Transparence des marchés, conflits d'intérêts et crise financière
Les marchés financiers sont à nouveau sur la sellette depuis cet été. Une fois de plus, leur utilité et leur fonctionnement sont mis en cause. En quoi participent-ils à l’économie réelle ? En rappelant leur rôle, on comprend mieux leurs dérapages mais aussi pourquoi le thème de l’information est central dans la crise en cours.
La crise de cet été a attisé les critiques à l’encontre des marchés financiers. Au vu de ces critiques on peut s’interroger : les marchés financiers ont-ils une quelconque utilité sociale ? Ne sont-ils qu’un casino, où le spéculateur perd son âme ? Un miroir aux alouettes où les ménages perdent leur patrimoine ? Une foire d’empoigne où les peuples perdent leurs industries ?
Prenons d’abord un peu de recul par rapport aux questions d’actualité. Avant de critiquer les dysfonctionnements du marché en période de crise, commençons par nous interroger sur ce que pourrait être un fonctionnement efficace de la sphère financière. À partir de ce point de référence – correspondant à ce que les économistes appellent l’optimum de premier rang –, on peut étudier les conséquences d’imperfections des marchés, leur rôle dans la crise actuelle et proposer des mesures visant à en limiter l’ampleur.
On ne cherchera ni à narrer le développement de la crise, ni à présenter en détail les titres et institutions financières en cause. D’autres avant nous ont fort bien décrit ces phénomènes. Nous nous attacherons plutôt à mettre au jour la logique et les principes économiques sous-jacents à ces événements.
À quoi servent les marchés financiers ?
Les marchés financiers peuvent être comparés à une machine de science-fiction. Machine à voyager dans le temps, à explorer les univers parallèles et résoudre les problèmes insolubles.
Une première fonction des marchés financiers est de permettre des échanges entre le présent et le futur. Aujourd’hui, des entreprises innovantes ont besoin de fonds pour leurs projets d’investissements, des ménages pour acheter une maison. Dans le futur, l’entreprise dégagera des profits, le ménage accumulera des revenus. Comment faire le lien entre ces ressources futures et les besoins immédiats ? À l’inverse, d’autres agents économiques, comme par exemple les fonds de pension, disposent aujourd’hui de ressources à investir, mais auront besoin de revenus dans le futur. Les marchés financiers permettent d’organiser l’échange entre ces agents. Aux uns, ils apportent le financement nécessaire aujourd’hui, en échange de l’engagement à verser des flux futurs ; des autres, ils obtiennent les fonds disponibles immédiatement, en échange de la promesse d’un remboursement et d’une rémunération à venir.
Une deuxième fonction des marchés financiers est de permettre des échanges entre différents états du monde possibles. S’il ne pleut pas du tout au printemps, ce sera une catastrophe pour de nombreux agriculteurs qui verront leur revenu durement touché. Mais pour certaines stations de tourisme, ce beau temps permettrait des revenus élevés, et c’est au contraire la pluie qui serait catastrophique. Ainsi, deux états du monde (pluie-soleil) affectent les deux types d’agents (agriculteur-station de tourisme) de manière opposée. Il serait donc efficace que ces deux types d’agents s’assurent mutuellement. Pour ce faire, on pourrait imaginer de recourir à un « marché des produits dérivés météorologiques ». L’agriculteur pourrait y nouer un contrat avec la station de tourisme, aux termes duquel celui-ci verse de l’argent à celle-là en cas de pluie, à charge pour la station de verser de l’argent à l’agriculteur en cas de soleil. Ainsi, le marché financier permet aux agents de partager les risques.
Une troisième fonction des marchés financiers est de résoudre des problèmes extrêmement compliqués. Il est très difficile de savoir quelle est la valeur d’une entreprise, quelle est la probabilité qu’elle rembourse sa dette ou quelle rémunération elle doit promettre aux investisseurs. Pour répondre à ces questions, il faudrait combiner des éléments d’informations très hétérogènes (comptables, techniques, sociaux…) et détenus par de nombreux agents différents (épargnants, analystes, entrepreneurs…). Comme l’avait avancé Hayek en 1945 et comme la théorie économique l’a montré de façon rigoureuse depuis, le marché permet d’agréger et de synthétiser toutes ces informations1. Il produit ainsi des signaux précieux pour guider les décisions économiques.
Pour illustrer l’importance de ces trois fonctions des marchés financiers, livrons-nous à une expérience de pensée : supposons qu’il n’existe pas de marché et examinons ce qui découle de cette hypothèse.
S’il leur est impossible de recourir au marché financier pour accumuler l’épargne, les ménages n’ont d’autre solution que de consommer toute leur production ou de recourir au stockage physique. C’est la stratégie que Joseph conseilla à Pharaon pendant les périodes de vaches grasses2. À l’époque, c’était un conseil avisé. Mais aujourd’hui cette approche serait beaucoup moins efficace que celle proposée par les marchés, du fait, en particulier, des coûts de stockage et aussi du coût d’opportunité de geler ces ressources qui auraient pu être très utiles à d’autres ménages.
S’il leur est impossible de lever des fonds sur le marché des capitaux, les entrepreneurs ne peuvent recourir qu’à leur fortune propre ou aux contributions de leurs proches. C’est d’ailleurs un mode de financement fréquent aujourd’hui dans le secteur informel des économies en développement. Mais les limites de cette source de fonds sont justement une des contraintes (hélas nombreuses) qui s’opposent au développement économique, tout particulièrement en Afrique.
S’il leur est impossible de partager les risques sur les marchés financiers et d’assurance, les ménages doivent supporter d’importantes variations de leur revenu. Cette situation est cruelle et de plus elle dissuade de s’engager dans des activités risquées et, par là, inhibe l’esprit d’entreprise.
Cette expérience de pensée suggère, en contrepoint, l’importance de la contribution de marchés financiers efficaces au bien-être social – marchés qui, selon l’économiste hétérodoxe Schumpeter, sont la condition nécessaire et un des facteurs les plus importants du développement économique et de la croissance3.
Les imperfections des marchés financiers
Mais si les marchés financiers sont une condition nécessaire du développement, ils ne lui sont pas suffisants. Non seulement d’autres ingrédients sont nécessaires (progrès technologique, droits de propriété clairement établis, stabilité politique et démocratie), mais encore les marchés financiers ne peuvent apporter leur contribution au développement que s’ils jouent leur rôle de façon efficace. Or, plusieurs imperfections de marché peuvent s’y opposer, au premier rang desquelles figurent les asymétries d’information et les problèmes d’agence. Lorsqu’une personne confie une tâche à une autre, on appelle la première le « principal » et la seconde l’« agent ». Un problème d’agence apparaît dès lors que l’agent et le principal ont des objectifs et des informations différents.
Des problèmes d’agence peuvent apparaître entre les ménages qui délèguent la gestion de leur épargne et les gérants qui investissent ces ressources (gestionnaires de fonds communs de placement ou de fonds de retraite). Lorsqu’un gérant obtient une performance exceptionnelle, il en bénéficie (rémunération, valeur de marché) ainsi que les épargnants (gains en capital). Mais si la performance du fonds est très négative, les ménages supportent intégralement ces pertes alors que le coût pour le gérant est limité. À cette asymétrie dans les préférences, s’ajoute une asymétrie d’information : le gérant connaît, mieux que les ménages, les caractéristiques du portefeuille et des marchés dans lesquels il investit. Ce problème d’agence peut empêcher le marché de jouer son rôle avec une entière efficacité. Le gérant peut, par exemple, être tenté de suivre des stratégies trop risquées par rapport aux préférences des épargnants4.
Des problèmes d’agence peuvent aussi apparaître entre les actionnaires et les dirigeants des entreprises dans lesquelles ils ont investi5. Le dirigeant connaît, beaucoup mieux que les actionnaires, l’environnement et le fonctionnement de l’entreprise – y compris le système de rémunération du dirigeant. Voilà une nouvelle forme d’asymétrie d’information, qui se combine à une asymétrie des préférences. Alors que l’actionnaire est surtout sensible à la rentabilité des titres qu’il détient, le dirigeant a de nombreux autres objectifs (pouvoir, rémunération personnelle, notoriété…). Ce problème d’agence est à la racine des scandales financiers du début de ce siècle – manipulations des comptes, stock-options exagérées, stratégies inspirées par la démesure…
Enfin, des problèmes d’agence peuvent apparaître entre les institutions qui distribuent les crédits et les banques centrales. Une des formes principales des problèmes d’agence est l’aléa moral. Ce problème apparaît si l’agent doit exercer un effort coûteux pour lui et non observable par le principal. L’aléa moral apparaît dans de nombreux domaines (contrat de travail, assurance, système de santé). La presse a repris ce terme pour désigner le problème d’agence bien spécifique qui apparaît dans les relations entre banques et banques centrales. Les premières doivent faire un effort pour contrôler les risques et éviter les prêts douteux. Mais les secondes ne peuvent observer exactement cet effort. De plus, les objectifs des uns et des autres sont divergents : les banquiers sont motivés par leur bonus, les banquiers centraux par la stabilité du système financier, du système des paiements et de la monnaie. Tels sont les ingrédients du problème d’agence qui fut à la racine de nombreuses crises bancaires, depuis celle des caisses d’épargne aux États-Unis pendant les années 1980, jusqu’à la crise financière latino-américaine dans les années 1990.
La crise de cet été illustre à merveille ces problèmes d’agence et les dysfonctionnements qu’ils provoquent – non bien sûr que les asymétries d’information aient joué le rôle de causes immédiates, déclenchant la crise, mais parce qu’elles ont joué le rôle de causes profondes, instituant les conditions d’apparition de la crise. Le problème d’agence entre banques privées et banques centrales a incité les premières à prendre des risques excessifs et contraint les secondes à injecter des liquidités abondantes pour préserver la stabilité du système. Le problème d’agence entre épargnants et intermédiaires financiers a conduit certains gérants – en particulier ceux des hedge-funds (fonds spéculatifs) et aussi les gestionnaires des fonds de pension qui leur confiaient une part de leur portefeuille – à une prise de risque excessive. Enfin, le problème d’agence entre investisseurs et dirigeants des entreprises a conduit ces derniers à se lancer dans des stratégies d’investissement et de financement trop risquées. Dans le cadre de ces opérations, le dirigeant bénéficie de la potentialité de rémunérations très élevées en cas de succès. Mais ses préférences sont asymétriques, car, en cas de pertes, il ne supporte pas la totalité des coûts, qui sont à la charge des investisseurs et autres parties prenantes.
Que faire ?
Ainsi, pour que les marchés financiers puissent apporter une contribution décisive au bien-être social, il est nécessaire que les problèmes d’agence soient limités. Or, à la racine de ces problèmes, figurent les asymétries d’information. C’est parce que le principal (épargnant, actionnaire, banquier central) est moins bien informé que l’agent (gérant, dirigeant, banquier), que ce dernier a la possibilité de faire des choix coûteux pour la société. Il convient donc, pour réduire l’ampleur des problèmes d’agence, de réduire l’ampleur des asymétries d’information. Pour ce faire il faut veiller à la transparence du fonctionnement des marchés financiers. Pour illustrer concrètement les formes d’une telle transparence, considérons trois exemples.
Les fonds spéculatifs achètent ou vendent à découvert de nombreux actifs ou contrats financiers. L’objectif annoncé est d’obtenir des rentabilités élevées. Mais la condition imposée par les gestionnaires de ces fonds est que leurs activités doivent rester secrètes. Considérons d’abord leur argument : ils identifient, à grand renfort d’analyses, des opportunités d’investissement. Mais s’ils devaient les dévoiler, ils ne pourraient vraiment en profiter, car les autres investisseurs s’en saisiraient à leur tour. Cet argument pourrait se défendre si les gestionnaires des fonds spéculatifs agissaient dans le seul intérêt des investisseurs qui leur confient leur capital. Mais, pour des raisons similaires à celles évoquées plus haut, leur propension à la prise de risque est plus grande que celle des investisseurs. Dans ce contexte, l’opacité des fonds spéculatifs est inefficace, car elle empêche de réguler convenablement le problème d’agence qui existe entre investisseurs et gérants.
Les années récentes ont vu un grand développement des marchés du crédit. Les innovations financières se sont multipliées et le volume d’activité a crû. Or, une très grande partie de ces transactions a lieu sur des marchés de gré à gré. Les échanges y sont bilatéraux, négociés au téléphone ou par l’intermédiaire d’un système de messagerie, et le marché dans son ensemble n’en est pas informé. Il est difficile à quiconque de connaître le montant exact des encours et engagements et l’évolution des taux sur le marché secondaire. Dans un tel marché, et surtout lors d’une crise, l’asymétrie d’information est grande. Elle risque d’ébranler la confiance des différents participants les uns pour les autres et d’empêcher le fonctionnement efficace du marché. Ici encore, il est nécessaire d’accroître la transparence.
Lorsque l’opacité entoure les systèmes de rémunération des dirigeants d’entreprise, elle accroît les problèmes d’agence. Certes, des systèmes de rémunération et d’incitation bien conçus peuvent contribuer à réduire les problèmes d’agence, et en ce sens les stock-options peuvent jouer un rôle bénéfique. Mais, si ces rémunérations sont décidées par les dirigeants eux-mêmes, ou en collusion avec eux, et de manière secrète, le problème d’agence en est aggravé. Si les autres mécanismes de gouvernement des entreprises ne l’en dissuadent pas, le dirigeant peut alors être tenté de poursuivre des stratégies allant à l’encontre des intérêts des actionnaires, tout en se récompensant de l’excellence de ses choix par une rémunération généreuse. Instaurer une plus grande transparence des systèmes de rémunération des dirigeants, c’est donner aux actionnaires plus de chances de contrôler ces systèmes et de les mettre au service de l’entreprise.
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Certains font des marchés financiers un rouage presque parfait de nos économies, trop sophistiqué pour que régulateurs et citoyens s’en mêlent. D’autres les vouent aux gémonies, persuadés que les gnomes de la finance sont au cœur du complot capitaliste visant à détrousser les pauvres. Le marché ne mérite ni cet excès d’éloge, ni cette indignité. Comme la théorie économique l’a depuis longtemps établi, des marchés efficaces produisent une allocation optimale des ressources6. Mais la même théorie montre que les asymétries d’information forment un puissant obstacle à cette fonction bénéfique des marchés. Améliorer la transparence du marché des capitaux, c’est réduire les asymétries d’information, et ainsi donner à ce marché la chance d’apporter à nos sociétés sa contribution nécessaire.
- *.
Toulouse School of Economics.
- 1.
Friedrich Von Hayek, “The Use of Knowledge in Society”, American Economic Review, septembre 1945, p. 519-530.
- 2.
Genèse, 41, 34-36.
- 3.
Joseph Schumpeter, Théorie de l’évolution économique, Paris, Dalloz, 1935.
- 4.
Judith Chevalier et Glenn Ellison ont établi ce point, empiriquement, dans leur article de 1997 : “Risk Taking by Mutual Funds as a Response to Incentives”, Journal of Political Economy, 105, p. 1167-1200.
- 5.
Ce problème avait déjà été identifié par Adam Smith dans la Richesse des nations, livre 5, chap. 1. Une analyse magistrale en est proposée par Jean Tirole dans The Theory of Corporate Finance, Princeton, Princeton University Press, 2006.
- 6.
Voir Gérard Debreu, Théorie de la valeur, Paris, Dunod, 1984.