Les tournants de la crise financière (entretien)
Après la crise, il n’y aura pas de retour au statu quo. Même si les bonnes résolutions émises lors des précédentes crises financières sont restées lettre morte, les États, seuls capables de réagir dans l’urgence, auront des contreparties à demander aux acteurs financiers. Ceux-ci ne pourront plus rejeter les contrôles publics au nom de leur compétence et de leur clairvoyance.
Esprit – Le gouvernement américain a réagi à la crise financière selon deux modalités. Il a laissé se faire d’une part certaines faillites (pour « punir les fautifs » ?) mais il est aussi intervenu d’autre part de manière spectaculaire pour éviter un effondrement général du système financier. Comment apprécier cette double attitude ? Est-ce cohérent ?
Bruno Biais – Gouvernements et régulateurs font face à un dilemme classique. D’une part, il est important de sanctionner les errements des banquiers, ne serait-ce que pour dissuader leurs successeurs de les imiter – en termes techniques, il s’agit là d’un problème d’aléa moral1. D’autre part, la faillite de grandes institutions financières pourrait avoir des conséquences graves sur d’autres acteurs économiques. C’est ce qu’on désigne habituellement par le vocable inélégant et imprécis de « crise systémique ». On peut interpréter les décisions du gouvernement américain à l’aune de ce critère : punissons les institutions pour lesquelles le risque systémique est limité, sauvons les autres. Dans le cas de Lehman Brothers, le Trésor et la Banque centrale des États-Unis (Fed) ont jugé que les considérations d’aléa moral devaient l’emporter. À l’inverse, ils ont estimé que la faillite d’Aig serait trop coûteuse pour l’économie dans son ensemble. On aimerait voir là une marque de la sollicitude des gouvernants pour les ménages clients de cette compagnie d’assurances. Mais le Trésor et la Fed ont surtout réagi au coût de cette faillite pour les contreparties institutionnelles de Aig sur le marché des dérivés de crédit. Sur ce marché de gré à gré les transactions ne sont pas garanties par une chambre de compensation. Si une contrepartie importante venait à faire défaut, le marché pourrait en être disloqué.
Jérôme Sgard – Ceci est le principal dilemme auquel est confronté tout gouvernement, face à une crise financière à caractère systémique. Il témoigne d’un conflit d’objectifs. Ou bien on donne la priorité à la « discipline de marché », et dans ce cas il faut signifier le plus fortement possible à tous les acteurs de marché qu’ils sont « à leur compte » : tout relâchement, toute prise de risque excessive sera payé au prix fort, tant par les dirigeants que par les actionnaires. Les premiers seront licenciés, les seconds perdront leur mise. La liquidation d’une banque défaillante sera alors l’occasion de faire un exemple et de combattre l’« aléa de moralité » : c’est-à-dire l’anticipation par les acteurs qu’en cas de difficulté on viendra les aider, qu’en somme une partie du « prix fort » sera endossée par d’autres, en particulier les contribuables. Les notions de faute et de punition sont toutefois relatives, ici. Il s’agit plus de sanctionner une mauvaise performance, ou un écart à une norme de concurrence, que d’imposer une justice à caractère pénal. Depuis longtemps la faillite a cessé d’être en soi un crime ou un délit. Elle peut certes avoir un prolongement pénal, in fine, et l’on passe alors en termes juridiques à la banqueroute ; mais il s’agit de deux registres bien différents.
Le problème est que cet affichage vertueux et intransigeant peut se révéler contre-productif. C’est la seconde pièce du dilemme. Par exemple, suivre une règle rigide pourra précipiter une faillite qui elle-même imposera à la collectivité des coûts bien supérieurs à ce qu’aurait demandé un soutien préventif. C’est l’expérience faite par le gouvernement britannique, dès l’automne 2007, avec la banque Northern Rock. Plus embêtant encore, une telle défaillance peut entraîner le fameux effet de domino : des banques, éventuellement très bien gérées, seront prises à contre-pied par la défaillance d’un partenaire et, à leur tour, mises dans l’incapacité de régler leurs propres engagements de paiement. C’est la définition exacte du risque systémique : il devient alors impossible de séparer les bonnes banques des mauvaises, toutes risquant d’être prises dans un effondrement généralisé. Telle est l’expérience faite en 1998 en Indonésie ou en Russie, et aux États-Unis en 1932-1933.
Pratiquement, c’est ce qui peut arriver de pire à une économie. Non seulement le marché du crédit pourra être très perturbé, ce qui pourra pousser rapidement l’économie en récession ; mais, au-delà, la capacité des entreprises et des personnes privées à régler au jour le jour leurs transactions via les banques peut être affectée. À cette extrémité dernière de la crise, soit elles arrêtent de fonctionner spontanément (Indonésie, janvier 2008), soit le gouvernement suspend leur activité pour quelques jours, ou semaines ou mois, le temps de remettre en ordre les bilans (États-Unis, 1932-1933). Dans ce cas, sauf à passer entièrement à des transactions en cash, le fonctionnement des marchés de biens, y compris pour les consommateurs, peut être bloqué. C’est donc la division du travail qui est potentiellement paralysée.
En règle générale, un gouvernement, ou sa banque centrale, voit arriver un tel risque et connaît, ou devine ses implications possibles. Pour un banquier central, c’est le test majeur : l’épreuve de vérité qui sanctionne une carrière entière pendant laquelle, au-delà de la conduite de la politique monétaire, il se sera préparé à une telle crise, rare mais excessivement dangereuse. Il ne fait aucun doute que Ben Bernanke et Jean-Claude Trichet, à la Fed et à la Bce, vivent la crise actuelle dans ces termes depuis plus d’un an. De même, elle laissera des traces profondes sur ces deux institutions : leur crédibilité, leurs modes de fonctionnement et aussi leur mémoire interne seront longtemps affectés. La Fed par exemple reste encore aujourd’hui marquée par son échec à répondre efficacement à la crise des années 1930.
Depuis août 2007, de manière quasi continue, la Fed, la Bce et bien d’autres banques centrales dans le monde ont donc apporté un soutien massif à leurs systèmes bancaires, sous forme d’apports de liquidité. Des titres ou des lignes de crédit gelées par la crise de marché ou par la défaillance d’un débiteur ont pu ainsi être échangés contre du cash, de manière à rendre des marges de manœuvre aux banques qui restaient dans le marché. Il s’agit ici d’éviter l’effet de domino, par ce qu’on appelle un soutien en liquidité, ou une intervention en dernier ressort. Une tout autre question se pose lorsqu’une banque doit être recapitalisée. C’est-à-dire lorsqu’elle est menacée d’insolvabilité et qu’il lui faut reconstituer la base des capitaux propres, érodée par des pertes tangibles – des prêts immobiliers qui ne seront pas remboursés ou, dans les années 1980, des crédits à des pays en développement. Des dizaines de banques ont réalisé de telles opérations au cours des derniers mois, en s’adressant à des investisseurs privés. Mais si ces derniers refusent, les gouvernements se retrouvent de nouveau en première ligne. Sauf qu’il s’agit maintenant de devenir actionnaire de la banque, donc d’engager les ressources des contribuables et de nationaliser, pas seulement de faciliter la gestion de trésorerie.
À ce moment-là, le Trésor public ou le ministère des Finances (Bercy en France) rejoignent en première ligne la Banque centrale européenne (Bce) et se trouvent confrontés à leur tour au dilemme initial, mais avec des enjeux bien plus lourds : laisser couler une banque sinistrée ou la remettre à flot ? Donner la priorité à la « discipline de marché » ou bien éviter à tout prix l’extension du risque systémique ? Le flottement des autorités américaines, en septembre 2008, reflète exactement cette incertitude. Le marché pouvait-il supporter la faillite d’une banque majeure comme Lehman Brothers ? Et que faire alors du numéro un mondial de l’assurance, Aig, ou bien des deux piliers du marché immobilier, Freddie Mac et Fannie Mae ? Devaient-ils être traités de la même manière ou impliquaient-ils un risque bien supérieur ? Il est excessivement difficile de trancher ces questions dans le feu de l’action, ou dans le fog of war comme disent les militaires. C’est une raison majeure pour laquelle, après avoir donné l’impression d’être ballotté par l’urgence, le Trésor américain a finalement changé de tactique. D’une approche au cas par cas, qui avait tendance à amplifier la confusion, il est passé à un programme global de stabilisation, applicable à l’ensemble du système bancaire. C’est le programme à 700 milliards de dollars dont on attendait qu’il éteigne d’un coup l’incendie par un effet de souffle. En effet, en principe, on est ici dans l’ordre de la dissuasion nucléaire : brandir l’arme doit suffire à rétablir l’ordre, et si on l’utilise il faut réussir à tout prix, sinon c’est le désastre.
Christian Chavagneux – La crise financière qui touche les États-Unis et l’Europe comporte deux dimensions qui suscitent deux types de réaction de la part des autorités publiques. La première crise est une crise de liquidité, c’est-à-dire d’accès à court terme aux fonds qui permettent aux banques de se financer afin d’assurer leurs activités d’octroi de crédits pour les banques commerciales ou de paris sur les marchés financiers pour les banques d’affaires. Les banques ne se faisant plus confiance entre elles, ce marché « interbancaire », entre banques, de la liquidité ne fonctionne plus. Afin de le soutenir, la Fed mais aussi la Bce sont intervenues sans limite, multipliant les possibilités de prêter plusieurs centaines de milliards de dollars aux banques, en relâchant autant qu’il le faut les règles qui encadrent ces prêts pour la Fed. Celle-ci indique même le 7 octobre qu’elle va financer directement les banques en difficulté, sans recevoir de titres en garanties en échange comme c’est le cas normalement, et en achetant les obligations de court terme qu’elles émettent. Elle achètera également les titres financiers à court terme qu’émettent les multinationales et les municipalités pour se financer et qui trouvent de plus en plus difficilement preneur en cette période d’hystérie financière. L’engagement de la Fed en matière de liquidité est donc total, et selon une modalité unique sur le plan historique d’engagement sans limite.
La deuxième dimension de la crise est une crise de capital. Les pertes enregistrées par les banques suite à leurs paris risqués sur les produits financiers liés aux crédits immobiliers à risque mangent une partie de leur capital. S’ajoute, à partir du 15 septembre, un mouvement de panique financière qui pousse les investisseurs à vendre les actions qu’ils détiennent sur le secteur bancaire au point de dire que des établissements anciens, à la marque connue de la finance du monde entier et employant du personnel très qualifié ne valent plus rien en Bourse. C’est absurde mais c’est à cela que l’on reconnaît les périodes d’hystérie. Face à cette situation de panne de capital, les autorités publiques américaines ont commencé par adopter trois stratégies : mettre du capital public, c’est-à-dire nationaliser (Aig, Fannie Mae, Freddy Mac…), organiser une recapitalisation entre acteurs privés (Merrill Lynch racheté par Bank of America, Washington Mutual par J. P. Morgan…), laisser se faire la faillite (Lehman Brothers). Une nouvelle étape a été franchie en septembre : diminuer le besoin en capital des banques en réduisant leurs pertes par le rachat de leurs créances risquées : c’est l’objectif du plan Paulson. Avant une dernière étape mi-octobre : l’injection massive de capitaux publics dans les banques.
Dans le cas de Lehman, les autorités publiques américaines ont jugé que ses actionnaires et ses créditeurs pourraient supporter les pertes liées à sa disparition et que cela servirait d’exemple aux yeux de l’histoire pour montrer que tout le monde ne reçoit pas une aide publique en cas de panique. Au moment où ces décisions ont été prises, elles pouvaient paraître justifiées. Le problème est venu du fait que, au-delà des actionnaires et des créditeurs, l’ensemble des intervenants de marchés ont compris qu’ils pouvaient désormais perdre très gros, voire tout. Cela a porté la crise de liquidité à son paroxysme et inquiété les investisseurs européens qui se sont mis à vendre les titres bancaires en masse en Europe, forçant à l’intervention des pouvoirs publics qui ont immédiatement annoncé que toutes les banques attaquées seraient sauvées.
Au total, il n’y a donc pas eu deux politiques suivies aux États-Unis mais une seule, celle de l’intervention massive et sans limite, de la part de la Fed et du ministère des Finances. En pleine gestion à chaud, les autorités ont testé le champ inconnu de laisser un établissement faire faillite, ce qui semble avoir eu des conséquences plus graves qu’elles ne pensaient. Les investisseurs ont dit après coup que la faillite de Lehman expliquait pour beaucoup leur mouvement de panique actuel mais il faut faire la part de leur rationalisation ex post d’une hystérie qu’un tout autre événement aurait très bien pu mettre en branle.
Fabrice Demarigny – Au vrai, cette double attitude est chronologique et reflète la mauvaise perception qu’ont eue les autorités de la gravité de la crise. Dans un premier temps, elles ont considéré que le jeu du marché devait opérer la purge puis, mesurant l’ampleur de la crise et ses conséquences sur la stabilité de l’ensemble du système, elles se sont ressaisies pour, dans un deuxième temps, recourir dans l’urgence aux outils d’intervention directe.
L’exemple le plus emblématique est celui du sauvetage de la banque anglaise Northern Rock. Les autorités de tutelle se sont déchirées en coulisse sur l’approche à suivre pour faire face à la crise : les uns plaidant l’abstention afin de ne pas laisser croire que l’État vient finalement toujours au secours même des plus inconscients, les autres appelant une intervention rapide afin de neutraliser au plus tôt les effets de contagion. Ces atermoiements n’ont cessé qu’à la vue des longues queues de déposants dans les rues. Cela pour illustrer le fait que les modèles de régulation et leurs hypothèses sous-jacentes vont devoir être sérieusement repensés.
Considéré comme certain par les opposants aux lois du marché, craint par les partisans d’une régulation à mi-chemin de l’État et le marché ou, affirmé comme impossible par les apôtres du « laisser-faire », l’incroyable s’est produit. Nous avons en effet assisté en direct à un phénomène rare : le système financier américain, dans l’ivresse et livré à lui-même, s’est donné la mort. Les incitations censées raisonner les acteurs du marché (risque de réputation, principes de prudence, intérêt à l’existence du système) et les mécanismes d’autorégulation n’y ont rien fait. Il a fallu de longs mois et la chute de nombreux établissements financiers pour que les autorités se rendent à cette évidence et se décident à intervenir par d’autres moyens. Cela étant dit, nous voyons qu’il existe une graduation entre intervention et abstention. On ne peut pas, en effet, mettre sur un même plan l’interdiction temporaire des ventes à découvert, le rehaussement du plafond de garantie de dépôts, les injections ponctuelles de liquidité par les banques centrales, le rachat de créances douteuses par l’État (en vue d’une revente une fois le calme revenu), l’incitation à des rapprochements ou, enfin, la nationalisation de banques. Il y a donc une palette de possibilités qui n’ont pas toutes un effet sur le fonctionnement du capitalisme financier et sa régulation.
Le poids des intérêts et de l’idéologie
On a été surpris en Europe de voir la détermination de l’intervention du gouvernement américain dans l’économie. N’est-ce pas le fruit d’un malentendu sur le « laisser-faire » anglo-saxon (voir le rôle de la Banque centrale, le protectionnisme, le lobbysme pour favoriser les entreprises américaines, etc.) ? Comment peut-on plus précisément caractériser l’abstention d’hier et l’interventionnisme d’aujourd’hui ?
B. Biais – Le gouvernement américain se conduit avec une admirable constance : laxiste avec les banques pendant la bulle du crédit, il demeure laxiste après son effondrement. Les banquiers d’affaires qui, tel monsieur Paulson, tiennent les premières places dans l’administration républicaine, montrent vraiment beaucoup de clémence vis-à-vis de leurs collègues. Or, infidèle en cela aux leçons de Montesquieu, les États-Unis ne pratiquent que fort peu la séparation des pouvoirs dans le domaine économique. Alors que la Banque centrale européenne et, dans une moindre mesure, la Bank of England sont indépendantes, aux États-Unis la Fed est contrôlée par le parlement. Or les parlementaires eux-mêmes dépendent, pour leurs campagnes, de financements privés, et les banques d’affaires en sont bien conscientes.
C. Chavagneux – La lecture des mémoires d’Alan Greenspan, qui dirigeait la Fed au moment de la montée de l’endettement immobilier américain, montre un homme très engagé idéologiquement dans la croyance aux vertus autorégulatrices de la finance. Bien que des études de la Fed aient montré la dangerosité des crédits subprime, Greenspan a décidé de laisser faire. Bien que les marchés de la titrisation – transformer une créance, par exemple un crédit, en actif financier pour la vendre à des investisseurs –, ceux des produits dérivés complexes liés aux subprimes et ceux des produits censés apporter une assurance si la valeur de ces produits dérivés devait chuter, aient explosé, les autorités financières américaines n’ont rien fait pour tenter de mieux comprendre ce qui se jouait là. Si les financiers le font, ils savent ce qu’ils font, tel était le mot d’ordre. Il y a bien eu un défaut de régulation américain dont l’une des raisons tient à la domination du corpus d’idées libérales.
La mondialisation financière est un phénomène qui s’appuie sur l’internationalisation d’essentiellement quatre types d’activité : l’intermédiation (la collecte de dépôts et la distribution de crédits par les établissements financiers), les placements (la recherche des meilleures opportunités de rendement pour l’épargne), la gestion des risques financiers (la capacité à se protéger ou à spéculer sur le risque en le faisant circuler) et les mouvements de fusions-acquisitions, c’est-à-dire l’investissement à l’étranger pour entrer au capital ou pour s’emparer d’un établissement financier. Loin de toucher à l’ensemble de ces activités, la légère tendance à une forme de protectionnisme financier enregistrée ces dernières années aux États-Unis – et en Europe – n’a concerné que les investissements directs étrangers. Pour le reste, la confiance dans les vertus du marché était bien présente.
L’interventionnisme d’aujourd’hui est un interventionnisme à chaud, nécessaire pour sauver le système bancaire américain et par suite mondial. Il est extrême dans une politique d’intervention qui ne s’est donnée pour l’instant comme limite uniquement de ne pas nationaliser d’un seul coup le système financier. Pour autant il ne nous dit rien quant aux règles qui seront ou ne seront pas décidées et mises en œuvre demain pour encadrer les pratiques de la finance. Le plus probable est que la régulation de la finance sera accrue car l’ambiance idéologique est globalement à une remise en cause, ces toutes dernières années, du corpus libéral2.
F. Demarigny – Le décalage entre la réaction américaine et celle des Européens vient d’un certain nombre de faux-semblants et du fait qu’il s’agit d’une crise américaine. En effet, il n’y a pas, en matière de régulation financière, de modèle « anglo-saxon ». Les modes de régulation américain et britannique sont très profondément différents. Le marché américain est extrêmement régulé, voire trop régulé, au point que paradoxalement les autorités de contrôle se retrouvent déconnectées de la réalité. Face à la lourdeur de contraintes réglementaires, les acteurs de marché se contentent d’une conformité de façade avec toutes les règles et les procédures, mais la réalité des risques est sortie du cadre réglementaire et échappe donc au regard des régulateurs. C’est un peu comme le formulaire d’entrée sur le territoire des États-Unis que l’on vous fait remplir dans l’avion. Il suffit de cocher les bonnes cases pour être en conformité et, même si l’on est juridiquement exposé, les autorités n’en savent pas beaucoup plus sur la réalité des risques que vous pouvez leur faire courir.
Il faut admettre aussi que la complexité financière a atteint des sommets inégalés. Il n’est pas faux de dire qu’il y a dix ans, seuls les régulateurs et les professionnels de la finance comprenaient les produits qu’ils maniaient, cinq ans plus tard, seuls les professionnels les maîtrisaient, depuis deux ans aucun des deux ne les comprend. Le modèle britannique est, lui, un véritable marché basé sur le « laisser-faire », mais il opère dans un cadre fixé par des directives européennes moins tatillonnes et donc mieux acceptées et respectées par les professionnels de la finance. Il est donc probable qu’aux États-Unis l’abstention première s’explique par l’intime conviction des autorités de régulation que les règles étaient suivies (alors que de fait les risques étaient logés dans des véhicules non régulés créés à cet effet ou artificiellement dispersés sur les marchés). Ceci permet de comprendre également la vitesse avec laquelle les banques ne se sont plus fait confiance et donc ne se sont plus prêtées d’argent entre elles créant ainsi une crise de liquidité dévastatrice. Le manque de connaissance et de transparence sur la réalité des engagements et des dettes a laissé libre cours à toutes les dérives.
J. Sgard – Entre hier et aujourd’hui, on est passé d’un monde à un autre, dans lesquels les doctrines ou les idéologies pèsent très différemment. Depuis longtemps, on avait en effet observé des différences importantes, bien connues, entre l’Europe continentale et le monde anglo-américain : à la fois sur le plan des représentations et du discours, et sur celui des politiques mises en œuvre. Face à une crise systémique de l’ampleur actuelle, ceci ne tient plus. Les gouvernants sont confrontés très brutalement à l’urgence absolue, indiscutable de sauver leur système bancaire, quoi qu’il en coûte.
Aucun gouvernement n’a jamais laissé tomber ses grandes banques sans réagir, même s’il avait répété tous les matins, pendant des années qu’il n’interviendrait jamais. Même Pinochet, avec son armée et ses chars derrière lui, a flanché, en 1982. La raison est simple : dans les banques est placée une très grande partie de l’épargne de la population, surtout sa partie la moins à même de se protéger contre une telle crise. On a vu les conséquences de l’échec du gouvernement, en 2001, en Argentine : la population est descendue dans la rue pendant des semaines, a renversé trois présidents de suite et brûlé un bon nombre d’agences bancaires. Il n’y a pas de raison de penser qu’il en serait différemment aux États-Unis, en France ou en Chine.
Une leçon à retenir ?
Nombre d’observateurs pensent pouvoir déjà annoncer en Europe le « retour de la régulation ». N’est-ce pas un peu prématuré ? Et de quelle régulation s’agira-t-il ? Sans doute pas, comme s’il s’agissait de fermer une parenthèse « néolibérale », un retour au New Deal ou au keynésianisme ! Parle-t-on de la même chose des deux côtés de l’Atlantique ?
C. Chavagneux – Bien malin celui qui peut dire en octobre 2008 ce que sera la future régulation de la finance. D’un côté, des praticiens et les intellectuels organiques de la finance – chez les libéraux comme on pouvait s’y attendre mais aussi à gauche – nous incitent déjà, au nom de l’idée triviale selon laquelle la croissance a besoin des banques et des marchés financiers, à ne pas trop l’encadrer demain. Un premier plan de la Commission européenne demandant aux banques de conserver au moins 15 % des crédits qu’elles titrisent a créé une mobilisation des milieux bancaires. La version finale, rendue publique début octobre, ne fixe plus la barre qu’à 5 %…
D’un autre côté, les débats en cours au sein des régulateurs publics et certaines propositions émanant d’acteurs privés laissent penser que la finance va se voir largement encadrée dans ses pratiques les plus risquées et les plus opaques. Le risque du business as usual après la crise est bien là mais il y a désormais deux forces en présence dont l’une pousse pour une régulation forte. À cet égard, les États-Unis continueront à exercer une forte influence sur les futurs débats. Si Barack Obama devait remporter les élections, la possibilité d’un moment de régulation aussi fort que celui de Roosevelt n’est pas à exclure.
J. Sgard – L’ampleur de la crise et la mise en question évidente des pratiques passées créent aujourd’hui une très grande indétermination dans le débat et dans les choix politiques à venir. L’éventail des possibles est donc très large, des deux côtés de l’Atlantique : beaucoup plus large par exemple qu’après la crise du fonds spéculatif Ltcm (fleuron de la finance mathématisée qui a rapporté du 40 % par an en 1995 et 1996, avant de frôler la faillite en 1998, avec la crise des marchés émergents), qui avait été rapidement oubliée. Au-delà, c’est aussi une certaine foi dans l’autorégulation des marchés qui sera atteinte, singulièrement aux États-Unis, secondairement en Grande-Bretagne. Il sera intéressant de voir par exemple dans quelle mesure la crise va affecter le consensus américain sur la baisse des impôts et, plus généralement, l’indifférence aux enjeux d’inégalités sociales. On a bien vu que le plan de renflouement de 700 milliards de dollars s’est vu immédiatement opposer la demande d’un soutien aux ménages surendettés. Au-delà, la crise va-t-elle accélérer la mise en place d’un système d’assurance-santé digne de ce nom ou, au contraire, le ralentir en raison de contraintes financières renforcées ? On est ici dans une dynamique très ouverte, dans laquelle les choix du nouveau président vont fortement peser.
La vraie rupture s’observera dans la sphère financière, cela dans les pays développés, avant tout aux États-Unis et en Grande-Bretagne où la part de ce secteur dans l’économie va se réduire brutalement dès les prochains mois. Comme toutes les grandes institutions financières de ce monde étaient parties prenante de ces marchés, elles en subiront aussi les conséquences, de même que leurs économies d’origine. C’est ce que nous observons actuellement en Europe continentale.
À partir de là, a minima, la « re-régulation » prendra deux formes : certainement des normes de solvabilité plus contraignantes en général pour les banques et autres institutions financières ; et puis un encadrement beaucoup plus étroit de toutes les activités nouvelles, ou « dérivées », sur lesquelles s’était en particulier développée la bulle financière des dix dernières années. En ce sens, il s’agira bien d’un contrôle de la concurrence, par des normes à caractère juridique, mis en œuvre par des régulateurs beaucoup plus sourcilleux que dans le passé. A contrario les politiques de contrôle quantitatif du crédit, telles qu’on les pratiquait en France jusqu’au début des années 1980, ne portent pas plus de promesses aujourd’hui qu’il y a dix ou vingt ans.
Du coup, on observera deux phénomènes : d’une part, un retour des banques sur des activités plus traditionnelles, mieux maîtrisées, et donc moins risquées ; de l’autre, des niveaux de rémunération des investissements financiers considérablement inférieurs aux fameux 15 % de retour sur capitaux propres qui étaient devenus la norme. En somme le métier de banquier va devenir plus banal et moins rémunérateur. En Europe et notamment en France, ce tournant devrait être logiquement moins marqué : ici cette idéologie des marchés n’a jamais eu vraiment prise et les dérives de la finance dérégulée ont été beaucoup plus limitées qu’à la City de Londres et à Wall Street.
Ceci explique sans doute la tonalité un peu triomphante de bien des commentaires développés actuellement sur le thème du « on vous l’avait bien dit ». Accessoirement on relève aussi l’affichage, y compris par les gouvernants, d’un sentiment de revanche méritée face à l’emprise du modèle anglo-saxon, depuis dix ou vingt ans. À l’occasion, on a pu observer une forme de convergence, durable ou non, entre des courants d’opinions contestataires, antilibéraux, et des élites nationales qui ont eu le sentiment d’être regardées de haut, depuis Londres ou Washington, sur le mode du « vous n’avez pas compris la nouvelle règle du jeu, vous êtes des archaïques ». C’est notamment le cas en Allemagne et en France.
Une question toute différente est celle de la traduction que pourra avoir cette réaction. On se trompe en particulier si l’on croit pouvoir revenir au bon vieux temps de la politique économique interventionniste et protectionniste, après la « parenthèse libérale ». Le sentiment de ne plus avoir à s’ajuster à une norme externe dévaluée pourrait in fine consolider les intérêts économiques ou sociaux les plus conservateurs, ceux qui en France, par exemple, ont toujours résisté à la concurrence y compris dans ce qu’elle a de positif – contrôler les effets de rente, soutenir l’innovation, plus généralement renforcer les droits d’accès aux institutions et aux marchés des minoritaires, de nouveaux venus ou des Pme par exemple.
Au-delà, aujourd’hui, on n’a pas affaire à une crise de la globalisation, mais plutôt à une crise dans la globalisation. L’intégration commerciale des vingt dernières années, le phénomène des pays émergents, les délocalisations, les implications pour les marchés du travail dans les pays développés : toutes ces évolutions majeures ne sont pas à ce jour compromises par la crise. On sait que la globalisation financière est beaucoup plus fragile que la globalisation commerciale. On sait aussi que la crise de la première peut se transférer à la seconde, comme on l’a vu au cours des années 1930. Mais un tel scénario serait positivement catastrophique.
F. Demarigny – Il faut effectivement s’entendre sur ce que recouvre la régulation. Ce qui est certain, c’est qu’après cette crise l’autorégulation a vécu. Mais de manière plus structurelle, c’est l’équilibre subtil entre autorités de régulation financière, autorités de concurrence, banquiers centraux et gouvernement qui va être sérieusement remis en cause. La raison est simple : à partir du moment où il y a recours à l’argent du contribuable, le pouvoir élu reprend son droit légitime. Le premier vote négatif du plan Paulson à la Chambre des représentants américaine l’a clairement fait comprendre. Le président de la République l’a immédiatement affirmé dans son discours de Toulon. Il faut donc s’attendre à de fortes révisions des systèmes de régulation dans le monde. Il est à prévoir également que l’effort portera plus sur les pouvoirs de supervision et de contrôle que sur la régulation normative où presque tout a déjà été fait.
Le seul danger de la régulation en direct par les gouvernements réside dans le risque qu’ils décident de s’exonérer, en raison de la situation de crise, d’un certain nombre de règles (concurrence, aide d’État, contrôle des dépenses budgétaires…). Si cela peut trouver sa justification au cas par cas, une exonération de principe provoque une perte de repères et ne contribue donc pas à rétablir la confiance. Au total, les schémas auxquels nous étions habitués depuis vingt ans sont remis en cause et il est difficile de prévoir à ce stade ce qui en sortira.
B. Biais – Le libéralisme ne signifie en aucune manière l’absence de règles. La comparaison des sphères politique et économique le montre bien. La démocratie est l’expression politique du libéralisme. Or, on n’imagine pas de démocratie sans règle. L’expression économique du libéralisme est le marché. Or un marché sans règle ne peut fonctionner. Quelles doivent être ici les règles ? Un libre et égal accès au marché, permettant la concurrence. Une transparence des négociations, permettant au marché de découvrir le juste prix. Une chambre de compensation, garantissant les transactions et interdisant aux acteurs de jouer avec des sommes dont ils ne disposent pas.
Cependant, le développement de nouvelles techniques financières, telles que la titrisation ou les dérivés de crédit, a permis aux banques d’affaires de s’exonérer de ces règles. Il était naturel, dans ces conditions, que le marché se disloquât : l’opacité interdisant le contrôle permit une prise de risque excessive. La domination du marché par une poignée de grandes banques interdit à la concurrence de déterminer les prix. Opacité et domination du marché se conjuguèrent pour interdire la formation de prix informatifs et connus de tous. Dès lors, en l’absence de repères fiables le marché perdit toute liquidité. Enfin, les marchés de gré à gré faisant l’économie d’une chambre de compensation, des positions importantes et très risquées purent être prises secrètement par des institutions ensuite incapables de faire face à leurs engagements.
Qui doit intervenir ?
Quel type de régulation est imaginable aujourd’hui ? Et quel est le régulateur : national ou mondial ? Public ou privé ? Interventionniste ou arbitre ?
B. Biais – Le système que je viens de décrire est inacceptable. Il est urgent d’y mettre fin. Est-ce à dire que le marché doit jouer un moindre rôle ? Non. La pire des politiques serait un dirigisme visant à régenter l’économie, fixer les prix, tracer les frontières des entreprises et déterminer les rémunérations des acteurs. Aux errements des banquiers succéderaient alors ceux des politiques. Il s’agit, bien au contraire, de permettre au marché de jouer le rôle qu’il n’a pu assumer lors du développement de la bulle. Les moyens pour ce faire sont simples et connus : transparence des transactions, recours à une chambre de compensation, ouverture à la concurrence.
Quelles instances pourraient édicter ces règles simples et nécessaires ? Notre continent est dans une excellente position à cet égard puisqu’il dispose de deux autorités internationales, compétentes et légitimes : l’Union européenne et la Banque centrale européenne. Il est vrai que, jusqu’alors, ces deux institutions n’ont pu pleinement jouer ce rôle. Le commissaire européen, à l’instar de monsieur Greenspan, ne souffrait pas que les banques fussent entravées par des exigences de transparence. La Bce montrait plus d’intérêt pour cette règle essentielle au fonctionnement des marchés. Mais, responsable seulement de la politique monétaire, elle n’a que très peu de pouvoirs pour réguler les marchés et contrôler les banques. Il importe aujourd’hui que les Européens utilisent mieux leurs institutions, afin d’améliorer le fonctionnement de leur système financier.
C. Chavagneux – Trois mesures essentielles de régulation seraient susceptibles de faire un pas sérieux vers un encadrement des dérapages de la finance. Les trois mesures font actuellement l’objet de discussion entre acteurs publics et privés.
La première consiste à constater que les crises financières d’importance, celles qui peuvent remettre en cause durablement la croissance mondiale, ont toutes connu une croissance excessive du crédit bancaire. Que ce soit à destination des pays du Sud dans les années 1980, pour acheter des actions de la « nouvelle économie » dans les années 1990, pour financer le crédit immobilier dans les années 2000, etc. L’idée est donc de disposer d’indicateurs précis, sectoriels et par pays de destination, des prêts accordés par les banques, y compris s’ils font ensuite l’objet d’une titrisation, afin de pouvoir repérer les phases de distribution excessive de crédits. Excessive dans le sens où elles nourrissent ce que les économistes appellent un « accélérateur financier », en gros des prêts effectués pour aider à la spéculation dans tel ou tel pays ou secteur. L’idée serait alors d’imposer aux banques soit des réserves obligatoires non rémunérées auprès de la banque centrale sur ces excès de crédits, soit d’accroître le coût de leur refinancement auprès de la Banque centrale, soit d’augmenter le montant du capital qu’elles doivent mettre de côté en face de ce genre de crédits, etc. Les propositions techniques ne manquent pas, toutes visant à faire ce que l’on n’a pas fait jusque-là : intervenir pendant les périodes d’euphorie pour éviter de préparer la prochaine crise.
La deuxième mesure vise à encadrer les marchés de produits dérivés afin de limiter l’opacité des prises de risque. Cela passe par une transformation des marchés de gré à gré – où les produits financiers sont élaborés sur mesure entre acteurs – en marchés organisés, plus contrôlés et à partir de produits standards négociés par l’intermédiaire de chambres de compensation. Ce serait un changement important. Et établir une telle chambre coûterait cher. C’est pourtant ce qu’ont proposé les financiers privés américains (voir le rapport Corrigan de cet été) et les financiers sont en train de payer pour créer la chambre de compensation. Il faudra voir dans quelle mesure les marchés de certains produits pourraient être interdits (comme l’a fait le Congrès américain en 1933).
La dernière mesure permettrait de réduire là encore l’opacité des risques financiers : s’attaquer aux paradis fiscaux. Ils n’ont pas été les acteurs essentiels de la crise mais ils y ont contribué largement : la faillite de Bear Stearns a été le résultat des pertes de ses fonds spéculatifs enregistrés aux îles Caïmans, la dette de Northern Rock était cachée dans une filiale enregistrée comme association caritative à Jersey, ce sont les investissements risqués de la filiale irlandaise de la banque allemande Hypo Real Estate qui ont entraîné sa perte, etc. Espace de secret bancaire, d’opacité des risques et de contournement des régulations, ils pourraient rendre les deux premières mesures inopérantes.
La nécessité d’intervenir contre les paradis fiscaux fait désormais l’objet d’un étonnant consensus en France : le président Sarkozy par deux fois en quinze jours, François Fillon, Laurent Fabius, le sénateur Arthuis, les économistes Michel Aglietta, Patrick Artus, le dernier rapport sur la finance du Cae, etc., tous appellent à une régulation des paradis fiscaux. La France dispose à cet égard du soutien de l’Allemagne et du fait que l’Union européenne est aujourd’hui la zone la plus avancée en la matière3. Par ailleurs, la proposition de loi de 2007, très dure contre ces territoires, des sénateurs américains Norm Coleman, Carl Levin et… Barack Obama, aurait des chances de passer en cas de victoire de ce dernier.
Avec ces trois mesures, en discussion aujourd’hui, on ouvre la porte à une finance différente pour demain.
F. Demarigny – Dans le cas de la France, la régulation peut être nationale, européenne ou mondiale. Le premier réflexe est de penser que le bon échelon est celui de l’Europe : nous avons une monnaie commune, 90 % de la réglementation est harmonisée dans des directives et nos acteurs financiers sont assez semblables (banques universelles). Seule la supervision est restée éclatée et demeure du domaine des États membres (la Commission européenne manquant totalement d’audace en la matière). Mais à y regarder de plus près, il y a lieu de penser (et de regretter) que les réflexes nationaux restent encore les plus forts. Dans un premier temps, le comportement des États membres dans la gestion de la crise l’illustre à besoin : décisions unilatérales irlandaise et allemande de garantir les dépôts sans limite, nationalisations au Royaume-Uni et au Benelux, manque d’échanges d’information et de coordination entre autorités, désaccord sur le principe même de tenir une réunion internationale sur la crise, etc.
Mais ici encore, le fait qu’au bout du compte ce soit l’argent du contribuable qui soit appelé à la rescousse peut contribuer à faire de la dimension nationale de la régulation l’élément prépondérant pour l’avenir. Ou bien, pour présenter les choses autrement, on ne perçoit pas encore aujourd’hui ce qui ferait basculer la majorité des États membres de l’Union européenne vers une solution plus intégrée au niveau communautaire de la supervision financière. Mais c’est le propre de la construction européenne : les optimistes disent que l’Europe se fait grâce aux crises ; les pessimistes prédisent que les crises détruisent l’Europe. Quant à la nature de la régulation qui se dessinera après cette crise, elle sera publique et vraisemblablement assez interventionniste.
J. Sgard – Les principes de base de la régulation bancaire sont solidement admis, depuis longtemps. Elle relève clairement de la puissance publique, elle présente un caractère normatif explicite, et elle peut impliquer la répression des contrevenants aux règles. On n’est donc aucunement dans la régulation privée, quel que soit le rôle par ailleurs de ce type de normes. Aujourd’hui, aucun pays au monde ne laisse fonctionner les banques et les marchés financiers hors de toute réglementation. Tous reconnaissent que cette activité ne peut être assimilée à la fabrication de T-shirts ou de voitures, en raison des risques considérablement supérieurs qu’elle implique pour la collectivité en cas de défaillance. C’est pourquoi l’enjeu premier est celui d’un resserrement sans doute puissant de cet appareil normatif, surtout pour les marchés les plus risqués qui, bizarrement, étaient les moins régulés.
Depuis la fin des années 1980, ces régulations bancaires nationales (ou communautaire en Europe) sont encadrées par un accord international, qui a contribué grandement à l’intégration des marchés financiers. C’est l’accord de Bâle, dont la seconde version, longuement négociée au cours des dernières années, risque fort d’être remise directement sur le métier, dès la fin de la présente crise. L’allégement des contraintes qu’il engageait, et le transfert d’une partie de la régulation aux acteurs privés, ne semblent plus en effet devoir être la mode dominante dans les prochaines années.
Une tout autre question est posée lorsqu’on passe de la prévention par la norme et la surveillance, à la gestion de crise, à chaud. Ici, il faut revenir à la distinction faite plus haut entre deux modes d’intervention, portés par deux acteurs différents : d’une part, les banques centrales, qui apportent un soutien en liquidité et, de l’autre, les trésors publics, en première ligne s’il s’agit de recapitaliser. L’expérience récente a montré que sur le premier plan les grandes banques centrales de ce monde se coordonnent sans difficulté. On n’a lu aucun article depuis un an suggérant qu’il y aurait du frottement sur les lignes de téléphone entre la Bce et la Fed. En revanche, s’il s’agit d’intervenir de manière plus directe dans le fonctionnement des banques, on a vu que tout revient rapidement au niveau national. Les Britanniques, les Allemands, les Néerlandais, les Irlandais, etc., tous sont intervenus directement et sans guère de coordination, lorsque leurs banques étaient menacées.
Ceci renvoie avant tout au constat fait plus haut : une crise bancaire à caractère systémique met en question le pacte de souveraineté entre les gouvernants et leur population. C’est une menace face à laquelle rien ne résiste, chose que les gouvernements savent parfaitement bien, même dans des pays qui n’ont pas connu de telle expérience depuis des générations. Donner l’impression de demander l’autorisation ou de transiger sur la sécurité financière des citoyens pourrait être absolument désastreux. À l’arrière-plan s’ajoute en outre le fait que toute recapitalisation implique potentiellement des coûts fiscaux très importants. Créer alors un fonds commun européen de soutien aux banques pose un très gros problème de solidarité fiscale entre pays de l’Union européenne (en l’occurrence). En un mot, il n’est pas sûr que les Espagnols ou les Polonais soient disposés à payer pour la quasi-disparition des banques belges. Et, à tout le moins, des négociations longues et compliquées seraient nécessaires. On retrouve donc toute l’ambiguïté du « gouvernement économique » européen. D’un côté, on a une institution monétaire commune, raisonnablement efficace, mais de l’autre les enjeux de propriété, de fiscalité et de solvabilité restent gérés par des institutions nationales, souvent à partir de normes assez différenciées.
Reste la question principale, posée en creux : peut-on traiter efficacement, sur cette base, une crise à l’évidence supranationale ? Ne risque-t-on pas, comme aux États-Unis en septembre, de multiplier des interventions au cas par cas, éventuellement bien conçues, mais qui ne feraient qu’amplifier l’incertitude d’ensemble et donc la marche du désastre ? Le jugement qu’on portera dans quelques semaines sur les sommets du G7 et de l’Euro-groupe, pendant le week-end du 11-12 octobre, répondra pour partie à la question. Ou bien la coordination finalement assez lâche des gouvernements aura suffi à convaincre de leurs déterminations parallèles à tout faire pour mettre un terme à la crise, ou bien le caractère entièrement ad hoc de cette coordination ne suffira pas. Peut-être les événements actuels vont-ils précipiter la construction de cette nouvelle architecture internationale, tant discutée, mais sans résultat concret, il y a dix ans. Ou bien, alternativement, les souverainetés résisteront, peut-être seront-elles renforcées par des politiques strictement défensives ; mais dans ce cas les risques d’un nouvel effondrement des marchés financiers resteront entiers. C’est par cette voie qu’une crise dans la globalisation pourra devenir une crise de la globalisation.
Fatalité du désastre ?
Un spécialiste des mathématiques financières a déclaré à propos des modèles qui ont permis de créer les produits dérivés : ils « sont faits pour fonctionner dans des situations ordinaires ». Le refus de prendre en compte les situations de crise semble inhérent au fonctionnement des marchés financiers. Les risques extrêmes ne sont pas pris en compte dans les règles prudentielles ordinaires et quand ils se réalisent, on trouve une solution exceptionnelle, en se tournant vers l’État, c’est-à-dire finalement le contribuable. Ne risque-t-on pas de créer des régulations adaptées au beau temps mais inefficaces en cas de tempête ?
J. Sgard – Ce constat a été fait depuis longtemps, notamment lors du sauvetage du fonds Ltcm en 1998 évoqué plus haut. Il découle non pas d’un aveuglement ou d’une ignorance manifeste, mais d’un principe de méthode : pour résumer, la valorisation de ces produits dérivés est calculée sur la base d’un niveau de risque (ou de perte) moyen, observé au cours des années passées sur des actifs équivalents. Donc, par définition, si les déterminants du cours de ce titre change, du fait d’une crise de marché par exemple, ou si les chocs observés sur ce marché dépassent sensiblement les hypothèses initiales, alors, effectivement, on peut perdre beaucoup d’argent. Et si cet argent a été principalement emprunté, comme dans le cas des Hedge Funds, alors on fait faillite et les pertes sont répercutées sur ceux qui ont financé cette aventure – généralement les banques. Bien que les Hedge Funds n’aient pas été à ce jour au cœur de la crise financière, c’est typiquement ce type d’activités qui, dans les années à venir, sera mis au pas.
C. Chavagneux – Le risque zéro n’existera jamais en finance. Toutes les crises financières réclament une intervention publique. On peut néanmoins penser qu’une bonne gestion des risques est possible au sein des établissements bancaires. Une enquête réalisée à l’automne 2007 par le Senior Supervisors Group, un ensemble de régulateurs, a montré que certaines banques avaient correctement analysé les risques des subprimes et des produits financiers sophistiqués qui les accompagnaient, qu’elles n’avaient pas fait confiance aux évaluations des agences de notation et qu’elles s’étaient renforcées en prévoyance d’une crise à venir.
Les modèles de contrôle interne des banques sont certes inadaptés aux situations extrêmes mais, comme l’a expliqué Gerald Corrigan, un ancien banquier central et aujourd’hui directeur chez Goldman Sachs, la mesure des risques est autant affaire d’analyses qualitatives que quantitatives. En clair, les modèles statistiques utilisés par les banques, aussi sophistiqués soient-ils, ne remplaceront jamais le bon sens pour juger des limites acceptables de la prise de risque.
Pour maximiser la qualité de l’analyse de risque, Corrigan suggère que ceux qui contrôlent les risques soient indépendants de ceux qui les prennent. C’est généralement le cas sur le plan institutionnel. Mais comme l’avoue un contrôleur de risque dans ses « confessions » publiées par The Economist (9 août 2008), il est très difficile de résister à la pression des traders quand il y a beaucoup d’argent en jeu. Corrigan pense en outre que les traders et les contrôleurs devraient pouvoir changer de place au cours de leur carrière. Problème : une fois que l’on a été trader, va-t-on accepter de revenir à des rémunérations moins extravagantes ? Il pense enfin que les grandes banques doivent disposer de systèmes d’information capables de leur fournir en quelques heures l’état de leur exposition aux risques pris – ce qui signifie que ce n’est pas le cas à présent. Conclusion : « Estimer les seuils acceptables d’appétit pour le risque est plus un art qu’une science. » On pourrait même ajouter, c’est plus de l’artisanat qu’un art véritable ! Un bon contrôle des risques ne va pas de soi. Mais il n’est pas impossible à mettre en place, au-delà des modèles statistiques utilisés.
B. Biais – Ce ne sont pas les limites des modèles statistiques ou mathématiques qui sont à l’origine de la crise actuelle. Ce sont les comportements opportunistes d’acteurs tournant les règles et manœuvrant dans l’ombre. Nul besoin de mathématiques financières pour instaurer transparence, concurrence et chambre de compensation, c’est-à-dire les conditions nécessaires à un bon fonctionnement des marchés et une prévention des crises.
F. Demarigny – Il est certain que les marchés et les régulateurs sont toujours en retard d’une crise et que toutes les crises prévisibles ont été évitées. Le plus difficile n’est pas de concevoir des modèles capables d’appréhender des situations de marché extrêmes, mais de disposer d’une cartographie précise des risques et d’anticiper des enchaînements de comportements parfois irrationnels.
En effet, une grande partie des risques a été sortie des bilans des banques pour être titrisés, puis théoriquement neutralisés par les « réhausseurs » de crédit et, enfin, dispersés sur les marchés. La capacité des établissements financiers à répertorier ces risques, à les mesurer et à estimer leur impact sur leur situation financière était devenue pratiquement nulle. L’autre paramètre est humain et tient à la disparition de la confiance qui a rendu tous ces marchés sans liquidité et l’ensemble de ces actifs impossibles à valoriser (car le marché ne remplissait plus sa fonction première qui est celle de former des prix). De surcroît, la défiance a rapidement gagné le marché interbancaire et a rendu vulnérables même les établissements sains. Dès lors, la crise devient irrationnelle mais cela ne change rien à la nécessité d’intervenir. Au vrai, les risques financiers suivent à peu près les mêmes règles que les risques climatiques : on peut prévoir beaucoup de choses mais on est toujours surpris par la force de la nature.
Le 15 octobre 2008
Cartographie d’une gouvernance financière inachevée
S’il existe des institutions financières internationales créées par des traités multilatéraux pour réguler les finances publiques des États, tel n’est pas le cas pour les marchés financiers. Le Fonds monétaire international (Fmi) et la Banque mondiale ont été créés à Bretton Woods pour donner une stabilité financière à la reconstruction de l’après-guerre, puis pour financer la dette des États par la suite. Au vrai, une enceinte regroupe les ministères des Finances, les régulateurs et les banquiers centraux des principaux pays industrialisés ainsi que les grandes institutions financières internationales (Fmi, Banque mondiale, Banque de règlements internationaux, Ocde), la Bce et les organismes internationaux de régulateurs : c’est le Forum de la stabilité financière. Le Fsf, créé à l’initiative du G7 en 1998, est donc le lieu de dialogue privilégié entre les principaux régulateurs et superviseurs du monde et a pour objet de veiller à la stabilité du système. Il est cependant essentiellement un lieu de rencontre et de coordination de travaux réalisés par ses membres. Comme il a pu être constaté, le Fsf n’est pas à ce jour doté de moyens institutionnels, juridiques et humains pour « gérer » une crise comme celle qui vient de se produire. En revanche, le Fsf sera probablement l’enceinte sur laquelle s’appuiera le G7 si des travaux de refonte du système financier international sont entamés après les élections américaines.
Il en résulte que la régulation des marchés boursiers et des intermédiaires financiers reste toujours en grande partie du domaine national. Il faut cependant distinguer au sein de la régulation plusieurs fonctions complémentaires : la réglementation, la surveillance (ou supervision) et les sanctions.
La fonction normative est la plus globalisée ; elle est même très intégrée en Europe. Ainsi, c’est au sein du Comité de Bâle, qui est un organisme informel regroupant les superviseurs bancaires et/ou les banquiers centraux des dix principaux pays, qu’ont été élaborées les règles prudentielles qui obligent les banques à prendre des risques en proportion de leurs capitaux propres. Ce corps de règles (Bâle I et Bâle II) se retrouve quasiment à l’identique dans le droit positif européen et dans celui de la majorité des pays à l’exception notable des États-Unis qui n’ont envisagé que très récemment de l’appliquer à leurs banques. L’Organisation internationale des commissions de valeurs (Oicv) est également un regroupement volontaire des autorités de marchés financiers du monde, au sein de laquelle les régulateurs des grands pays jouent le rôle principal. Les recommandations de l’Oicv restent cependant de caractère assez général et sont non contraignantes. En Europe en revanche, l’essentiel de la réglementation financière (bourses, banques et assurances) a été harmonisé par le Plan d’action sur les services financiers de l’Union lancé en 2000 et aujourd’hui décliné dans de nombreuses directives et règlements communautaires. Les comités européens de régulateurs boursiers (Committee of European Securities Regulators – Cesr), bancaires (Committee of European Banking Supervisors – Cebs) et des assurances (Committee of European Insurance and Operational Pensions Supervisors – Ceiops) ont grandement contribué à la rédaction de ces directives. Mais l’application au quotidien de ce cadre juridique et le pouvoir d’infliger des sanctions relèvent encore des seuls superviseurs nationaux. Même la Banque centrale européenne se voit refuser jusqu’à présent tout pouvoir de surveillance des banques et reste cantonnée dans ses fonctions monétaires (fixation des taux d’intérêt, gestion de la masse monétaire et fonctionnement du marché monétaire).
Ce n’est qu’en octobre 2007, face au manque de coordination dans la gestion de la crise, que la Commission européenne s’est résolue à confier une mission de réflexion sur une plus grande intégration de la régulation financière en Europe à Jacques de Larosière (ancien gouverneur de la Banque de wFrance et ancien directeur général du Fmi).
À l’échelon national, deux modèles coexistent pour l’organisation de la régulation financière. Le premier consiste à fusionner au sein d’une seule autorité, distincte de la Banque centrale, la surveillance des marchés, des banques et des assurances : c’est le cas dans les pays scandinaves, au Royaume-Uni, en Allemagne et au Japon. Le second modèle distingue le contrôle prudentiel des établissements financiers, confié à une autorité bancaire (ou parfois exercé par les banques centrales elles-mêmes) de la surveillance des marchés et la protection de l’épargne, confiée à une autre autorité : c’est le cas aux États-Unis, en Italie, aux Pays-Bas et en France. Cependant, au sein de ces modèles de nombreux particularismes existent. Ainsi, aux États-Unis, en plus de la coexistence d’autorités dans chaque État et au niveau fédéral, plusieurs régulateurs publics fédéraux cohabitent dans chaque domaine qui eux-mêmes délèguent certaines compétences à de nombreux organismes d’autorégulation (régulation par les professionnels eux-mêmes). En matière de sanctions des manquements observés, la cartographie se complique avec l’intervention répétée du procureur de New York et du Fbi. Il en résulte, le plus souvent, des conflits de compétences et des doublons ou, son corollaire en cas de crise, les renvois de responsabilités. En Europe, depuis l’application du Plan d’action sur les services financiers, les compétences de régulation sont concentrées sur des autorités administratives indépendantes et que très marginalement confiées à des organismes d’autorégulation. En France, le contrôle des marchés financiers relève d’une autorité administrative indépendante, l’Autorité des marchés financiers (Amf), celui des établissements bancaires de la Commission bancaire agissant dans le giron de la Banque de France et, enfin, celui des compagnies d’assurance de l’Autorité de contrôle des assurances et des mutuelles (Acam). Dans le contexte de crise actuelle, le ministre des Finances a lancé en septembre 2008 une mission de réflexion sur l’optimisation des instances de régulation françaises.
Fabrice Demarigny
- *.
Bruno Biais est économiste à la Toulouse School of Economics. Christian Chavagneux est rédacteur en chef de la revue L’économie politique. Fabrice Demarigny, ancien secrétaire général du Comité européen des régulateurs de marchés financiers (Cesr), est docteur en sciences politiques et avocat spécialiste des marchés de capitaux. Jérôme Sgard est directeur de recherche à Sciences Po (Ceri).
- 1.
Voir Bruno Biais, « Transparence des marchés, conflits d’intérêts et crise financière », Esprit, octobre 2007 ; id., « La Banque centrale européenne est-elle trop indépendante ? », Esprit, février 2008 ; id., « Les scandales financiers : aléa moral ou problème éthique ? », Esprit, mai 2008.
- 2.
Voir Christian Chavagneux, les Dernières heures du libéralisme, Paris, Perrin, 2007.
- 3.
Voir Christian Chavagneux et Ronen Palan, les Paradis fiscaux, Paris, La Découverte, 2007.