
Internet en mal de démocratie
Introduction
L’accroissement et l’intensification du débat public sur Internet posent aux démocraties européennes un défi de taille, celui de la régulation d’espaces en grande partie administrés par les géants du numérique. Comment la discussion en ligne peut-elle devenir propice à l’exercice de la rationalité critique ?
La régulation du débat public sur Internet est devenue un impératif pour les démocraties européennes. Les États sont désormais appelés à établir de nouvelles règles du jeu pour préserver la possibilité d’un véritable espace public numérique. Il importe à la fois de protéger la communication en ligne contre les dérives qui l’affectent, de la brutalisation des échanges aux manipulations de l’information, et de contrôler les « géants du Web », qui ont accumulé un formidable pouvoir privé de censure, mis au service d’une stratégie de marchandisation de la participation. Mais comment penser une telle régulation ?
Le temps où l’avènement d’un Internet grand public était salué comme une révolution, non seulement technologique, mais démocratique, paraît loin, tant le désenchantement est aujourd’hui important. Les révolutions technologiques ont, il est vrai, toujours charrié leurs lots d’espoirs puis de déceptions politiques. Le télégraphe, la radio et la télévision ont chacun pu être loués comme promettant un espace public plus ouvert et égalitaire, avant d’être accusés de confisquer la parole aux citoyens, de protéger les intérêts des puissants ou de servir la propagande de pouvoirs publics ou privés. Certains discours catastrophistes annonçant aujourd’hui la mort de la démocratie, malade d’Internet, réactivent à cet égard des peurs et des désillusions familières. Est-ce à dire, pour autant, qu’il n’y a pas de raison de s’inquiéter de la forme prise par la communication numérique et de son effet sur les démocraties ? Rien n’est moins sûr.
Les critiques émises à l’égard d’Internet portent le plus souvent, non sur le réseau lui-même (dont les principes initiaux d’ouverture, de décentralisation et de neutralité restent d’actualité1), mais sur l’organisation des forums qui accueillent et orientent les interactions en ligne. Or cette organisation, en constante évolution depuis l’invention d’Internet, n’est ni nécessaire ni naturelle. Sa forme actuelle est largement dictée par les grandes plateformes de réseaux sociaux et de partage de contenus, qui concentrent désormais une part très importante des usages. Ces entreprises multinationales, dont le modèle économique repose sur la centralisation et la commercialisation des données des utilisateurs, exercent aujourd’hui un pouvoir immense. Qu’elles l’admettent ou non, elles sont aujourd’hui les organisatrices du débat en ligne. Ce rôle leur a été abandonné par les gouvernements démocratiques et ce sont les conséquences de cet abandon qui sont aujourd’hui déplorées.
Si la régulation de la communication en ligne s’est enfin imposée à l’ordre du jour des démocraties européennes, c’est aussi parce que le numérique est devenu un enjeu économique et géopolitique majeur à l’échelle internationale. Face à la puissance industrielle des États-Unis et au modèle du capitalisme de surveillance porté par les Gafam, des pays autoritaires comme la Russie et la Chine promeuvent le modèle d’un Internet fermé au service du contrôle des populations. En dehors de leurs frontières, ils mènent des opérations d’influence visant à coloniser les espaces de débat en ligne hébergés par les grandes plateformes afin de promouvoir leurs intérêts diplomatiques et de discréditer leurs adversaires. L’Union européenne entend de son côté tracer une troisième voie, sans avoir, à bien des égards, les moyens de ses ambitions. Les nouvelles règles élaborées en Europe, comme la loi sur les manipulations de l’information en France, la NetzDG en Allemagne, le projet Online Harms au Royaume-Uni ou le Digital Services Act à l’échelle de l’Union européenne participent de ce mouvement. Cette prolifération récente de normes n’est toutefois pas sans danger, car des règles mal conçues risquent de réduire la liberté d’expression en ligne sans assurer pour autant les conditions d’un débat véritablement ouvert et équitable. Elle révèle aussi une certaine confusion : il est difficile d’identifier la conception de l’espace public numérique – de ce qu’il est, mais aussi de ce qu’il devrait être – qui inspire ces nouveaux cadres régulateurs, élaborés avant tout de manière réactive afin de contenir les périls qui paraissent les plus immédiats, de la diffusion des discours de haine à la circulation des fausses nouvelles.
Il importe toutefois, pour penser les fins et les moyens de la régulation d’Internet, de savoir quelle forme de communication numérique est requise par la politique démocratique. Comment la discussion en ligne peut-elle prendre la forme d’échanges ouverts et équitables, propices à l’exercice individuel et collectif de la rationalité critique ? Quelles limites peuvent être imposées à la parole des internautes pour préserver l’intégrité du débat, sans porter atteinte à leur liberté de parole d’expression ? Quels pouvoirs de modération peuvent être laissés aux acteurs privés, en particulier aux plateformes, et comment les encadrer ?
Comment la discussion en ligne peut-elle prendre la forme d’échanges ouverts et équitables, propices à l’exercice individuel et collectif de la rationalité critique ?
C’est à cette réflexion qu’entend contribuer le présent dossier, à la suite des discussions menées de longue date dans les pages d’Esprit sur les bouleversements politiques portées par le numérique2. Une conviction guide cette démarche : la régulation d’Internet ne peut pas faire l’économie d’une réinterprétation des exigences associées au débat public. Ce dernier ne saurait en effet prendre la même forme en ligne et hors ligne. Il ne suffit donc pas de transposer les catégories d’analyses et les cadres régulateurs forgés pour d’autres formes de communication aux technologies numériques. Cette nouvelle transformation de l’espace public nous oblige, au contraire, à reconsidérer les conditions sociales et les dispositions légales susceptibles de le préserver.
Les textes réunis dans ce dossier examinent ainsi certains des défis majeurs soulevés par la numérisation du débat public : la propagation de fausses informations, la mobilisation de nouveaux publics, l’émergence de pouvoirs de régulation privés ou la déstabilisation des cadres légaux traditionnels. L’ambition des contributeurs n’est pas de formuler des propositions de réforme, mais de contribuer au diagnostic qui en constitue le préalable nécessaire : comprendre ce qu’Internet, sous sa forme actuelle, fait à l’espace public.
La question de l’aptitude du concept d’espace public à guider tant l’évaluation des conséquences politiques d’Internet que sa régulation juridique est tout d’abord posée. Quel sens spécifique les exigences démocratiques d’égalité des participants, de publicité des échanges, de liberté des discours peuvent-elles prendre lorsque le conflit des opinions se déroule en ligne ? Elles invitent, tout au moins, à répartir équitablement l’accès à la visibilité, assurer l’ouverture des enclaves numériques et contrôler ceux qui maîtrisent les architectures numériques (Charles Girard).
Deux phénomènes associés à Internet sont ensuite considérés : la diffusion des fausses nouvelles et la mobilisation de nouveaux publics. Leur étude conduit à écarter certains présupposés communs à leur sujet et à repenser leurs effets sur la politique démocratique. La première ne constitue pas une simple défaillance de la raison publique ; la seconde ne signifie pas la disparition de tous les obstacles à la participation collective.
L’adhésion aux fausses informations ne peut être saisie comme résultant simplement de la crédulité du public, dont la raison se serait égarée, ni des vices intellectuels manifestés par les internautes. Une compréhension plus fine des modalités plurielles de la croyance invite à penser cette adhésion selon d’autres modèles : celui de la fiction, qui implique une suspension de la croyance, et celui du mensonge à soi-même, qui renvoie à un désir de croire. Dans les deux cas, l’adhésion est indissociable de l’expression d’une position idéologique (Juliette Roussin).
L’émergence de publics mobilisés sur Internet ne saurait de son côté être comprise comme spontanée. Les espaces de communication en ligne facilitent certes l’accès à la parole médiatique de publics parfois sous-représentés. Mais la mobilisation ne dépend pas moins en ligne que hors ligne de l’existence de réseaux préconstitués et du travail d’acteurs produisant des mots d’ordre efficaces. Elle est tributaire, en outre, de la capacité des forces politiques en concurrence à jouer du fonctionnement des algorithmes de façon à s’imposer sur la scène numérique (Clément Mabi).
L’enjeu décisif de la régulation de la communication en ligne est enfin abordé sur ses deux versants : celui de la régulation privée exercée par les plateformes numériques et celui de la régulation publique, qui passe notamment par les tribunaux. Aux stratégies multiples qui permettent aux réseaux sociaux de contrôler la visibilité des contenus qui y circulent répond l’inadéquation des catégories légales traditionnelles qui se trouvent mobilisées pour définir leurs responsabilités.
Les réseaux sociaux recourent, pour modérer les contenus, à un répertoire de stratégies inédites qui échappent aux catégories traditionnelles de la censure. Le maintien en ligne de contenus contestés exposant les plateformes au reproche de complicité et le retrait de ces contenus les obligeant à assumer la position de censeurs, elles ont développé des méthodes pour les rendre invisibles sans les supprimer. Le pouvoir ainsi exercé sur l’accès à la visibilité est d’autant plus difficile à contrôler qu’il reste souvent inaperçu (Romain Badouard).
Les argumentaires élaborés des deux côtés de l’Atlantique par les tribunaux pour trancher les litiges impliquant les réseaux sociaux révèlent la difficulté à définir leur rôle et leur responsabilité. Peuvent-ils être assimilés à des éditeurs, dont les politiques de modération doivent être protégées contre tout contrôle étatique ? Peuvent-ils plutôt être comparés à des administrateurs de forums publics, obligés de respecter la liberté d’expression des internautes ? Le raisonnement judiciaire se heurte, dans les deux cas, aux limites de l’analogie (Pierre Auriel et Mathilde Unger).
Les textes qui suivent appellent, dans leur diversité, à renouveler notre répertoire conceptuel pour penser la régulation démocratique de l’espace public numérique3.
- 1. Sur la forme politique d’Internet, voir Dominique Cardon, La Démocratie Internet. Promesses et limites, Paris, Seuil, 2010.
- 2. Voir notamment « Punir la haine ? » (Esprit, octobre 2015), « La passion du complot » (Esprit, novembre 2015), « Fragiles vérités » (Esprit, décembre 2018) et « L’idéologie de la Silicon Valley » (Esprit, avril 2019).
- 3. Ce dossier a été réalisé avec le soutien de l’Agence nationale de la recherche (Egalibex ANR-18-CE41-0010-01) et du Labex COMOD de l’université de Lyon (ANR-11-LABX-0041), dans le cadre du programme « Investissements d’avenir » (ANR-11-IDEX-0007). Les travaux de l’équipe Egalibex sont présentés ici : https://egalibex.univ-lyon3.fr.