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Ceux qui restent

novembre 2019

Dans Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin (Paris, La Découverte, 2019), à partir d’une enquête immersive de plusieurs années dans la région Grand Est, le sociologue Benoît Coquard plonge dans la vie quotidienne de jeunes femmes et hommes ouvriers, employés, chômeurs, qui font la part belle à l’amitié, au travail et à mille et une occasions d’entretenir « une bonne réputation ». Ils sont « ceux qui restent », dans les campagnes en déclin, contrairement à ceux – jeunes diplômés en particulier – qui sont partis faire leur vie ailleurs. À rebours des idées qui ont cours dans les métropoles urbaines sur cette fraction du monde rural d’aujourd’hui, ce livre montre comment, malgré la lente disparition des services publics, des usines, des associations et des cafés, malgré le chômage qui sévit, des consciences collectives persistent, mais sous des formes fragilisées et conflictuelles. Le texte qui suit est extrait de l’introduction de l’ouvrage.

Le sous-titre de cet ouvrage est une référence aux «  campagnes en déclin  ». Cette terminologie de sens commun a seulement pour but d’établir une distinction, à partir de critères démographiques et économiques, entre deux grands types de réalités sociale et géographique dans la France éloignée des grandes villes. Il existe d’un côté des milieux ruraux dits attractifs, qui se repeuplent et parviennent à attirer de nouveaux habitants, et, de l’autre, des milieux ruraux qui se dépeuplent et s’appauvrissent, qui sont ceux dont nous allons parler et que l’on appelle «  campagnes en déclin  ». Ne pas admettre cette division minimale, ce serait un peu comme réunir en une même catégorie Neuilly-sur-Seine et Aubervilliers au motif que ce sont deux villes de banlieue parisienne. Un tel amalgame n’aurait aucune chance de convaincre un auditoire et pourtant, lorsqu’il s’agit de villages et de bourgs méconnus, on peut se permettre de loger tout le monde à la même enseigne. Pourquoi cette facilité d’amalgame, dont atteste bien la notion de «  France périphérique  » ? Objectivement, les zones en déclin démographique du Grand Est diffèrent grandement des campagnes riches (proches des littoraux touristiques ou des territoires viticoles) et de toutes les régions rurales qui peuvent bénéficier de différentes manières de l’influence des grandes villes. Dans les territoires ruraux dits attractifs, la population augmente, les constructions et rénovations de maisons vont bon train. On y retrouve une mixité sociale assez comparable à celle d’une ville moyenne, avec une part importante de professions intermédiaires puis de cadres et professions intellectuelles supérieures, notamment parmi les néoruraux. Ceux qui le peuvent y achètent volontiers une maison secondaire et ceux qui y vivent valorisent parfois le fait d’être autochtones en s’appuyant sur l’image «  authentique  » d’un «  territoire  » fait patrimoine[1]. Par opposition, les campagnes en déclin ne se prêtent pas à un usage touristique et contemplatif. En partie de ce fait, elles sont relativement mal connues des classes dominantes qui produisent les représentations légitimes de la société. Il s’agit de vieilles régions industrielles qui subissent encore les profondes mutations du capitalisme néolibéral. L’emploi et la population y diminuent continuellement, les jeunes diplômés partent faire leur vie ailleurs dans des proportions assez semblables au dernier exode rural d’après-guerre[2]. Dans cette logique de tri scolaire, ceux qui restent sont plutôt celles et ceux qui n’ont pas les ressources nécessaires pour être mobiles. Ils et elles ont aussi la particularité de persister à vivre comme ils et elles l’entendent, malgré un apparent climat général d’obsolescence de «  leur  » monde.

Ceux qui restent sont plutôt celles et ceux qui n’ont pas les ressources nécessaires pour être mobiles.

Lorsque j’ai commencé à enquêter en 2010, on parlait encore peu de ces régions, que ce soit dans les médias ou dans la recherche. Depuis, à cause des scores très importants de l’extrême droite et plus récemment du mouvement des Gilets jaunes, les médias nationaux sont venus tendre leurs micros aux habitants des villages de ma région d’origine. Certains papiers de journalistes ont fait découvrir à leurs lecteurs des réalités locales longtemps restées dans l’ombre : le délabrement des centres-bourgs, la consommation d’héroïne chez les jeunes adultes pris dans la crise de l’industrie locale, le démantèlement du système de santé, le manque criant de médecins et l’arrivée de praticiens roumains pour les remplacer, les fermetures de classes, etc. Mais le regard extérieur sur ces réalités rurales peut parfois être empreint d’une vision en surplomb, un brin exotisante, voire méprisante. L’un des articles qui avaient fait le plus réagir les «  gens du coin  » était paru dans un média de gauche. Son titre faisait directement référence aux disputes quotidiennes entre habitants de ce village qui votent massivement Front national (Fn). À sa lecture, ces derniers avaient eu l’impression de vivre dans une ambiance de guerre des tranchées, où des espèces de «  ruraux bourrus  » passeraient leur temps à se haïr entre eux et à rester cloîtrés devant la télé pour mieux ruminer contre les étrangers.

Tout se passe alors comme si, d’un folklorisme à l’autre, la représentation idéalisée des communautés villageoises de «  jadis  » avait laissé la place à deux représentations opposées des habitants de ces espaces ruraux en déclin : soit un récit misérabiliste du style de vie des prétendus «  beaufs racistes  » qu’on retrouve plutôt à gauche, soit une ode à ladite «  France oubliée  », «  périphérique  », qui incarnerait d’une certaine manière le «  vrai peuple  » à défendre, qu’on retrouve plutôt à droite.

Comment comprendre le succès et la pérennité de ces représentations assez caricaturales des classes populaires qui forment, rappelons-le, le groupe social très majoritaire de ces campagnes en déclin ? Deux facteurs apparaissent ici essentiels : primo, ces classes populaires rurales sont particulièrement dominées (au sens sociologique), et, secundo, elles sont, dans tous les sens du terme, très éloignées de ceux qui parlent d’elles, parfois même en leur nom. Et, à force de diffusion massive, de telles descriptions ont des effets performatifs sur les personnes évoquées à travers elles. En ce domaine, rien de nouveau : Pierre Bourdieu, dès les années 1970, avait analysé ce symptôme de la «  classe objet  », quand une classe sociale dominée (pour lui, à cette époque, il s’agissait typiquement de la petite paysannerie béarnaise) «  est parlée  » par d’autres et soumise à une image d’elle-même produite de l’extérieur[3].

On peut toutefois trouver des circonstances atténuantes aux producteurs de ces discours dominants. Il est vrai que «  pour celui qui ne connaît pas  », comme disent les enquêtés pour anticiper l’étonnement des profanes, une simple balade dans les cantons les plus dépeuplés de la France rurale et industrielle peut donner l’impression d’un monde détruit où plus rien ne bouge, avec des maisons qui s’éboulent et des rues désertes. Et, même si le journaliste interroge les habitants, il aura toutes les chances de tomber sur un adolescent qui lui dira : «  Ici, c’est mort !  » De la même manière qu’après les dernières élections les réalisateurs de micros-trottoirs dans les villages auront aisément trouvé des passants pour déclarer être «  pour Le Pen  » à des journalistes venus chercher ce genre d’«  authenticité  ». Car aujourd’hui déclarer publiquement son affinité avec le Front national ne porte plus guère préjudice. Pour une partie de la population enquêtée, nous verrons que l’adhésion publique au discours frontiste peut opérer comme un gage de respectabilité minimale. C’est ce qui lui permet au plus vite de se définir socialement, tout particulièrement face à un inconnu perçu comme quelqu’un d’important, c’est-à-dire se définir en négatif, contre «  ceux qui profitent  », contre «  les cassos  », contre «  les immigrés  », etc.

Dans la vie réelle des campagnes postindustrielles, les descendants d’immigrés maghrébins font partie de «  ceux qui restent  ».

En surfant sur ce tableau sinistre, la notion de «  France périphérique  » marche de concert avec d’autres expressions ayant intégré le langage commun. Il en est une en particulier qui, en convoquant une vision racialiste du monde, connaît un succès grandissant dans le débat public. Alors, disons-le d’emblée, les personnes que nous allons découvrir dans les pages qui suivent n’aimeraient pas être réduites à ce stéréotype misérabiliste du «  petit Blanc  » venu se réfugier loin des grandes villes par «  insécurité culturelle  » afin de fuir les banlieues et leurs habitants. Tout d’abord, l’attitude craintive qu’on leur présuppose ne les caractérise pas du tout. Nous verrons même qu’ils sont fiers et sûrs de leur style de vie, comme deux d’entre eux qui me lançaient à la cantonade : «  Ici, c’est la Corse sans la mer.  » De plus, contre l’image isolée et individuelle du «  petit Blanc  », l’étude des appartenances quotidiennes montre que les habitants de ces régions rurales passent énormément de temps ensemble, «  chez les uns les autres  », comme ils disent, au sein de collectifs amicaux soudés par lesquels ils se définissent et construisent leurs visions du monde. Enfin, rappelons que, historiquement, ces zones rurales et industrielles ont toujours fait appel aux travailleurs étrangers (italiens, portugais, maghrébins, turcs…) ; elles n’abritent donc pas que des «  petits Blancs  ». Surtout, dans la vie réelle des campagnes postindustrielles, les descendants d’immigrés maghrébins font partie de «  ceux qui restent  ». En tant qu’enfants d’ouvriers, ils partagent les mêmes préoccupations et conditions d’existence que ceux de leur génération, issus ou non de l’immigration. Lors de cette enquête, j’ai logiquement rencontré des groupes d’amis composés à la fois de ces soi-disant «  petits Blancs  » et de descendants d’immigrés maghrébins. Là encore, nous verrons que ces jeunes adultes peuvent être solidaires, parce qu’ils se côtoient depuis l’enfance, travaillent dans les mêmes entreprises et font partie du même «  petit clan  » d’amis où l’on «  se serre les coudes  » en toutes circonstances. Bien sûr, dans des situations sociales critiques, d’autant plus nombreuses que la précarité augmente, cette solidarité locale peut s’effriter et déboucher sur une exacerbation du racisme, faisant oublier que de tels conflits sont aussi monnaie courante entre lesdits «  petits Blancs  ». Bref, entrer dans le quotidien des habitants des campagnes en déclin, c’est aussi découvrir la complexité des rapports sociaux qui s’y nouent dans le temps. […]

Avant les Gilets jaunes

Mon enquête s’est terminée (par une série d’entretiens) quelques mois avant le mouvement des Gilets jaunes, au moment de la mobilisation contre les 80 km/h qui déjà faisait émerger des thématiques aujourd’hui visibles dans le débat public. Il va sans dire que ce mouvement est assez embarrassant pour les théoriciens du repli sur soi et de l’apathie qui caractériseraient la «  France périphérique  ». En quelques semaines, cette mobilisation a en partie changé la donne sur cette question du sentiment d’illégitimité des classes populaires à prendre la parole et se faire entendre.

Je fais partie de ceux qui ont été surpris en voyant que les habitants des cantons dépeuplés du Grand Est, bien que très peu revendicatifs en temps normal, ont été parmi les plus impliqués de France, et ce dès la première journée. Ce sursaut exceptionnel, ayant pris une dynamique propre au fil de la mobilisation, m’a surtout étonné dans son ampleur et sa durée, les questions soulevées et la rhétorique employée m’étant en revanche tout à fait familières. À ce titre, nous verrons, au travers de la restitution de l’enquête de 2010 à aujourd’hui, que cet événement ne sort pas de nulle part et renvoie à des processus plus profonds, qui sont eux plus faciles à comprendre en temps normal, hors mouvement social ou conflit politique, avec la patience que nécessite une recherche lorsque l’intensité de l’activité sociale est faible. […]

Ce livre entend expliquer le violent triage d’une génération en mettant la focale sur les manières de se fréquenter, de se lier d’amitié ou de fonder un couple, mais aussi de vivre dans un sentiment de conflit permanent tout en cherchant à être reconnu par ses semblables. Si certaines personnes ont embrassé le mouvement des Gilets jaunes, c’est notamment parce qu’elles sont persuadées que leurs conditions d’existence se sont dégradées et que le style de vie auquel elles tiennent est menacé. Les Gilets jaunes, de ce point de vue, sont bien «  ceux qui restent  » ou plus exactement de ceux qui veulent rester faire leur vie dans les campagnes en déclin, contre le cours des choses et souvent dans une nostalgie d’une époque moins morose […]. Celles et ceux qui ont arboré du fluo évoquent dans leurs conversations le vague «  temps d’avant  », des «  anciens  » qui auraient «  mieux vécu  » ou «  savaient mieux vivre  » dans ce même espace rural qui était alors plus dynamique. C’est vrai qu’il n’y avait pas de problème de prix de l’essence, tout était à portée de vélo, y compris l’usine, l’épicerie et les services publics aujourd’hui démantelés…

 

[1] - Lire à ce sujet Jean-Claude Chamboredon et Annie Méjean, «  Récits de voyage et perception du territoire : la Provence, xviiie siècle-xxe siècle  », Territoires, no 2, 1985, p. 1‑105.

[2] - Pour un panorama statistique et cartographique des mondes ruraux français, se reporter à l’introduction de ce rapport (en libre accès) : Abdoul Diallo, Gilles Laferté et Nicolas Renahy, «  Mondes ruraux et périurbains : quelles représentations, quelles réalités ?  », introduction à Représentations et transformations sociales des mondes ruraux et périurbains, rapport d’information de Raymond Vall et Laurence Rossignol, Commission du développement durable, no 257, Sénat, Paris, 2012‑2013, p. 16‑30.

[3] - Voir Pierre Bourdieu, «  Une classe objet  », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 17‑18, 1977, p. 2‑5.