
Pourquoi privatiser ADP ?
La privatisation soulève de nombreuses critiques, y compris de la part d’économistes proches du gouvernement.
Au moment où ces lignes sont écrites, bien imprudent qui se risquerait à prédire l’issue du bras de fer entre le pouvoir et les oppositions sur le projet de privatisation d’Aéroports de Paris (Adp). Rappelons que cette privatisation, inscrite dans la loi Pacte du 23 mai 2019, est susceptible d’être annulée par le référendum d’initiative partagée dont le Conseil constitutionnel a autorisé l’organisation peu avant la promulgation de la loi. Rassembler les 4 717 396 signatures nécessaires à la tenue du référendum d’ici la date butoir du 12 mars 2020 ne paraît pas, à première vue, hors de portée et, s’il a lieu, on voit mal comment ce test de soutien pourrait être gagné par le gouvernement. Fin juin, l’affaire paraissait bien engagée pour les opposants, mais le rythme des signatures a nettement fléchi pendant l’été et le pronostic devient plus incertain. En l’absence de comptage officiel (notons au passage cette bizarrerie, peu dénoncée jusqu’ici, pour un processus qui s’inscrit désormais dans le jeu normal des institutions démocratiques), on ne dispose que d’estimations officieuses, dont celle du site Checknews lié à Libération. Celle-ci faisait état de 574 000 signatures au 28 juillet pour une cible théorique de 765 000, mais il faudra attendre la rentrée pour évaluer la tendance, au regard notamment du climat social.
Du point de vue politique, la situation est facile à analyser. Pour les diverses oppositions, c’est l’occasion rêvée de s’unir pour mettre le gouvernement en échec tout en surfant sur l’aspiration à la démocratie directe révélée par le mouvement des Gilets jaunes et le Grand Débat, non sans devoir payer le prix de contradictions internes. Si la gauche et les souverainistes n’ont pas trop de mal à justifier leur opposition au projet, les socialistes doivent quand même assumer le bilan du précédent quinquennat – la décision de confier au privé l’exploitation des aéroports de Toulouse, Lyon et Nice, à l’instigation d’Emmanuel Macron, certes, mais sans opposition notable de la part des députés PS. Quant aux Républicains, ils n’ont pas pour habitude de s’opposer aux privatisations et l’on imagine volontiers le trouble de leurs électeurs à voir, lors d’une réunion commune tenue par les opposants le 19 juin, une députée Lfi s’asseoir à côté d’un député LR.
Une rationalité financière douteuse
Sur le fond, la privatisation soulève de nombreuses critiques, y compris de la part d’économistes proches du gouvernement. L’équation financière n’a en effet rien d’évident : la privatisation devait rapporter 8 à 9 milliards d’euros avec lesquels, en ajoutant le produit de la vente de la Française des Jeux et de participations de l’État au sein d’Engie, le gouvernement veut constituer un fonds de 10 milliards d’euros permettant de consacrer chaque année 250 millions d’euros à l’innovation. Or les bénéfices d’Adp ont été de l’ordre de 190 millions en 2018 et sont en forte croissance. Les activités extra-aéronautiques (commerces, valorisation du foncier sous forme de bureaux et d’hôtels) sont une poule aux œufs d’or convoitée par les investisseurs. Pour faire bonne mesure, l’exemple des autoroutes privatisées en 2005 et l’échec dénoncé par la Cour des comptes de la privatisation récente de l’aéroport de Toulouse Blagnac incitent à la méfiance. Le gouvernement ne peut même pas faire valoir qu’il suit une tendance mondiale irrésistible : au plan mondial, seuls 14 % des aéroports sont gérés par le privé.
Le référendum est voué à servir d’exutoire.
Les oppositions que suscite cette réforme illustrent le paradoxe du macronisme, qui jouit d’une position imprenable au centre du jeu politique, mais dont le libéralisme décomplexé suscite l’opposition ou la méfiance d’une majorité d’électeurs. La demi-victoire de la majorité aux européennes, venant après des mois d’une contestation parfois violente soutenue par de larges secteurs de l’opinion publique, reflète cette situation paradoxale et non sans danger pour la vie démocratique. Le risque, c’est de voir l’opposition s’exprimer de manière purement négative, en marge du jeu politique institué. Les clivages idéologiques sont trop forts pour permettre aux oppositions de converger sur des perspectives politiques alternatives – la simple évocation par les médias de terrains de convergence entre Le Pen et Mélenchon a fini par nuire à ce dernier –, mais il leur reste la possibilité de susciter l’expression d’une opposition populaire transcendant les partis. On en a vu les prémisses lorsque Laurent Wauquiez a enfilé un gilet jaune à l’automne dernier. Dans un tel contexte, le référendum est voué à servir d’exutoire, même lorsqu’il concerne un sujet sur lequel il est légitime que les citoyens donnent leur avis. On peut bien sûr le regretter, mais l’instrumentalisation politicienne du processus référendaire est inscrite dans la logique de la situation politique.
Les contraintes écologiques restent hors champ
Sur un tout autre plan, il est étonnant de constater que le débat économique sur la privatisation d’Adp (et notamment les raisonnements fondés sur une anticipation des bénéfices futurs) est fort peu affecté par la dénonciation croissante des méfaits écologiques du transport aérien. Bien entendu, il n’est pas facile de déterminer si, et dans quel sens, la prise en compte des contraintes écologiques affecte le bilan économique du projet de privatisation d’Adp, mais ce n’est pas une raison pour en faire abstraction. Selon un récent sondage Bva (cité dans La Croix, 24 juin 2019), un voyageur sur cinq déclare avoir « déjà renoncé à voyager en avion pour privilégier un mode de déplacement moins polluant ». Et ce n’est sans doute qu’un début si l’on considère l’accélération récente de la prise de conscience écologique, malgré les promesses d’avions plus sobres faites par les constructeurs. Rappelons que l’avion « coûte » actuellement 145 g de CO2 par kilomètre et par passager (contre 88 pour la voiture particulière et 3, 2 pour le Tgv).
Le plafonnement du transport aérien n’est-il pas de toute façon inscrit dans l’aggravation de la crise climatique ?
Dans son récent rapport, le Haut Conseil pour le climat demande au gouvernement de supprimer les exemptions à la contribution climat-énergie dont bénéficient les secteurs aérien et maritime. En arrière-fond, même si l’on se garde bien de l’avouer, le poids de la manne touristique dans notre économie (7, 2 % du Pib) constitue pour le gouvernement un puissant motif d’attentisme. Il est évident que nous avons beaucoup à perdre sur ce terrain, mais le plafonnement (sinon le déclin) du transport aérien n’est-il pas de toute façon inscrit dans l’aggravation de la crise climatique ? La proposition de loi de François Ruffin visant à remplacer les vols intérieurs par le train chaque fois que c’est possible (déposée le 5 juin dernier) n’est pour l’heure qu’un ballon d’essai, mais l’aggravation des conséquences tangibles du changement climatique ne permettra plus longtemps de traiter séparément les questions économiques et les questions écologiques.