ici retenue est de nous permettre d’entrer dans les logiques des censeurs. Ils n’avaient de cesse de justifier leurs activités et de leur donner une apparence de légalité. Pour Darnton, « la censure, dans les trois systèmes, était une lutte sur le sens » (p. 291), comme entre les juges britanniques et les avocats indiens qui discutaient grammaire du sanskrit ou mythologie hindoue lors des procès. Loin d’être les personnages bornés que décrivait le philosophe américain Leo Strauss, les censeurs apparaissent sous la plume de Darnton comme des esprits cultivés, très soucieux de la réception des textes par le public. Sous l’Ancien Régime, la censure pouvait même être positive puisque certains ouvrages se voyaient recommandés pour leur excellence et leur contribution au rayonnement des lettres françaises. La relation entre censeurs et auteurs pouvait aussi s’apparenter à celle qui existe aujourd’hui entre auteurs et éditeurs (au sens anglo-saxon du terme) : loin d’être un simple rapport de force, elle laissait sa place à la négociation, notamment lorsque l’auteur jouissait d’une certaine renommée. Le censeur estimait autant contribuer à la littérature de son époque qu’au régime auquel il croyait, et il pouvait en aller de même pour certains auteurs de l’ex-Rda, soucieux de rester dans la ligne du parti tout en faisant œuvre. S’il est tentant de déceler des traces de censure partout, notamment à cause des contraintes du marché, Darnton la considère comme éminemment politique. Cela ne l’empêche pas d’évoquer, à partir du cas d’écrivains des pays satellites de l’ex-Urss, notamment Kundera, une incarnation plus pernicieuse de celle-ci : l’autocensure.

Avec ces deux contributions, Robert Darnton nous offre un modèle d’histoire culturelle en dialogue permanent avec les sciences sociales, notamment la sociologie et l’anthropologie. De la même façon qu’avec Apologie du livre3, il éclaire le présent à la lumière du passé. L’Affaire des Quatorze et De la censure sont construits comme des enquêtes historiques : Darnton met son récit au service d’un usage intensif de l’archive, il fait partager au lecteur ses hypothèses alors qu’il progresse dans sa réflexion. Celle-ci reste mesurée : ainsi, l’historien ne conclut pas hâtivement à des sentiments républicains ou révolutionnaires en gestation quand il évoque 1749 ; de même, il prend la peine d’adopter le point de vue du censeur. Il redonne vie à ces périodes et à leurs protagonistes, notamment Malesherbes, le directeur de la Librairie, dont il dresse en creux le portrait, révélant qu’il sut jouer avec les libertés de son rôle à l’heure de la philosophie des Lumières, ou encore des anonymes préoccupés par le beau style et l’apport réel des ouvrages qu’ils devaient censurer à la connaissance. Robert Darnton mêle avec élégance sérieux historique – en témoignent les appareils critiques très fournis placés en fin d’ouvrage pour en faciliter la lecture –, réflexions actuelles et plaisir de la lecture.

Benjamin Caraco

À propos de…

Robert Darnton, l’Affaire des Quatorze. Poésie, police et réseaux de communication à Paris au xviiie siècle, traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-François Sené, Paris, coll. « Nrf essais », Gallimard, 2014, 218 p., 21, 90 €

Robert Darnton, De la censure. Essai d’histoire comparée, traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-François Sené, Paris, coll. « Nrf essais », Gallimard, 2014, 394 p., 24, 50 €

Librairie

Lydie Salvayre, Pas pleurer, Paris, Le Seuil, 2014, 278 p., 18, 50 €, Patrick Deville, Viva, Paris, Le Seuil, 2014, 217 p., 17, 50 €

Il existe un rendez-vous tacite entre les générations passées et la nôtre. Nous avons été attendus sur la terre.

Cet exergue de Benjamin choisi par Patrick Deville pour son roman Viva aurait pu figurer en tête de Pas pleurer, le dernier roman de Lydie ­Salvayre, lauréat du prix Goncourt 2014. En effet, tous deux ont choisi les années 1930 comme époque miroir de la nôtre, sans pour autant se couler dans le moule du roman ­historique.

« J’écoute ma mère et je lis les Grands Cimetières sous la lune »: ainsi Salvayre présente-t-elle les deux voix de son roman. Bernanos, séjournant à Palma en 1936, royaliste, catholique fervent, découvre horrifié les exactions des phalangistes pratiquées avec la bénédiction du clergé espagnol et la mère de l’auteur se souvient émerveillée de l’été libertaire de 1936. Le même été, l’un de terreur, l’autre de lumière. À l’imitation du Bernanos essayiste, elle s’en tient aux faits:

Dans le récit que j’entreprends, je ne veux introduire pour l’instant aucun personnage inventé.

Son texte est une mine de pièces à conviction, extraits de journaux, lettres, encycliques et autres télégrammes. Sa fidélité au réel va jusqu’à imiter le « fragnol » (mélange de français et d’espagnol) truculent de sa mère. Néanmoins, dans ses entretiens, l’auteur précise qu’il s’agit de l’« histoire romancée » de sa mère. En effet, elle sait camper des personnages hauts en couleur et mettre en place un affrontement tragique.

Au ton polémique des premières pages, on s’attend à ce que ce savoir-faire romanesque se mette au service d’une charge de plus contre ­l’Église. Mais la révélation que connaît Bernanos sur la noirceur de son propre camp, Josep l’anarchiste la connaît aussi et « son espoir se lézarde » en entendant deux partisans hilares raconter comment ils ont massacré dans une cave deux prêtres dont l’un « se chiait dessus »:

Il est terrassé, comme Bernanos est terrassé au même moment à Palma, et pour des raisons similaires.

Salvayre conclut:

Tous les fanatismes décidément se ressemblent, et tous se valent.

L’enjeu du roman est davantage moral que politique. N’est-ce pas le sens de cet hommage à Bernanos ?

À ses yeux de chrétien porté par l’esprit de l’Évangile […] s’il est un abri sur terre, un lieu de miséricorde et d’amour, c’est au sein de l’Église qu’il se trouve.

Salvayre rappelle que ses chroniques, publiées par les Dominicains, doivent parfois être censurées car on les accuse de propager l’idéologie communiste; que pour cette raison, il a essuyé deux tentatives d’attentat, et que sa tête a été mise à prix par Franco. Et de l’autre côté, Neruda écrit Staline plus savant que tous les hommes ensemble… Comment oser penser en de telles circonstances ? Pourtant, Bergamín, attaché culturel à l’ambassade d’Espagne à Paris, reste « catholique, républicain, paradoxal », Gide, « qui a pris d’emblée le parti de la République espagnole, est accusé de trahison pour avoir en 1936, critiqué le régime soviétique ». En 1938, Bernanos fait paraître les Grands Cimetières sous la lune, et « l’épiscopat espagnol réclame [finalement] la mise à l’index de cette œuvre inspirée par Satan ». Mais

Simone Weil, jeune agrégée de philosophie, envoya à Bernanos une lettre d’admiration qu’il conserva dans son portefeuille jusqu’à ses derniers jours.

Salvayre honore donc le courage moral et la liberté intellectuelle de celui qui parlait de la « férocité des lâches, pire que celle des bourreaux ».

La construction du roman de Patrick Deville semble analogue, avec deux destinées entrelacées. D’une part celle de Trotsky, « qui commandait à cinq millions d’hommes avant de n’être plus que ce proscrit en fuite » qui trouve refuge en 1937 à Mexico chez Frida Kahlo, poursuivi par la haine de Staline. D’autre part celle de Malcolm Lowry, « l’ennemi de classe », fils d’industriel anglais en rupture de ban et attelé à l’écriture d’une des six versions d’Au-dessous du volcan, séjournant aussi à Mexico en 1937.

Mais la structure de Viva n’est pas aussi romanesque que celle de Pas pleurer, qui se lit d’une traite. Deville se déguste. Chacun de ses courts chapitres forme un tout, on peut le lire et le relire. Revenant sur un même événement au chapitre suivant avec de nouvelles informations, l’auteur ajoute un point à sa tapisserie. Dans la linéarité du texte, c’est un feu d’artifice de références, où histoire, géographie et bibliothèque participent d’un foisonnement parfois étourdissant. Cette façon de procéder par retouches et reprises, avec le souci extrême du détail historique ou biographique, donne au roman une structure baroque ou rococo. L’histoire avance-t-elle ? Se répète-t-elle ? La rêvons-nous ? Pourtant, cet apparent désordre cache une rigoureuse cohérence de propos.

Plutarque aurait pu choisir Lowry et Trotsky pour ses Vies parallèles. Celui qui agit et celui qui n’agit pas.

Tel est en effet l’enjeu du roman. De « paniers de crabes » en « souricières », à quoi se résout la vie politique ? En choisissant les années 1930, Deville propose une vision tragique de l’action politique. Ses valeurs apparaissent lorsqu’il évoque Paris, « la ville où le fleuve coule encore entre deux rangées de livres ». Et de « Trotsky le proscrit », on passe insensiblement au fil du roman à « Trotsky l’écrivain. » En effet, la littérature, elle, n’est pas peine perdue. Elle fabrique la réalité: il est décuplé, le bonheur de goûter le printemps russe par la fenêtre du transsibérien, si on lit en même temps sa description dans une page de Tolstoï; comme la saveur du « kvas, ce vin de seigle qu’on boit chez Cendrars ». Est-ce « dans ce qu’on appelle la réalité » ou « dans ce qu’on appelle la fiction », que Trotsky et Mandelstam mettent leurs pas dans ceux de Michel Strogoff ? Enfin, quand Lowry éprouve du remords en apprenant la mort de Nordhal Grieg en héros (« Son avion explose dans le ciel de Postdam en 1943, pendant que Lowry dans sa cabane écrit le Volcan »), Deville commente:

L’héroïsme c’est d’écrire le Volcan, de donner sa vie pour écrire le Volcan, de signer le pacte faustien qu’il faudra bien payer plus tard de sa santé mentale, mais on aura écrit le Volcan.

Dans Viva, on ne trouvera aucun arbre proprement généalogique comme dans Pas pleurer. Mais l’émouvante évocation de Maurice Nadeau, le voyage que l’auteur fit avec lui sur la tombe des Plantagenet en hommage à Lowry sont bien des gestes de piété filiale. Drôle de fratrie aussi que Deville se trouve parmi « les lecteurs de Lowry » à propos desquels il cite Shakespeare: We band of brothers… ou encore parmi Burroughs, Huxley, Jim Morrison, grands amateurs de tequila. On comprend qu’il réprouve Jules Verne qui

suffisamment confiant sans doute dans son talent, n’a […] pas jugé nécessaire de se déplacer dans ces contrées mythiques où court Michel Strogoff et seulement fait relire sa copie par Tourgueniev.

Deville, lui, se déplace, et ajoute à ses « vies parallèles » les éclats de ses propres voyages sur les traces de ses héros.

Depuis dix ans, je reprends [au Mexique] la lecture de Trotsky et Lowry […] pince des fils, tisse des liens.

Nous sommes devant une œuvre-vie, fondée par d’autres œuvres et nourrie par d’autres vies. Plus qu’au courage moral, Deville dresse un monument, lui, à la fraternité littéraire.

Les deux romans diffèrent donc par la hiérarchie de leurs valeurs, mais leurs points communs nous renseignent sur notre époque. D’abord, ils parlent de faits vrais et participent du mouvement actuel de « retour au réel » dans le roman français; ils créditent même tous deux explicitement le témoignage direct. Ensuite, fascinés par l’ébullition politico-artistique des années 1930, ils méditent tous deux sur la possibilité d’une alternative au capitalisme comme au nationalisme, qui ne serait pas le communisme totalitaire. Enfin, nous proposant si fermement l’autorité de figures tutélaires, ils nous arriment à une tradition, c’est-à-dire à une mémoire et à un projet. Et s’y inscrivent doublement, car pour eux le rôle de l’écrivain est autant d’écrire que de prescrire de grandes lectures.

Frédérique Zahnd

Samir Naqqash, Shlomo le Kurde, Paris, Galaade, 2014, 456 p., 24 €

Écrit en arabe, ce dernier roman de Samir Naqqash, né à Bagdad en 1938 et mort en Israël en 2004, le premier à être traduit en français, invite à un périple déroutant à travers l’histoire du xxe siècle, dans l’Empire ottoman et de la Russie à l’Inde, de l’Iran à l’Irak. Le village de Sablakh est au cœur d’un récit qui décrypte les répercussions de la Première Guerre mondiale sur les populations musulmanes, juives et chrétiennes, bousculées dans leur solidarité et dépassées par la montée des extrémismes. De 1914 à 1985, autour de Shlomo Kattani, aussi appelé Abou Salman, kurde, juif et commerçant, sur fond de massacres politiques, de pogroms et de rivalités de clans, des figures se détachent, racontant la force des traditions, la puissance de la foi, l’amitié, l’amour, le deuil et l’exil.

Tout comme son héros Shlomo le Kurde, qui tente de renouer avec son identité, Samir Naqqash a gardé un attachement viscéral à son pays d’origine, l’Irak, et à sa langue maternelle, l’arabe, se définissant comme un écrivain irakien en exil, qu’il vive en Israël, où, arrivé à l’âge de treize ans, il finit toujours par revenir, en Égypte, en Inde, en Turquie, en Iran ou en Grande-Bretagne.

Le roman se présente comme un exercice de style envoûtant, conjuguant approches fantastique – allusions à la magie noire ou apparition de prophètes, de djinns –, psychologique – étayage des analyses par des proverbes, des idiomes –, réaliste – multiplication des références aux événements historiques – et romantique – rêve redondant du retour au village de l’enfance.

Les quelque cent pages de la première partie commentent la fin de l’histoire avec l’image saisissante d’un centenaire qui lutte pour ne pas sombrer dans l’oubli, détaille par bribes les traumatismes structurants de sa vie – les assassinats de ses épouses Esmer et Esther et de deux de ses enfants; son départ précipité de Sablakh en 1918, le pogrom de Farhud à Bagdad en 1941 –, revient sur le sens de ses pérégrinations jusqu’à Bombay, Téhéran, Moscou, Tel Aviv, relate ses activités de commerçant et ses aléas de fortune ou convoque tous ceux qui ont croisé sa route. Le récit se déroule comme entre parenthèses, au rythme des souvenirs fugaces et désordonnés qui s’imposent au vieil homme et le font dialoguer avec Le Temps, cet autre narrateur, témoin silencieux et exigeant qui va l’aider à affronter le lieu fondateur de son identité, le village qu’il n’a jamais vraiment quitté, le pays qu’il a toujours fait sien: la seconde partie, l’histoire de Sablakh de 1914 à 1918, peut alors être entendue.

À la dimension elliptique des premières séquences répond un foisonnement de détails, comme si la connaissance préalable des événements, leur acceptation, avaient libéré la parole. Les langues évoquées se multiplient: arabe, hindi, anglais, russe, araméen, kurde, hébreu, persan, djabali, azéri; les odeurs de mets cuisinés, d’épices, de thym, d’épiaire, de menthe envahissent l’espace; les couleurs sont éclatantes: les cheveux noirs d’Esmer, la blancheur diaphane du visage de Fatemeh; des objets précieux – samovars, tissus opulents, porcelaine fine – sont autant de cadeaux rapportés de leurs voyages par Shlomo et son associé Mir Ali.

Samir Naqqash excelle à faire ressentir la beauté de la nature, même quand elle se révèle hostile à l’homme. Les paysages de neige sont grandioses, que la terre soit simplement enfouie sous une épaisse couverture d’un blanc immaculé, qu’elle soit entachée du sang rouge des victimes assassinées ou qu’elle gèle les pieds de Shlomo, contraint par le représentant du tzar à porter le firman (décret) à tous les membres de sa communauté. Certains sites exercent un véritable pouvoir d’attraction, comme ce verger magnifique, vénéré par Shlomo et sa famille, où, en dépit des risques encourus et des interdits, Esther, la seconde épouse, se rend avec ses enfants et finit par trouver la mort. Chaque image, aussi harmonieuse et paisible soit-elle, semble contenir en elle la barbarie de l’homme.

La géographie des lieux, la topographie des routes chaotiques et sinueuses, l’enchevêtrement des ruelles, la configuration des maisons témoignent de la proximité vécue et voulue par les communautés qui cohabitent harmonieusement jusqu’au déclenchement de la guerre, avec les incursions successives des forces russes, ottomanes et allemandes.

La violence aveugle qui en résulte, la terreur qui gagne la population, la famine qui s’installe ne réussissent pas à briser l’affection qui lie les familles. La solidarité perdure car les valeurs fondamentales communes aux religions juive, musulmane et chrétienne, inscrites dans une pratique ancestrale, transmises à travers les générations et exprimées au quotidien dans des gestes simples, transcendent l’absurdité des conflits.

La haine que les occupants russes veulent inoculer en forçant des juifs à enterrer des musulmans qu’eux-mêmes viennent d’assassiner ou que les occupants allemands et ottomans induisent en massacrant des chrétiens et des juifs dès leur retour à Sablakh ne font que resserrer les liens entre les citoyens. La scène qui montre Shlomo porter sur ses épaules le père de Mir Ali, son associé musulman, et accueillir chez lui toute la famille menacée de mort par les troupes russes, celle qui voit les brigands Jaafar Akbar et Hussein épargner Shlomo en souvenir de l’intervention de son père Yehouda Kattani auprès du gouverneur pour leur éviter la potence sont d’autant plus puissantes qu’elles sont présentées comme évidentes.

Les actes incompréhensibles ou intolérables ont plutôt lieu au sein d’une même communauté ou famille, comme l’amour destructeur que Reza Ali porte à Fatemeh, la femme de son frère Mir Ali, la rivalité qui oppose les frères Vali et Mortaza Hadjizadeh pour la domination du village, la folie qui transforme les victimes de la famine en cannibales, se battant pour dévorer leurs proches, morts de faim.

Les années de guerre sont racontées en boucle avec des arrêts sur les temps forts qui annoncent le monde d’après – la montée de l’idéologie marxiste relayée par les discours et prises de position de Hassan Tchakmak, la percée de l’extrémisme, qu’il soit politique ou religieux, la progression des nationalismes avec les départs et les déplacements de populations.

« J’ai appris au travers des malheurs du passé que le destin plaçait l’homme au milieu d’un champ de mines… » mais: « Seul ton destin t’atteint ».

(p. 84)

Sylvie Bressler

Henri Godard, À travers Céline, la littérature, Paris, Gallimard, 2014, 220p., 17, 50 €

Henri Godard, critique, biographe et éditeur de Céline dans la collection « La Pléiade », a le rare privilège de pouvoir raconter son histoire de lecteur: d’abord jeune amateur ébloui par les romans (lus dans le désordre), puis traumatisé par la découverte des abominables pamphlets de l’auteur du Voyage au bout de la nuit, enfin spécialiste, déchiffreur des milliers de pages manuscrites laissées par Céline. Ce récit est à la fois une autobiographie intellectuelle et un manifeste critique courageux, car Henri Godard prend le risque de nous raconter que c’est (justement) la lecture des pamphlets qui est à l’origine de sa vocation. Malgré la honte ressentie devant les pamphlets, comment justifier intellectuellement la juvénile intuition enthousiaste devant les romans ? La passion du jeune lecteur, normalien, agrégé, l’a amené à déposer un sujet de thèse (ce sera la Poétique de Céline4) et à se vouer à l’édition scientifique des romans avec un appareil critique impressionnant.

Pour pouvoir lire les romans sans interférence avec les pamphlets, le critique a plusieurs outils qu’il manie avec virtuosité. Henri Godard a publié une excellente biographie de Céline et ses lettres; il sait tout ce qu’on peut savoir sur son auteur de chevet; il a écrit pour La Pléiade des notices où une passionnante rubrique s’intitule « Les données de l’expérience ». Mais dans ce livre, qui est un récit-manifeste, il ne fait pratiquement aucune allusion aux expériences vécues par Céline. Pourtant, dans ses romans (en fait, un gigantesque roman-feuilleton picaresque), celui-ci ne cesse jamais de broder autour de ses aventures: militaire et combattant (trois mois en 1914), blessé en hôpital puis employé-trafiquant à Londres; avant cela (ou pendant), enfant d’une famille aisée puis grouillot pour des commerçants; plus tard, homme d’affaires en Afrique, hygiéniste en Amérique, médecin en cabinet, chez les riches (à Rennes), puis en dispensaire, chez les pauvres (de banlieue); écrivain célèbre et polémiste, maître à penser des antisémites et des collaborateurs (plus tard des négationnistes); placeur d’or dans des banques à l’étranger, fuyard devant la progression des armées alliées; enfin accusé-accusateur perpétuel, clochard de banlieue − avec un bon compte en banque et des conditions de droits d’auteur absolument exceptionnelles chez Gallimard. De tout cela, pas un mot dans ce volume d’Henri Godard (qui nous a déjà tout dit sur la vie de l’écrivain, mais ailleurs). Le critique est d’une discrétion absolue sur la façon dont les expériences sont passées dans l’œuvre du romancier.

Car seule compte l’écriture, et le premier argument est artisanal: Céline a écrit ses pamphlets à toute vitesse, alors que l’examen minutieux de ses nombreux manuscrits montre le soin obsessionnel qu’il mettait à écrire et réécrire ses romans, pour créer son style et son univers. Dans la lecture personnelle du critique, le grand style de Céline est celui d’un comique très performant, et intervient alors le recours à l’expérience du lecteur: Céline fait rire à chaque page − sauf une « minorité de réfractaires ». Le comique sert d’antidote à ce qui reste visible de l’idéologie de Céline (celle qui coule à flots dans ses pamphlets). Mais les références racistes subsistent, malgré toute l’autocensure, déjà dans le Voyage…:

Elle trépignait dans la poussière et le grand désespoir en musique négro-judéo-saxonne. Britanniques et Noirs mêlés. Levantins et Russes […],

ou dans Mort à crédit, donnant lieu à des clichés − cette variété populaire de comique de répétition:

Mais je ne suis pas Zizi, métèque, ni Franc-Maçon, ni Normalien, je sais pas me faire valoir.

Ces lapsus seront noyés dans l’exagération générale propre au style de Céline: le lecteur, qui serait horrifié s’il lisait les pamphlets, pourra lire les romans de Céline en riant.

Refusant d’analyser les liens entre la vie de Céline et ce qui en apparaît dans les romans, Henri Godard ne nous donne pas les moyens de lire les scénarios de ces œuvres. Ceux qui pensent que, dans un roman, la construction de l’histoire est tout autant partie prenante du projet artistique que son « écriture » devront accepter de lire les livres de Céline comme des poèmes, et non comme des romans. Henri Godard encourage le lecteur à lire et relire Céline lentement, en revenant en arrière, en écoutant le son des mots, le rythme des syllabes − il est vrai que l’une des réussites d’écriture les plus incontestables de Céline (l’évocation du bombardement dans les pages 13 à 21 de Guignol’s Band I5) retrouve les mouvements de l’écriture poétique versifiée:

Notre bouzine cane, grelotte, engagée traviole au montoir entre trois camions déporte, hoquette, elle est morte !

Quant au « travail d’écriture » de Céline, nous dit le critique, il n’est réellement perceptible que si l’on examine l’évolution des versions: chaque lecteur doit se faire critique génétique:

Dans la prose de ses derniers romans, le lecteur doit bon gré mal gré changer [je souligne] son rapport habituel au texte. Du même coup, c’est le rapport au temps qu’il a habituellement durant une lecture qui se trouve ainsi modifié.

Lire ainsi Céline, c’est entrer dans une religion ascétique, et Henri Godard décrit minutieusement son propre cheminement spirituel: la longue fréquentation d’un auteur peut conduire à des illuminations.

Pour faire ressentir l’expérience existentielle que doit éprouver le lecteur, et puisque le critique refuse le biographique, il lui reste le recours au vocabulaire et aux concepts abstraits de la métaphysique: la Mort, la Violence, le Mal, le Beau. À l’autre extrémité du discours critique, Henri Godard n’ignore en rien l’existence de l’inconscient, et il nous a appris que Céline avait lu Freud avec intérêt, mais il ne cherche jamais à « appliquer la littérature à la psychanalyse ». C’est dommage. Le lecteur sensible aux expériences existentielles à l’origine de la grande littérature pourrait peut-être découvrir qui est le « je » qui parle et qui pourrait le toucher − ou bien il risquerait de déceler quel est le « ça » qui jacte et qui est embusqué tout au fond de la psyché de l’auteur. Il pourrait s’interroger sur les pulsions et les phobies qui sont à l’œuvre derrière l’écriture des romans, et qui sont peut-être les mêmes que celles qui ont laissé dégouliner les pamphlets.

Quand on sait ce qu’est la passion qui peut guider une recherche dans une œuvre, et qu’on lit un livre d’un grand critique comme Henri Godard, on constate qu’on peut ne pas en partager les passions; on peut même être en partie en désaccord avec des méthodes de lecture, mais cependant être complètement passionné par la démarche d’un livre à la fois profond, aisé à lire et très excitant malgré (ou plutôt grâce à) ses partis pris: il oblige le lecteur à regarder en face ses propres raisons de lire et d’admirer/de critiquer les « grands auteurs ».

Jean-Louis Lambert

Olivier Rey, Une question de taille, Paris, Stock, 2014, 276 p., 20 €

Mathématicien et philosophe, romancier et essayiste, Olivier Rey consacre un ouvrage à la pensée d’Ivan Illich (1926-2002), qu’il aborde par le biais de la taille, et plus généralement par cette obsession qu’a le capitalisme de tout mesurer (les transactions, la qualité de l’air, la consommation d’essence, le poids, les maladies, les vitesses, etc.) au nom d’une plus grande (évidemment !) efficacité. Cette course au « toujours plus » ne satisfait pas pour autant l’être humain:

Une partie de l’insatisfaction persistante, malgré les progrès du confort, relève de l’ingratitude: sitôt un problème résolu, l’être humain tend à considérer le nouvel état comme « normal », à oublier ce qu’il en était auparavant et à porter plus loin ses désirs. De ce fait, l’abondance ne peut jamais en elle-même être source de bonheur.

Une telle situation est une aubaine pour la société de consommation qui joue de cette insatisfaction pour proposer de nouvelles marchandises, créer de nouveaux besoins et entraîner tous les Terriens dans le fun shopping. Il adhère aux analyses de Günther Anders, développées dans les deux tomes parus de l’Obsolescence de l’homme6, qu’il articule au théorème d’Illich-Dupuy sur la contre-productivité des institutions de services une fois passé un certain seuil (l’école n’instruit plus, l’hôpital rend malade, les transports dysfonctionnent et s’avèrent chronophages…). Si le capitalisme matériel continue son absurde dégradation de la nature et épuise les ressources non renouvelables, le capitalisme immatériel (qui consomme de nombreux matériaux…) « dépossède les communautés et les individus de tout ce qu’ils étaient jadis capables de faire par eux-mêmes ».

C’est précisément ce qu’Ivan Illich dénonce dans le Travail fantôme:

Jusqu’à nos jours le développement économique a toujours signifié que les gens, au lieu de faire une chose, seraient désormais en mesure de l’acheter7.

Ce changement entraîne une privatisation des « communaux », une dévalorisation de tout ce qui résulte du vernaculaire, un passage d’un monde genré à un monde sexué, une substitution d « système technique » à l’« outil », une altération de ce qui n’a pas de prix mais une valeur (comme l’amitié, par exemple), etc.

Olivier Rey associe à sa démonstration Leopold Kohr, auteur populaire parmi les décroissants, en insistant sur la thèse de The Breakdown of Nations (1957):

Il semble qu’il n’y ait qu’une seule cause derrière toutes les formes de misère sociale: la taille excessive […]. La taille excessive apparaît comme le seul et unique problème imprégnant toute la création. Partout où quelque chose ne va pas, quelque chose est trop gros.

C’est cette position qui se trouve résumée dans le célèbre slogan: Small is Beautiful, qui a été popularisé par Ernst Friedrich Schumacher avec son livre éponyme8. D’autres ouvrages de Leopold Kohr méritent aussi d’être lus et pourquoi pas traduits en français, je songe à The City of Man (1976), préfacé par Ivan Illich…

Ce dernier, en tant qu’historien, attribue à l’histoire (le « jadis » d’Olivier Rey) la capacité à éclairer le présent et non à se réfugier dans des traditions qui seraient mieux adaptées à notre condition humaine…

Le lecteur remarquera qu’il m’arrive souvent de considérer le présent comme si je devais en rendre compte aux auteurs des textes anciens que j’interroge. Je souhaiterais suggérer à chaque auditoire que c’est seulement dans le miroir du passé qu’il est possible de reconnaître l’altérité radicale de notre topologie mentale du xxe siècle, et d’en déceler les axiomes générateurs qui restent généralement hors de portée de l’attention contemporaine9.

Un salutaire essai qui privilégie « la proportion » à « l’échelle » et la « juste mesure » au « toujours plus grand ».

Thierry Paquot

Céline Marangé, Le Communisme vietnamien (1919-1991). Construction d’un État-nation entre Moscou et Pékin, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2012, 611 p., 32 €

Il aura fallu que disparaisse l’ombre portée de la guerre froide pour que le communisme vietnamien devienne l’objet d’une étude sereine. Et qu’une historienne polyglotte s’empare d’archives de tous horizons: Komintern, Pcus, Pcc, Pcf, etc. (à l’exception des archives vietnamiennes de la période contemporaine encore fermées) pour qu’une telle étude puisse être menée à bien.

L’ouvrage de Céline Marangé met en lumière l’originalité d’un combat sans équivalent. Par sa durée d’abord: du 26 décembre 1920, avec le ralliement d’Ho Chi Minh au Komintern, au 30 avril 1975 avec l’entrée à Saïgon des troupes du Nord-Vietnam et du Fln. Par sa complexité ensuite, due au cheminement, côte à côte, d’un nationalisme exigeant avec une idéologie de révolution sociale sans concession.

Pour conquérir le territoire, et pour cela vaincre la puissance coloniale, puis l’armée des États-Unis, le « communisme vietnamien » a dû et a su composer, adapter ses stratégies. Celles-ci ont tenu compte d’événements et/ou de circonstances d’une double nature. Événements propres au mouvement communiste tels les intérêts des Grands Frères, Moscou et Pékin, et les directives du Komintern concernant les pays coloniaux. Ce qui n’empêche pas le « communisme vietnamien » de conserver une capacité d’autonomie et de prendre seul les décisions essentielles pour son avenir. Ainsi du déclenchement de la « guerre française » le 19 décembre 1946 et de la reprise des combats dans le Sud du pays en janvier 1959. Les événements internationaux – la guerre froide, la guerre de Corée, la détente – dictent aussi des changements de posture. Ainsi, à Genève en 1954, le « communisme vietnamien » est contraint d’accepter la découpe du Vietnam.

De l’ouvrage de Céline Marangé, on retiendra spécialement les chapitres les plus novateurs qui portent sur le vécu au quotidien des communistes vietnamiens, tant avant qu’après leur prise de pouvoir sur l’ensemble de leur pays. Ce vécu banalise en quelque sorte le parcours. Au terme de cette étude très documentée, il est clair que le « communisme vietnamien » n’a cessé de s’inspirer des modèles soviétique et chinois. Longue est la liste des emprunts sous la direction d’un parti qui entend exercer un pouvoir absolu. Ses services de sécurité, ses organisations de masse déploient leur « efficacité »: élimination des « traîtres » toutes catégories avec de possibles, mais tardives, réhabilitations; généralisation des camps de travail; lutte contre les fléaux sociaux qui dissimulent mal des conflits de pouvoir; campagnes patriotiques qui ne sont en réalité que des campagnes d’épuration; disparition soudaine de la scène et des médias de personnalités qui, longtemps, avaient occupé les premiers rangs, etc.

Particulier par sa ténacité, un courage, une capacité de résistance presque sans égal, le « communisme vietnamien », à l’origine de tant d’enthousiasme, était aussi un communisme comme les autres.

Philippe Richer

Brèves

Marcel Hénaff. Violence dans la raison ? Conflit et cruauté, Paris, L’Herne, coll. « Essais », 2014, 240 p., 15 €

Cet ouvrage donne tout son sens au travail au long cours, riche et exigeant, de Marcel Hénaff, qui ne dissocie jamais les approches anthropologique (c’est un connaisseur hors pair de Lévi-Strauss) et philosophique. En effet, l’auteur du Prix de la vérité. Le don, l’argent, la philosophie, et du Don des philosophes. Repenser la réciprocité confronte implicitement ses interrogations récentes sur la réciprocité et la pacification de la violence à son premier travail, qui portait sur Sade. L’occasion lui en est donnée par une relecture de la Dialectique de la raison de Max Horkheimer et Theodor Adorno, qui imputait l’échec des Lumières au triomphe de la raison instrumentale. Pour Hénaff, ce n’est pas une autodestruction de la raison, « c’est l’émergence de quelque chose d’inconnu qui a outrepassé le projet même des Lumières, à commencer par une nouvelle forme de violence, la Terreur ». Cette Terreur, qui est nommée « cruauté » dans un dernier chapitre très novateur sur le plan anthropologique, renvoie alors à la violence la plus contemporaine, celle de Daech par exemple, qui pose la question de l’inhumanité. Sade n’était pas seulement un écrivain des corps, il avait compris que la violence pouvait basculer cruellement et vouloir ne jamais s’arrêter. Mais l’écrivain n’était pas un terroriste…

O. M.

Jérôme Fourquet, Nicolas Lebourg, Sylvain Manternach, Perpignan, une ville avant le Front national ?, Paris, Fondation Jean-Jaurès, 2014, 130 p., 6 €

Convoitée par Louis Aliot, ­vice-président du Front national, Perpignan, cinquième grande ville la plus pauvre de France, aurait pu basculer à l’extrême droite aux dernières élections municipales. Cas unique parmi les villes de plus de 100000 habitants, le FN arrive en tête du premier tour, avant d’être battu au second par le maire sortant, Jean-Marc Pujol (Ump, « Droite forte »). Cette monographie complète très utilement des analyses nationales du vote FN. Elle montre la complexité du puzzle identitaire local (contingent important de rapatriés d’Algérie, population gitane dans le quartier le plus pauvre de France, immigration maghrébine), ­enrichie par l’invention identitaire récente du « catalanisme », lourdement instrumentalisée par les élus locaux, dans une longue tradition clientéliste. Au-delà des particularités locales, l’analyse fait ressortir la relation entre la fragmentation sociale et le vote extrême: plus le territoire est inégalitaire, plus le vote FN est élevé. Loin des analyses cherchant à isoler un profil type de l’électeur FN, cette note souligne la nature protéiforme, transclassiste du vote frontiste, qui s’installe aussi parce que la légitimité de l’offre politique locale se décompose.

M.-O. P.

Pierre-Antoine Chardel (sous la dir. de), Politiques sécuritaires et surveillance numérique, Paris, Cnrs Éditions, coll. « Les Essentiels d’Hermès », 2014, 215 p., 8 €

Il semble bien loin aujourd’hui le temps où l’internet était associé à la liberté, à la fluidité, où l’on surfait sans crainte et – pensait-on – sans conséquences. L’image du réseau s’est aujourd’hui assombrie: usurpation d’identité, surveillance, exploitation commerciale des données, le citoyen semble en position de faiblesse face à des États et à des entreprises qui étendent leur empire, souvent avec sa complicité, consciente ou inconsciente. Dans la présentation générale de cet ouvrage, Pierre-Antoine Chardel souligne le haut niveau d’« acceptation sociale des technologies de surveillance », qui fait, par exemple, que les révélations d’Edward Snowden sur le logiciel Prism de la National Security Administration américaine n’ont guère provoqué de mouvement majeur d’indignation dans l’opinion publique. Bien sûr, la complexité juridique et technique du réseau rend difficile l’appropriation par les citoyens de leurs propres données, et leur maîtrise. Bien sûr, les autorités arguent de la menace terroriste pour mettre en place des outils de plus en plus fins d’observation et de surveillance. Bien sûr, les gens aujourd’hui veulent être vus, sur les réseaux, sur les écrans. Mais qui doit profiter de cette visibilité ? Comment interpréter cette interpénétration entre contrôle et désir d’être vu, l’avènement de la « sousveillance », comme la nomme Jean-Gabriel Ganascia ? Et ne faut-il voir dans le renforcement des appareils sécuritaires des États qu’une manière de masquer la déliquescence d’une autre protection, la protection sociale, à l’heure de la crise de l’État-providence (voir l’entretien avec Zygmunt Bauman) ? De l’état d’exception à la surveillance généralisée (Marie Goupy), ce livre permet d’aborder ces questions centrales – et souvent trop peu discutées – à travers des perspectives diverses (juridique, philosophique, sociologique…).

A. B.

Serge Berstein et Michel Winock, Fascisme français ? La controverse, Paris, Cnrs Éditions, 2014, 254 p., 20 €

Cet ouvrage collectif est une réaction au livre d’entretiens récemment paru de l’historien Zeev Sternhell (Histoire et Lumières. Changer le monde par la raison, Albin Michel, 2014) qui prolonge une querelle déclenchée par la parution de son Ni droite ni gauche en 1983. Dans ce travail d’histoire des idées, Sternhell voulait démontrer l’existence d’un fascisme dont la France aurait été un « laboratoire intellectuel », ce que les historiens hexagonaux, par provincialisme ou mauvaise foi, refuseraient de reconnaître. Cet ensemble revient sur cette controverse régulièrement alimentée. La reprise d’articles déjà parus de Jacques Julliard (« Sur un fascisme imaginaire ») et d’Emilio Gentile (« Qu’est-ce que le fascisme ? ») permet de faire le point sur la définition même du fascisme et son application à la France. Paul Thibaud fait très finement le point sur l’attitude de Mounier et d’Esprit, mis en cause par Sternhell. Jean-Paul Thomas montre le durcissement progressif de la thèse de Sternhell à propos des Croix de feu et du Parti social français et Jean-Pierre Azéma revient sur la nature du régime de Vichy. La controverse concerne aussi le comparatisme, puisqu’elle suppose l’utilisation d’une même catégorie pour décrire des partis et des régimes en France, en Italie et en Allemagne (Marie-Anne Matard-Bonucci, Rainer Hudemann). Au-delà des questions de personne, une bonne occasion de faire le point sur les mouvements politiques des années 1930 et leur transformation après 1940.

M.-O. P.

En écho

CENTENAIRE DE CHARLES PÉGUY – Nous avons rendu compte, depuis notre numéro d’octobre, des nombreuses parutions accompagnant le centenaire de la mort de Charles Péguy. Avec une ­substantielle préface de Marc Crépon, les éditions de La Découverte ont la bonne idée de rééditer le livre que Romain Rolland a consacré à Péguy en 1944. Grand spécialiste de Péguy, Albert Béguin chroniquait ainsi le livre au moment de sa parution (Esprit, août 1945): « Deux personnages se font vis-à-vis, Péguy et Rolland, en qui s’incarnent de façon exemplaire deux attitudes spirituelles presque parfaitement antithétiques. La beauté du livre est là, dans cette confrontation qu’il suggère, dans le choix qu’il impose comme malgré lui. Péguy en sort grandi, mais en dépit de Romain Rolland. » La Revue des Deux Mondes présente aussi un dossier sur Charles Péguy, qui s’ouvre par un texte de Benoît Chantre sur le projet des Cahiers de la quinzaine, c’est-à-dire le sens d’une revue par rapport à la presse et à l’édition. On remarquera notamment dans cet ensemble un entretien avec François Ponchaud, spécialiste des Khmers, qui revient sur l’expérience totalitaire, le rapport à l’Orient et le bouddhisme.

TRANSHUMANISME – Nouvelle idéologie ou reformulation d’un espoir de progrès humain ? Avec les perspectives ouvertes par une possible convergence des nanotechnologies, des biotechno­logies, des technologies de l’information et des sciences cognitives, un grand débat éthique commence à s’ouvrir. Un dossier de la revue protestante Foi et vie, « Transhumanisme: l’homme augmenté ou bafoué », permet de mieux comprendre l’historique de ce thème, les différentes pistes qui sont explorées et les questions théoriques posées à notre idée de la nature humaine (décembre 2014, 10 €, www.foi-et-vie.fr).

HISTOIRE GLOBALE – La revue Sciences humaines présente un hors-série sur « La nouvelle histoire du monde » (voir notre dossier de décembre 2013, « Comment faire l’histoire du monde ? ») qui présente les nouvelles approches historiques, croisées ou décentrées, qui racontent la globalisation en variant les points de vue. Un signe que la mondialisation, loin de se réduire à un discours opérationnel accaparé par l’économie, appelle aussi des récits alternatifs des échanges et des relations entre aires culturelles (Les Grands Dossiers des sciences humaines, hors-série no3, décembre 2014-janvier 2015, 12 €).

SYNDICALISME – La Cfdt a fêté en novembre 2014 son cinquantenaire et profite de l’occasion pour relire son histoire, marquée par la volonté de transformation sociale. Les textes réunis mettent notamment l’accent sur l’action internationale de la Cfdt et sur la cause des femmes (Cfdt la revue, novembre-décembre 2014, no 8, 10 €).

Avis

Le 24 février 2015 à 19h19, la revue organise un débat public à la Gaîté lyrique autour du dossier « L’avenir du pouvoir local » : nous y débattrons de la réforme territoriale, des spécificités françaises, avec Daniel Béhar et Béatrice Giblin, qui ont participé au dossier. Entrée libre et gratuite dans la limite des places disponibles. Pour vous inscrire, écrivez à a.beja@esprit.presse.fr. Informations pratiques sur notre site internet, rubrique « Rendez-vous ».

Dans les mois à venir, nous consacrerons un grand numéro à la folie et la à la psychiatrie. Pourquoi la folie, si présente dans la tradition philosophique des années 1970, a-t-elle disparu du champ de la réflexion ? Entre neuro­sciences et psychanalyse, quel est l’avenir de la psychiatrie française ? Dans la rue, en prison, comment traiter la maladie mentale ?

Sur notre site, retrouvez une sélection de textes sur la violence terroriste, en lien avec notre dossier « Après le 11 janvier », les vidéos de nos débats à la Gaîté lyrique, ainsi que notre enquête sur la montée du Front national.

  • 1.

    Les enregistrements sont disponibles sur le site de l’éditeur américain de Darnton: http://www.hup.harvard.edu/features/poetry-and-the-police/ et les paroles dans les annexes fournies de l’édition Gallimard. Cette expérience est salutaire tant il nous semble presque étonnant aujourd’hui de ne pouvoir reconstituer qu’avec difficulté les sons de cette période alors que nous bénéficions depuis plus d’un siècle de nombreux enregistrements sonores.

  • 2.

    Ce phénomène a été étudié pour l’Amérique contemporaine à partir de l’exemple des reprises du répertoire folk par Bob Dylan dans Greil Marcus, la République invisible. Bob Dylan et l’Amérique clandestine, Paris, Denoël, 2001.

  • 3.

    R. Darnton, Apologie du livre, Paris, Gallimard, coll. « Nrf essais », 2011.

  • 4.

    Henri Godard, la Poétique de Céline, Paris, Gallimard, 1985, réédité en 2014 dans la collection « Tel ».

  • 5.

    Louis-Ferdinand Céline, Guignol’s Band I, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1989.

  • 6.

    Günther Anders, l’Obsolescence de l’homme, tome I, Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle [1956], trad. Christophe David, Paris, Éditions de l’Encyclopédie des nuisances/Éditions Ivréa, 2002; tome II, Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle, trad. C. David, Paris, Éditions Fario, 2012.

  • 7.

    Ivan Illich, le Travail fantôme, Paris, Le Seuil, 1981.

  • 8.

    Publié en 1973, il a été traduit en français sous le titre Small is Beautiful. Une société à la mesure de l’homme, Paris, Le Seuil, 1979.

  • 9.

    I. Illich, Dans le miroir du passé. Conférences et discours, 1978-1990, Paris, Descartes & Cie, 1994.