Les scandales financiers : aléa moral ou problème éthique ?
Les scandales financiers abondent : prêts immobiliers insensés, fraude, mensonge, recherche de gains rapides et immérités. Il serait commode d’y voir une particularité de la finance. À la personne humaine, généreuse et désintéressée s’opposerait l’homo economicus, égoïste et calculateur. Opposition confortable puisqu’elle rejette la faute sur l’autre : « Nous, qui ne sommes pas des banquiers d’affaires, n’avons rien à voir avec leurs turpitudes. » Opposition confortable mais fausse. Partout, c’est le même homme, faillible. Du reste, au-delà des personnes il faut comprendre le système. Dans son essai, De la politique comme science, David Hume critique l’idée selon laquelle la qualité d’un régime ne tient qu’à celle de son prince. Il importe, écrit Hume, de mettre en place une constitution qui incite le gouvernant, même mauvais, à agir pour le bien commun. Avons-nous, à l’inverse, mis en place un système financier qui incite les banquiers les plus honnêtes à agir à l’encontre du bien commun ? Afin d’étudier cette question, il convient d’analyser les mécanismes qui produisent le scandale. La compréhension de ces enchaînements est un préalable nécessaire à toute tentative de réforme de la sphère financière.
Pour mener cette analyse, nous procéderons en deux temps. L’économiste, d’ordinaire, prend les préférences des agents comme données, et en déduit les conséquences. Par exemple, si Jeanne aime le chocolat et Marie le pain d’épice, Marie échangera son chocolat contre le pain d’épice de Jeanne. Dans le premier temps de notre analyse, nous prendrons, nous aussi, comme donné, ce ressort majeur qu’est le désir de s’enrichir. Dans ce contexte, nous mettrons en avant la notion d’asymétrie d’information. Si certains banquiers ont pu agir contre l’intérêt de la société, c’est parce que leurs agissements n’étaient qu’imparfaitement observables. Nous montrerons en outre que les systèmes de rémunération et de contrôle en place dans les banques n’étaient pas de nature à résoudre ces problèmes d’asymétrie d’information.
Le moraliste peut s’étonner de cette approche. Certaines préférences sont critiquables, si elles mènent à nuire à autrui ou à se comporter de façon malhonnête. On ne saurait se satisfaire de les considérer froidement pour en analyser les conséquences. Or, dans ses développements les plus récents, la théorie économique a commencé à prendre en compte l’émergence des préférences. Nous verrons ici comment cette prise en compte permet de réfléchir aux questions d’éthique dans la vie des affaires.
Privatisation des gains, socialisation des pertes
Les acteurs de l’économie réelle délèguent aux banquiers les tâches et les décisions qui relèvent de l’intermédiation financière. À qui prêter, à quel taux ? Comment financer les entreprises ? Quelles transactions réaliser sur les marchés ? Le bon fonctionnement de la sphère financière est essentiel pour nos économies. C’est lui qui permet l’investissement et la croissance, le partage des risques et l’épargne en vue de la retraite. On observe empiriquement que les progrès et les innovations de la finance vont de pair avec la croissance économique. Néanmoins, la sophistication croissante de ces innovations rend difficiles la compréhension et le suivi des opérations financières. Les actionnaires des banques, les régulateurs et même les cadres dirigeants des institutions financières ont du mal à savoir précisément ce que font les banquiers. C’est là la marque d’une situation d’information asymétrique.
Pour résoudre ce problème, la rémunération des banquiers a été indexée sur leur performance. Ainsi espérait-on les inciter à prodiguer les efforts nécessaires à une performance élevée. Cependant, ce type de rémunération introduit une nouvelle forme d’asymétrie, entre le traitement des gains et celui des pertes. En cas de gains élevés, le banquier obtient un bonus important. En cas de pertes élevées, le banquier n’obtient pas de bonus. Ainsi, ceux qui confient leur argent à la banque (actionnaires de la banque, assurés, fonds de pension) partagent les gains, mais subissent l’intégralité des pertes. Ce système de rémunération asymétrique incite les banquiers à la prise de risque. Les paris insensés dans le secteur immobilier, les fonds d’investissement à la Société générale procédaient de cette logique.
Dans ce contexte, il importe que les cadres dirigeants des institutions financières surveillent les actions de leurs subordonnées, pour interdire les comportements aventureux. Mais ils n’exerceront cette surveillance que si elle va dans leur intérêt. Or, eux aussi reçoivent une rémunération asymétrique, qui récompense généreusement les succès sans vraiment punir les échecs. On a pu s’étonner que la hiérarchie de la Société générale n’ait pas réagi à de nombreux indices d’une prise de risque excessive. S’est-on interrogé si les cadres dirigeants de cette banque avaient beaucoup à gagner à éviter de tels risques ?
Comment prévenir ces dysfonctionnements à l’avenir ? Une exigence de clarté s’impose. Ex-ante, c’est-à-dire avant les crises, les opérations doivent être plus transparentes. Les transactions doivent être annoncées à un régulateur ou à un opérateur de marché. Ainsi, les positions de risques excessifs ne pourront plus passer inaperçues. Ex-post, c’est-à-dire après les crises, il peut être utile de sanctionner les agissements fautifs – rappelons que c’est l’absence de sanction qui produit la prise de risque. On peut espérer, à ce prix, une certaine moralisation de la sphère financière. Non que les acteurs agissent alors moralement par devoir. Mais, comme le commerçant avisé des Fondements de la métaphysique des mœurs, ils agissent, par intérêt, selon le devoir.
L’économie et les choix éthiques
Voilà esquissé l’enchaînement qui conduit aux scandales financiers. Voilà aussi brièvement résumées les mesures qui pourraient & réduire le risque de nouveaux scandales. Néanmoins, dans un monde où chacun désire à tout prix et avant tout s’enrichir, l’efficacité de ces mesures ne peut être que limitée. Mais faut-il se résoudre à vivre dans un tel monde ? Est-il inévitable ? Pour répondre à cette question, il faut se demander si ces préférences sont une fatalité. L’homme est-il, par nature, exclusivement voué à la poursuite des richesses ? Est-il contraint à ce seul objectif ?
Il est raisonnable de penser que non. De fait, nos préférences ne sont sans doute pas un donné intangible et immuable. Elles résultent des influences auxquelles nous sommes soumis. L’éducation joue ici un rôle important. Importante aussi est l’image que la société propose d’elle-même, par ses médias et par le comportement de ses élites. La publicité nous persuade que le bonheur exige la possession d’une voiture luxueuse, de vêtements de prix, d’appareils sophistiqués. Les choix et le discours de nos gouvernants nous enseignent que notre objectif doit être de gagner plus, et notre rêve de fréquenter des millionnaires. Il serait naïf de croire que de tels messages n’ont pas d’effet.
Loin d’être exogènes, intangibles, immuables, les préférences des acteurs économiques sont le produit de normes, socialement élaborées. En croyant que le bonheur exige de gagner des millions, Jérôme Kerviel ne fait que se conformer à ce que la société lui enseigne, en particulier par la voix des chaînes de télévision publiques. Il est donc nécessaire d’engager un débat, politique, sur le fond. Que cherchons-nous, quels sont nos objectifs et nos valeurs ? Quelle norme sociale désirons-nous voir émerger ? Quel doit être le modèle d’une vie réussie ?
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Comment réagir à l’ampleur des scandales ? Il est souvent avancé que le système financier est devenu si fragile que toute sanction serait impossible. Fermer une banque aujourd’hui serait prendre un risque systémique trop élevé. Cette position repose sur un malentendu. Il ne s’agit pas de punir les banques en tant qu’institutions, mais de mettre les acteurs principaux face à leurs responsabilités. Il serait juste que les dirigeants sous la houlette desquels de graves erreurs stratégiques ont été commises ne soient plus en position de permettre de nouvelles bévues. De telles sanctions permettraient de réduire le problème d’aléa moral : les acteurs économiques seraient moins disposés à tolérer des risques excessifs s’ils anticipaient d’en subir en partie les conséquences. Mais de telles sanctions auraient aussi une vertu éthique. En condamnant les excès, elles mettraient en avant une norme de comportement. En énonçant la responsabilité de hauts dirigeants, elles réfuteraient la maxime de La Fontaine : « Selon que vous soyez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. » Ainsi, elles affirmeraient la justice de notre système économique. Or cette affirmation est nécessaire pour que le capitalisme survive à ses excès. Partout sur la planète, l’économie de marché est victorieuse, le dernier ennemi qu’il lui reste à vaincre, c’est elle-même.