Le livre, un patrimoine méconnu (table ronde)
La politique du livre se focalise sur la numérisation des fonds et les nouveaux usages de la lecture. Mais les possibilités ouvertes par les nouvelles technologies ne feront pas disparaître la longue histoire du livre et de l’édition, qui reste indispensable à l’intelligence de notre histoire. Que nous apprennent encore les livres anciens ? Et comment défendre ce patrimoine ?
Georges Vigarello – La politique culturelle française est largement tournée vers la valorisation de notre patrimoine. Or, le livre constitue lui aussi un patrimoine mais il semble moins mis en évidence que les patrimoines architecturaux ou muséaux. Pourquoi ? Quelle est la particularité de ce patrimoine ? Pourquoi le défendre ? Comment, s’il doit être défendu, mieux le mettre en valeur ? Mais pour aborder ces questions, il faut d’abord se demander ce qui fait la valeur d’un livre. Or, un livre n’est pas un objet qui existe indépendamment d’une construction, d’un processus qui implique un auteur mais aussi une réception (auprès d’un public), qui en détermine la valeur.
Roger Chartier – Un conservateur d’une des bibliothèques de Harvard a déclaré un jour : « Les auteurs n’écrivent pas les livres. » Et j’ajoute : « Pas même les leurs. » En effet, les livres ne sont pas des écrits qui circulent dans leur forme autographe. Entre le texte qui est écrit de la main de l’auteur et celui qui est lu par un lecteur sur une page imprimé, il y a toute une série de médiations. Il s’agit de la médiation des copistes à l’âge du manuscrit puis de tous les métiers du livre à l’âge de l’imprimé. Le livre imprimé doit être vu comme la sédimentation de cette somme d’interventions, de décisions, éventuellement d’incompréhensions et de maladresses, dues aux professionnels de l’imprimerie qui interviennent sur le texte de l’auteur.
Aux xvie et xviie siècles en Espagne, on n’envoie jamais un manuscrit autographe au Conseil du roi pour la censure. Or, comme c’est le manuscrit accepté ou corrigé par les censeurs qui est envoyé à l’imprimeur, on sait que ce n’est donc jamais le manuscrit autographe qui est utilisé comme copie dans l’imprimerie. D’ailleurs, en espagnol du xviie siècle le terme « original » désigne cette copie du scribe, envoyée à la censure, et jamais le manuscrit autographe. Le manuscrit, qui est passé entre les mains d’un scribe puis des censeurs, subit ensuite les décisions du libraire-éditeur (qui décide s’il y aura par exemple des illustrations…) puis du maître imprimeur avant d’entrer dans l’atelier, où le correcteur ajoute ses propres interventions, qui concernent la division du texte, les accents, la ponctuation, etc. Les compositeurs et les typographes ont leurs propres habitudes et leurs préférences, sans parler des contraintes liées aux techniques d’impression.
Selon les époques, cette trajectoire est plus ou moins documentée. Depuis la fin du xviiie siècle, les écrivains sont devenus des archivistes d’eux-mêmes. C’est un tournant dans l’attitude des auteurs vis-à-vis de leur propre production, qui correspond à ce que Paul Bénichou a appelé « le sacre de l’écrivain » qui commence avec les Lumières mais se manifeste vraiment avec le romantisme1. Il existe aujourd’hui de multiples fonds d’archives privées et publiques consacrées aux livres et à la littérature qui conservent ces traces du processus d’écriture : la Bibliothèque nationale en France (BnF), mais aussi l’Institut mémoire de l’édition contemporaine (Imec) ou, en Allemagne par exemple, à Marbach, les Archives de la littérature allemande. On peut parfois parfaitement retracer toutes les étapes du travail de l’écrivain, qui conduisent au livre publié : les premières esquisses, les brouillons, les carnets de recherche, puis les épreuves corrigées, par les auteurs eux-mêmes ou par d’autres, puis les différentes versions publiées. À part les exemples célèbres de Pascal ou de Montaigne et de ses corrections dans un exemplaire imprimé d’une édition des Essais, on n’a pratiquement pas de manuscrits d’écrivains classiques, car à l’époque, dès que l’imprimeur dispose d’une copie au propre, le manuscrit est détruit ou recyclé pour le papier. On connaît également peu de copies de travail utilisées dans les imprimeries.
Avant le xixe siècle, jamais un auteur ne corrige l’épreuve de son texte, sauf s’il habite à côté de l’atelier, et ce pour une raison très matérielle puisque pour les imprimeurs, il faut garder la composition typographique le moins longtemps possible de façon à redistribuer les caractères pour la composition d’autres livres. La seule possibilité de correction pour l’auteur au xviie siècle, c’était d’être présent dans l’atelier.
Au xviiie siècle, on a quand même des traces de corrections avec, par exemple, les exemplaires de l’Encyclopédie censurés par Le Breton. Le « dix-huitième » volume de l’Encyclopédie, comme on dit, puisque c’est un volume fait par Le Breton, où il avait conservé les textes qu’il supprimait. Aujourd’hui, le livre se trouve à l’université Charlottesville de Virginie, le bastion de la bibliographie matérielle. C’est un recueil extraordinaire parce qu’il contient pour un certain nombre d’articles le texte qu’avait voulu Diderot et qui a été censuré ensuite par le libraire. Sans cet exemplaire, personne ne saurait qu’il y a eu censure, puisqu’en lisant l’Encyclopédie vous ne lisez pas ce qui était le texte original. Diderot n’avait conservé aucun manuscrit, et il s’est aperçu de la censure en voulant relire un article pour écrire un article nouveau. Le Breton a eu la sottise de lui envoyer les épreuves, et Diderot a bien vu que ces épreuves ne correspondaient pas au texte qu’il avait envoyé aux éditeurs. Il est devenu très furieux, et sur les épreuves suivantes il écrivait des annotations rageuses : « Je m’en fous ! », « rira bien qui rira le dernier ! ».
Au xixe siècle, à la fois pour des raisons de sacre de l’écrivain, de contrôle de l’écrivain sur la forme du texte, et grâce à des avancées techniques qui permettent d’envoyer des épreuves, la correction devient possible et Balzac, par exemple, écrit pratiquement ses livres sur les épreuves. À partir du xixe siècle, l’imprimeur garde les formes de caractères composées, ce qui permet la correction.
La seule trace de ce processus complexe d’écriture et de publication est donc pendant très longtemps le texte imprimé.
G. Vigarello –Mais cela veut dire qu’il faut savoir être prudent à l’égard d’un texte dit « original » puisqu’il est le résultat d’un processus, comme vous venez de le montrer, faisant intervenir une diversité d’opérateurs, du censeur à l’ouvrier typographe. Le livre ne s’identifie donc pas simplement à l’écriture de l’auteur. En outre, cela ouvre tout un champ d’investigation et d’enquête sur la manière dont le livre naît, sur l’existence du livre avant le livre. Et c’est précisément ce champ, que l’on pourrait appeler celui de l’« avant », qui correspond à un patrimoine particulier : celui qui témoigne de ce travail complexe débouchant sur la mise à disposition du livre pour le lecteur.
R. Chartier – Il me semble que l’attention sur ce patrimoine manuscrit est assez forte. On peut le voir dans le cas français, non seulement à travers l’Imec qui a collecté un grand nombre d’archives d’éditeurs, d’auteurs, mais aussi d’autres agents investis dans la production des livres comme les graphistes et les illustrateurs. D’autre part, il y a une politique très décidée de la BnF, qui essaie d’acheter, et même de suggérer à des auteurs de déposer leurs manuscrits avant leur mort.
Jean Viardot – Vous avez justement mentionné Paul Bénichou : la sacralisation des manuscrits, la valorisation des traces, datent du romantisme. Balzac est le premier écrivain qui a attaché de l’importance à ses propres manuscrits, qui les a fait relier et qui les a offerts.
R. Chartier – Les archives littéraires de Marbach, en Allemagne, ont pour mission de conserver des documents à partir de 1750. Pourquoi cette date ? C’est que pour les œuvres écrites avant 1750, une telle tâche est impossible. Si Rousseau devient copiste de lui-même (pour la Nouvelle Héloïse, il y a un dossier génétique de plusieurs milliers de pages), cela correspond au moment où trois notions qui définissent pour nous la « littérature » se lient les unes aux autres : la singularité de l’écriture (par opposition à l’écriture en collaboration), l’originalité de l’œuvre (par opposition à l’invention à l’intérieur de l’imitation, dans un temps où les histoires appartiennent à tout le monde, où les textes sont écrits avec des « lieux communs » au sens rhétorique et noble du terme, et où le réemploi est constant), et de l’auteur. Auparavant, en effet, c’est le libraire éditeur qui est propriétaire du texte, quelle qu’en soit l’origine : il a pu l’acheter à l’auteur, souvent rémunéré avec des exemplaires imprimés et non de l’argent, mais il a pu, aussi, en recevoir une copie sans rapport à l’auteur – par exemple, dans le cas des pièces de théâtre, une copie faite de mémoire ou avec l’aide des méthodes sténographiques… Donc le concept de propriété existe, mais il est totalement détaché de l’écriture. À partir du moment où se trouvent liées ces trois notions essentielles que sont l’individualisation de l’écriture, l’originalité de l’œuvre et la propriété littéraire, commence le sacre de l’écrivain, et la conservation par les auteurs eux-mêmes, par leurs héritiers et par les institutions, des manuscrits.
Michel Bouvier – Il est toujours difficile de distinguer parmi les livres publiés, avec chacune des variantes plus ou moins importantes, quelle doit être la parution « de référence ». Un collectionneur américain, qui a fondé sa propre bibliothèque, la Folger Library à Washington, a rassemblé quatre-vingts exemplaires de la même édition de Shakespeare. Ce comportement, à première vue déraisonnable, a ses raisons…
R. Chartier –Oui, j’en vois deux. La première est que Folger, collectionneur privé et fondateur d’une bibliothèque à Washington, avait une passion personnelle : acheter tous les exemplaires disponibles du premier folio de 1623 des Comedies, Histories and Tragedies de Shakespeare. Il était sans doute un peu maniaque, avec peut-être aussi une volonté de tarir le marché et donc de donner de la valeur à sa collection. Mais il y a un autre aspect : en 1623, les variantes du texte ne sont pas seulement entre des éditions, mais à l’intérieur de la même édition. Même dans la composition du premier folio, vous n’avez pas le même nombre de pièces selon les exemplaires. Certaines en comptent trente-cinq, mais d’autres en ont trente-six, parce qu’au cours de l’impression du livre, les libraires éditeurs ont pu acheter Troïlus et Cressida, ce qui fait que le contenu même du premier folio shakespearien est variable. Ensuite, la possibilité de corriger en cours de tirage fait que des variantes s’établissent entre des exemplaires d’une même édition. Donc la collation de tous les exemplaires subsistants d’une même édition peut être tenue comme la condition nécessaire pour une édition rigoureuse du texte.
M. Bouvier –On touche donc ici à une difficulté de la numérisation. Celle-ci permet en effet de passer à une nouvelle étape de la conservation et de la mise à disposition des lecteurs. Mais il convient de se demander quelle est l’édition choisie pour la numérisation. Or, dans le cas que vous citez, on voit la difficulté : il faudrait pratiquement numériser tous les exemplaires de toutes les éditions pour ne pas perdre la complexité de ce rapport au « texte » de Shakespeare. N’est-il pas plus simple de préserver avec soin nos bons vieux codex ?
R. Chartier – La numérisation a un double aspect : elle rend les comparaisons entre différentes versions plus faciles. Hamlet, par exemple, existe en trois textes, de 1603, 1604-1605 et 1623. Ils sont très différents les uns des autres, puisque le deuxième est le double du premier en longueur. Grâce à une technique numérique, il est possible de faire apparaître sur l’écran les mêmes passages, les mêmes vers, et de se rendre compte des différences. Encore faut-il qu’on ait numérisé toutes ces différentes versions et qu’on ne se contente pas d’une seule, qui deviendrait, à tort, la seule disponible ou la seule « référence ».
G. Vigarello –Mais en général, ceux qui établissent les éditions numériques ne font pas ces comparaisons, et ce genre d’éditions est assez rare.
R. Chartier –On peut en rencontrer, mais pas forcément à partir de la numérisation des collections d’une seule bibliothèque, car il faudrait, dans le cas d’Hamlet, qu’elle possède les trois éditions, ce qui est assez rare, mais il y a aussi parallèlement toute une série de collections électroniques qui dépassent les limites imposées par les numérisations de bibliothèques particulières. Il y a par exemple la collection « Early English Books ». Cela permet de numériser différentes éditions, mais d’un autre côté cela fétichise un exemplaire de chaque édition. Et les chercheurs, même les plus scrupuleux, n’ont pas toujours l’idée qu’il peut exister d’autres exemplaires avec des variantes de la même édition. Donc l’apparition du numérique permet à la fois une comparaison plus facile entre éditions, et en même temps elle donne un poids d’autorité à l’exemplaire qui a été utilisé pour la numérisation, et qui peut être le pur fait du hasard ou l’effet de considérations pratiques comme l’état de la reliure ou du livre.
M. Bouvier – Encore une fois, il faut donc attacher de l’importance à chaque exemplaire.
R. Chartier –De nombreux lecteurs trouveront que c’est beaucoup demander. Cependant, en termes de rigueur scientifique, c’est absolument fondamental.
G. Vigarello –Mais, le plus souvent, un seul exemplaire est numérisé, et dans certains cas, on est amené à se demander pourquoi une édition est retenue et pas telle autre. Il faut ajouter d’ailleurs que le lecteur « averti » peut deviner la raison pour laquelle telle ou telle édition a été choisie pour la version numérique (plus complète, ou explicitement révisée par l’auteur, ou jugée plus représentative de la culture du temps…). Cette même raison pourtant, je le redis, peut demeurer obscure, ce qui est le plus dommageable. Je constate en revanche une pratique croissante dans les grandes bibliothèques : celle consistant à numériser des éditions différentes du même texte. Ce qui est à souhaiter, mais ce qui demanderait à être toujours mieux clarifié.
R. Chartier –D’où l’enjeu de savoir qui est chargé des numérisations. Sans entrer dans la polémique opposant les bibliothèques françaises entre elles, on sait qu’il existe deux stratégies. La première consiste à s’appuyer sur une entreprise privée, qui a la capacité de numériser rapidement et massivement, mais qui le fait à l’extérieur de la bibliothèque et sans contrôle direct, puisque celle-ci défend, vis-à-vis des conservateurs, le secret de son procédé industriel. La seconde délègue l’opération technique à une entreprise privée, mais la numérisation est effectuée dans la bibliothèque. Récemment, j’ai visité la bibliothèque de la Diète à Tokyo, et la numérisation se fait sous le contrôle des bibliothécaires : chaque fois qu’un livre est numérisé, il est contrôlé sur un écran pour vérifier que chaque page a été correctement reproduite.
G. Vigarello –Mais cela montre bien l’importance des manuscrits pour la compréhension même des livres. Ne faut-il donc pas prendre des précautions à l’égard de ces manuscrits, car il y a là tout un patrimoine à protéger ? D’autant que le statut même de ce manuscrit change avec la numérisation systématique et préalable, depuis près de trois décennies, du texte donné à l’éditeur.
R. Chartier – L’attention prêtée aux manuscrits n’est pas ce qui me paraît le plus menacé. Les auteurs eux-mêmes ont une conscience assez vive de l’importance de leurs manuscrits, ils ont complètement incorporé cette idée de les conserver. C’est une forme de reconnaissance, d’accession au statut de véritable « auteur ». Les auteurs sont reconnus comme auteurs dignes d’intérêt par le simple fait que la bibliothèque leur demande à l’avance d’y déposer leurs manuscrits ! C’est un critère de distinction et de reconnaissance…
C’est pourquoi l’attention devrait plutôt porter sur le dernier stade de ce processus, c’est-à-dire le livre imprimé, qui est plus vulnérable. Il peut être menacé par le fait qu’on considère qu’à partir du moment où existent des substituts au livre dans sa matérialité première, la conservation de l’objet n’est pas une nécessité. C’est une tentation qui a existé, même chez des bibliothécaires, qui ont considéré qu’à partir du moment où il y avait numérisation, ou auparavant le microfilmage, on pouvait se débarrasser des collections.
Il y a une illusion derrière cela qui est paradoxalement partagée par ceux qui manient les livres et par les théoriciens du texte, c’est de penser qu’un texte est toujours identique à lui-même, indépendamment de sa forme d’inscription et de publication. La critique structuraliste et la pratique bibliothécaire considéraient de concert que si le texte était sauvegardé sur un nouveau support, on pouvait se débarrasser du livre. Cela a été la politique des bibliothèques américaines et anglaises, dans les années 1960-1970, lorsque de massifs microfilmages ont été faits. La British Library, par exemple, a vendu tous ses journaux du xixe siècle. On aurait dû pourtant comprendre la différence existant entre la lecture d’un article au sein d’un journal dans sa forme première, à la fois sur la surface de la page et dans l’unité du numéro, et la lecture du « même » article, décontextualisé, sur un écran. Seule la première permet de s’approcher vraiment des lectures des lecteurs du passé.
M. Bouvier – Je reviens à la « notion d’exemplaire ». Une autre particularité des livres imprimés (sur du papier !) consiste dans leur capacité à conserver les traces de lectures actives : notes dans les marges, sur les feuillets annexes (gardes ou pages originellement vierges, etc.). L’« interactivité » que l’on nous sert souvent pour parler des sources électroniques, me semble parfaitement convenir à l’imprimé. La conservation du patrimoine écrit passe aussi par la conservation de ces témoignages précieux de lecture. Ainsi des commentaires de Voltaire sur Rousseau par exemple. La fréquentation familière de ces objets-là nous fait savoir que les exemples sont presque infinis.
Ce qui est précieux dans le livre
G. Vigarello – Cela revient à distinguer deux types de problèmes. La numérisation, tout d’abord, fixe l’état d’un texte qui ne représente peut-être pas ce qui est le plus caractéristique du texte lui-même, par exemple, on numérise une édition de 1845, alors que ce qui est peut-être le plus important c’est une édition de 1840. Ensuite, ce qu’on numérise fait perdre au livre sa caractéristique concrète, alors même que cette caractéristique concrète peut avoir des spécificités extrêmement nombreuses et importantes : l’ex-libris, l’envoi, les caractéristiques propres du texte en fonction de son propriétaire.
Je trouve d’ailleurs, au passage, que, dans la formation même du bibliothécaire comme dans celle de l’historien, l’histoire de la matérialité du livre (du type de reliure par exemple, du type d’information existant au-delà du texte imprimé) devrait avoir plus de place. J’ajoute qu’il y a un usage, voire une sensualité, qui change selon la matérialité même de l’objet. Ce dernier point est rarement étudié, livré à l’intuition ou à la subjectivité du collectionneur.
R. Chartier – Effectivement on peut distinguer deux questions : la première concerne les choix des œuvres à numériser, la seconde s’inquiète de la possible relégation de l’objet original, parfois détruit et, souvent, soustrait à la communication. La question qui est alors posée, c’est de savoir ce qui est conservé ou ce qui est perdu avec la nouvelle forme donnée au texte.
Si la numérisation a été faite avec soin, elle peut conserver la page de titre, les ex-libris, les marginalia, la mise en page, etc., en revanche, ce qui n’est pas conservé, c’est tout ce qui concerne le papier, les filigranes et la nature du papier, qui, au moins jusqu’au xviiie siècle, était une question fondamentale pour le coût du livre et pour l’attente de la part du lecteur. Et, d’autre part, ce qui n’est pas préservé, c’est le format, c’est-à-dire que vous avez sur le même écran, qui peut être votre téléphone portable, la Bible de Gutenberg ou un petit in-douze. Cela explique que, s’il est nécessaire de développer des politiques de numérisation parce que cela rend possible une communication universelle des textes, il faut, en même temps, les accompagner non seulement de politiques de conservation et de classement du patrimoine, mais aussi d’une politique qui montre l’enjeu de cette conservation. Les livres ne sont pas des reliques, ou des trésors. Or il existe une tendance actuelle qui veut créer « des galeries des trésors ». On met les plus beaux livres sous vitrine, mais personne ne va plus jamais les ouvrir parce qu’ils ne sont plus aisément disponibles. Cette mode du trésor me paraît très dangereuse. Ce qu’il faut, au contraire, c’est montrer que les mêmes œuvres ont eu plusieurs vies à travers les différentes formes de leur publication, qu’elles ont été lues dans ces différentes formes, et si l’on veut maintenir un lien avec les compréhensions du passé, avec la présence du passé dans le présent, c’est ce projet profondément historique qu’il faut défendre.
Esprit –Mais le « trésor » ne correspond-il pas à un souci patrimonial ? C’est une forme de valorisation, qui insiste sur le caractère précieux de l’objet.
G. Vigarello –Oui, mais il faut se méfier d’une politique qui fossilise le livre, et qui le met dans une position telle qu’il n’est plus susceptible de manipulation ni de lecture concrète. Or, la manipulation et la lecture concrètes sont porteuses de compréhension de ces objets culturels. La valeur attribuée aux marges par exemple ou à la dimension des ouvrages peut changer avec le temps, mais il n’en reste pas moins que ce sont des objets culturels qui ont un poids extrêmement marquant. Et si le livre est mis dans une vitrine et montré sous un mode qui le rend de fait inaccessible, il est fossilisé. Le rôle des « réserves » dans les bibliothèques est d’ailleurs central : possibilité d’accès au livre précieux, possibilité de le conserver. À quoi s’ajoute que les politiques de réserve devraient être mieux explicitées, mieux connues aussi des utilisateurs et des chercheurs.
M. Bouvier – Les livres de la réserve (de la Bibliothèque nationale) sont accessibles à tout le monde, simplement avec quelques précautions… En ce qui concerne la manière de considérer les livres comme relevant du patrimoine, il faut souligner que les livres ont été séparés des autres objets de patrimoine à un moment datable, aux xviiie et xixe siècles. Jusqu’alors, les livres étaient souvent mélangés aux objets, gravures, etc. dans les cabinets de curiosités. Au xixe siècle, on a spécialisé les bibliothèques véritablement, comme simple source documentaire et c’est là que le malentendu s’est introduit.
J. Viardot – Le démantèlement des cabinets de curiosités, selon une logique d’organisation distinguant macrocosme et microcosme, a plutôt eu lieu au milieu du xviie siècle. À partir de là, l’organisation change et les collectionneurs privilégient une sorte de juxtaposition de livres rares. C’est à ce moment-là que Gaignat, le plus grand collectionneur du xviiie siècle, a trois collections : porcelaine, livres et tableaux, mais ces trois collections sont complètement séparées.
M. Bouvier –Mais l’âge d’or de la bibliothèque documentaire, c’est plutôt le xixe siècle. La plus grande accessibilité et les contraintes liées à cette accessibilité ne sont apparues que plus tard.
R. Chartier – La question du patrimoine est indissociable d’une interrogation sur le public auquel on destine la conservation des ouvrages. Certains lecteurs consultent des textes pour écrire des textes sur les textes qu’ils ont lus. Dans ce cas, l’accès à la matérialité première ou successive des œuvres est fondamental. D’autres lecteurs ne lisent pas pour écrire, mais simplement pour le plaisir ou l’intérêt de la lecture, et c’est dans ce cadre-là que la bibliothèque peut avoir une vocation de connaissance, avec pour objectif de montrer l’histoire longue de la culture écrite et de la fabrication du « livre ». Montrer, par exemple, que les livres ne sont pas fabriqués de la même manière sur la presse de Gutenberg et sur la presse Stanhope (pensons à la première page des Illusions perdues de Balzac), et aujourd’hui sur les écrans d’ordinateur ; qu’ils ne sont pas fabriqués de la même manière ou avec les mêmes formes dans différentes cultures, et même si l’on s’en tient au seul monde de l’imprimé, montrer les différentes techniques utilisées en Corée, au Japon, en Chine, fondées essentiellement sur la xylographie, et non sur la typographie. Cela peut être une manière de faire quelque chose d’intéressant pour le public. Je ne suis pas contre l’idée qu’il puisse y avoir un musée dans la bibliothèque, mais un musée actif, dynamique, qui ne se contente pas de mettre des objets derrière des vitrines. Il faudra bien parfois mettre des livres dans des expositions et les soustraire à la consultation, mais cela doit être dans un but pédagogique, dans un but de présentation du passé, surtout si l’on admet que le présent est toujours une sédimentation de passé. On évitera ainsi l’illusion de l’éternité du texte, indépendante de toute forme historique.
L’idée que l’interprétation d’un texte est dépendante d’une forme matérielle d’inscription vaut aussi bien pour un livre de poche de 1950 que pour la Bible de Gutenberg. C’est cela qu’il faudrait inclure dans la présentation pédagogique demandée aux bibliothèques. Il faut rappeler au lecteur que son rapport avec le texte n’est pas un rapport désincarné mais qu’il se lie, à la fois, à ce que l’objet propose ou impose par sa matérialité même et aux circonstances de la lecture. Nous nous intéressons aujourd’hui à ce qui est défini comme rare, les livres anciens, mais, du point de vue intellectuel, ce que l’on dit vaut tout aussi bien pour le texte électronique. C’est-à-dire que la différence des « formats » pour les textes électroniques est un élément important pour leur compréhension. Mais il est rendu moins visible parce que, pour la première fois, existe une séparation entre l’objet qui porte le texte et le texte lui-même. C’est le même objet, l’écran de l’ordinateur, qui donne à lire tous les textes, quel que soit leur genre ou leur usage, alors que jamais, dans les cultures écrites antérieures, cela n’a été le cas.
J. Viardot –Un collectionneur par exemple a rassemblé toutes les éditions de Paul et Virginie. Je ne comprenais pas bien pourquoi mais j’ai été impressionné le jour où j’ai vu sa collection : le roman de Bernardin de Saint-Pierre a en effet été publié dans tous les formats, dans toutes les conditions, de l’édition ultraluxe à l’édition la plus populaire. C’est extraordinaire de voir comment cet objet est passé d’un support dans un autre, d’une allure dans une autre, du plus grand luxe à l’édition de rien du tout, alors que va-t-on choisir ? Il faut attribuer un public à chacune des métamorphoses. C’est la collection qui constitue l’objet culturel intéressant.
R. Chartier –On trouverait d’autres exemples, où l’on voit que la matérialité change le texte, ainsi pour les romans de Richardson, ceux du xixe siècle, publiés en feuilletons ou en livres, ou le Don Quichotte. Dans certains chapbooks, qui sont les livres de colportage en Angleterre, l’histoire est réduite à vingt-quatre pages en format in-douze.
En même temps, Jean Viardot, vous introduisez une autre figure de lecteur, qui n’est ni le lecteur qui lit pour écrire sur les textes qu’il a lus, ni les lecteurs à qui on voudrait donner des repères historiques les plus utiles : la figure du collectionneur. Ceux-ci ne relèvent pas des politiques publiques, puisqu’on ne va pas dire aux bibliophiles ce qu’ils doivent collectionner, mais ils ont eu et ont un rôle essentiel dans la constitution de l’ordre des livres.
Les collectionneurs et l’accessibilité des livres
La figure du collectionneur introduit un double sens sur la valorisation du patrimoine. Vous entendez la valorisation dans un sens pédagogique, c’est-à-dire la valeur culturelle, mais il y a une valeur qui est simplement la valeur de marché, la valeur d’un livre sur le marché du livre ancien. Un livre rare c’est aussi un objet spéculatif, qui circule sur le marché, et dont des professions s’occupent. De telle sorte que quand on dit aujourd’hui valoriser davantage le livre, on peut l’entendre au sens de dynamiser le marché du livre ancien, y a-t-il des réflexions sur ce sujet ?
J. Viardot – Ce marché s’en charge tout seul. On peut même penser que, dans la mesure où les textes sont à la disposition de tout le monde, l’objet lui-même va s’archéologiser, ce qui peut valoriser l’objet ancien. Les gens seront beaucoup plus fascinés par cet objet mystérieux qui est un livre ancien parce qu’ils auront perdu l’image du livre ancien.
M. Bouvier –De même que l’on peut être fasciné par une tablette mésopotamienne, sans pour autant en mesurer pleinement le sens. Toutefois, au sein du marché de l’art, il faut rappeler que le marché du livre ancien pèse peu, notamment en comparaison avec le marché des tableaux. Pourtant, le patrimoine porté par ce marché-là vaut largement celui du patrimoine pictural. Globalement, c’est un petit marché, qui a du mal à se faire entendre des pouvoirs publics, comme les bibliothécaires d’ailleurs. Une souscription publique a permis d’aider le Louvre à acheter Les trois Grâces de Lucas Cranach, après une campagne largement relayée, qui a touché un large public. L’achat des manuscrits de Casanova s’est fait récemment grâce au mécénat d’une grande entreprise publique, mais c’est resté extrêmement discret, les journaux n’en ont pas beaucoup parlé. Parallèlement, les marchands de livres anciens et d’autographes ont lutté comme des tigres pour obtenir un lieu décent pour exposer cette activité : le Grand Palais depuis quatre ans. Le fait que la Foire internationale d’art contemporain (Fiac), ou le salon des antiquaires, se rassemble dans ce lieu-là ou ailleurs est admis comme une évidence. Mais nous, représentants des collectionneurs de livres, nous avons beaucoup de mal à nous faire entendre parce que nous représentons un petit marché.
Comment expliquez-vous ce décalage sans commune mesure entre le marché des tableaux et celui des livres ?
M. Bouvier – J’ai plusieurs hypothèses. Nous travaillons dans l’incompréhension générale. Le public n’est pas étonné qu’on dépense cinquante millions d’euros pour acheter un tableau de Picasso, mais ne comprend pas du tout qu’on dépense cinquante mille euros pour un certain exemplaire de l’édition originale des Fleurs du mal, alors qu’il y a de bonnes raisons de le faire. Une autre source de cette incompréhension est que le grand public ne voit pas les livres. Je ne comprends pas qu’il n’y ait pas de livres de Champolion dans les salles d’égyptologie du Louvre, je ne comprends pas que dans la collection Dutuit au Petit Palais, gratuit, ouvert, les livres soient aussi cachés. Les frères Dutuit étaient parmi les plus grands collectionneurs de livres il y a cent ans. Leurs livres sont au musée du Petit Palais, mais je vous mets au défi de les trouver. Les Dutuit avaient une collection fabuleuse, et l’exposition ne montre que trois ou quatre livres dans une vitrine au fond d’une salle, alors qu’il y aurait de quoi faire une exposition magnifique. Par contre, les vases, brosses à cheveux et meubles d’usage sont immédiatement visibles. Pourquoi ? Parce que le conservateur en chef du musée du Petit Palais est sans doute sorti de l’École du Louvre, et ne comprend pas pourquoi il passerait du temps avec ce dont nous parlons depuis tout à l’heure. S’il n’y a pas de demande, c’est sans doute parce qu’il n’y a pas d’offre. Au Metropolitan, on voit quelques livres, à Beaubourg les expositions montrent des livres, c’est même un contre-exemple intéressant : aux expositions de Beaubourg sur tel ou tel mouvement, on voit régulièrement des livres et tout le monde comprend qu’ils soient là. C’est en effet un reste de la pluridisciplinarité qui faisait partie de la vocation initiale de Beaubourg, mais qui concerne justement le xxe siècle. C’est sans doute un problème de profil professionnel des conservateurs. L’École des chartes et l’École du Louvre ne communiquent pas du tout. Ce sont deux mondes qui s’observent avec un certain dédain. Au Louvre, on ne montre pas de livres. Au musée Guimet, dont la bibliothèque a été refaite, on a choisi un décor de dos de livres sans aucun intérêt, alors qu’on pourrait montrer des livres sur le japonisme, sur l’histoire des relations entre l’Orient et l’Occident, sur les voyages. Ces livres existent, on ne les voit pas.
G. Vigarello –On peut avancer une hypothèse plus triviale : le livre est un objet complètement fermé, et petit. Il peut recéler des trésors, mais ces trésors sont cachés. Ou s’ils se voient, dans le cas des miniatures, c’est sous une forme statique : une miniature ouverte à une certaine page. Une des possibilités pour mettre en valeur les livres c’est de réutiliser l’informatique, et faire en sorte que sur le mode d’exposition, il y ait un certain nombre d’écrans qui permettent d’accéder aux pages qui sont dans le livre de miniatures que l’on peut voir par ailleurs. Il existe des formules comme cela. Par exemple à Chantilly, on peut voir des miniatures des Très riches heures grâce à ce procédé. Les miniatures exposées ne sont que des copies, en revanche quand vous allez dans la bibliothèque du musée Condé, vous avez accès à des ordinateurs, qui vous donnent la possibilité de feuilleter les livres sous forme numérique. À quoi s’ajoutent d’ailleurs les zooms les plus divers donnant le sentiment étonnant d’explorer le document quasi avec minutie.
Mais cela n’est-il pas lié au fait que les livres sont essentiellement des objets personnels ? Est-ce que les collectionneurs aiment que l’on aille lire leurs textes ?
J. Viardot – Pas beaucoup. J’en connais beaucoup pour qui il n’est pas question que qui que ce soit accède à leurs livres, et même leurs meilleurs amis. C’est d’une part pour cacher ce qu’ils possèdent, et d’autre part parce que c’est très décevant pour un collectionneur de montrer ses livres à quelqu’un qui n’est pas capable de les apprécier comme lui, c’est-à-dire selon les codes. À qui peut-il les montrer ? À deux ou trois autres collectionneurs.
Je pense surtout que pour tout le monde, les livres sont des textes à lire et que très peu de gens sont sensibles à la matérialité des livres. Quant à percevoir les mérites spécifiques et bibliophiliques de livres, c’est un savoir secret réservé à un très petit nombre. Quand on était tulipomane au xviie siècle, on savait exactement décider de ce qui constituait la rareté des tulipes, mais c’était un petit code extrêmement secret. Au fond, nos codes sont presque aussi secrets. Pour qu’une tulipe soit rare donc précieuse, il faut qu’elle réponde à une check list de particularités distinctives qui ont été fétichisées. Le code c’est : est-elle bordée, est-elle huilée, est-elle à pièces emportées, a-t-elle un beau vase ? Ce sont ces quatre paramètres, lesquels ont des coefficients différents qu’il faut examiner, puis on fait l’addition, et comme le dit Walter Benjamin, on essaie d’évaluer la consonance de ces paramètres pour élire « miss tulipe ». Et c’est exactement la même chose dans notre profession.
M. Bouvier – Je ne suis pas d’accord. Contrairement à la caricature du bibliophile, je connais beaucoup de collectionneurs qui sont ouverts aux chercheurs et heureux d’avoir des interlocuteurs à qui ils peuvent montrer ce qu’ils ont. Je suis allé chez plusieurs bibliophiles, qui sont très contents de montrer leur bibliothèque. Évidemment, il y a assez peu de dialogue, c’est une relation muette : le collectionneur sort un livre, l’ouvre, le visiteur regarde un moment, et l’autre range son livre. L’échange a été muet, mais il a eu lieu, le livre a raconté une histoire identique aux deux personnes et elles se sont comprises, puis le dialogue est terminé. Ce n’est pas un examen scientifique, mais les histoires qui sont racontées comme cela sont riches. Avant d’en arriver au savoir bibliophilique, il faut monter les premières marches, et cela ne peut pas se faire sans incitation.
Quand on évoque la spéculation, il y a comme un reproche. Je n’aime pas beaucoup le terme de spéculation et je dirais plutôt « mettre un prix ». En effet, plus on met des prix hauts, plus l’objet est protégé. Je pense donc que la spéculation n’est pas que néfaste, car elle attire l’attention et elle permet aussi une meilleure protection.
J. Viardot –De toute façon, la spéculation sur les objets rares est un faux problème. Certes il y a eu de la spéculation sur les tulipes, qui s’est mal terminée quand la bulle spéculative a éclaté, mais l’effet des spéculateurs reste assez marginal, car il faut qu’il y ait des passionnés pour qu’il y ait des spéculateurs. Ils perturbent parfois les données, mais c’est plutôt une menace qu’une complicité. Mais une justification des collectionneurs se trouve dans le soin qu’ils prennent des livres. Les sommes d’argent injectées par les collectionneurs privés pour la conservation et l’entretien des livres sont énormes. Imaginez l’argent que dépensent les collectionneurs privés pour les soins qu’ils donnent aux livres : restauration, emboîtage, stockage, c’est absolument considérable. Cela doit correspondre à mille fois ce que font les pouvoirs publics. Le jour où les pouvoirs publics seront très riches, ils pourront peut-être se substituer au privé, mais pour l’instant le privé assure une conservation extrêmement soigneuse. C’est à la fois très important et impossible à évaluer. On peut évaluer ce qu’achètent dans une année les collectionneurs car le marché est de plus en plus transparent, mais pas ce qu’ils dépensent en entretien. Les conditions dans lesquelles sont conservés les livres chez les collectionneurs sont épatantes ! Après cela, les livres tournent et l’État peut en effet intervenir et choisir, mais il trouve des exemplaires en bon état.
Mais que sait-on de ce qui est préservé ou perdu du patrimoine des livres. Certains livres sont bien conservés mais une part a définitivement disparu, d’autres enfin, qu’on croyait perdus, réapparaissent. Les livres importants sont-ils transmis et conservés ?
J. Viardot –Au xviiie siècle, deux types de livres sont collectionnés : les hétérodoxes et les impressions sur vélin. Les milliardaires de l’époque qui collectionnent les hétérodoxes n’y comprennent rien car c’est horriblement compliqué, ce sont des livres qui traitent de questions de théologie très absconses. Au xviiie siècle, le livre le plus rare du monde, c’est Christianismi restitutio de Michel Servet. Aujourd’hui, cela n’intéresse personne. Les livres que collectionnaient les amateurs à la période romantique ne sont plus du tout ceux qu’on collectionne aujourd’hui, et même presque d’une génération à l’autre il y a des différences.
R.Chartier – Il y a cependant des lois de la disparition. Jean- François Gilmont a établi des taux de survie probable en fonction à la fois des formats et des lieux de conservation. Il l’a fait pour plus de deux cent cinquante exemplaires du martyrologue de Jean Crespin, un texte protestant du xvie siècle. Évidemment la conclusion était assez attendue : les livres en format in-folio conservés dans des bibliothèques d’institutions religieuses avaient plus de chances d’être conservés que le même texte dans des petits formats qui avaient une plus grande circulation. C’est ce qui explique pourquoi les plus grandes disparitions portent souvent sur les textes les plus massivement imprimés. Beaucoup de livres de colportage, chapbooks anglais, ouvrages de la Bibliothèque bleue, livres de cordel espagnols ou brésiliens, ont été très peu conservés, alors que si vous ouvrez n’importe quel inventaire après décès d’un libraire de Troyes ou de Londres du xviie siècle, spécialisé dans ce marché du « livre populaire », c’est par centaines ou milliers que se rencontrent les volumes qu’il a en magasin.
Ce qui fait que l’une des préoccupations majeures, dans l’objectif de donner à voir le patrimoine écrit, doit s’attacher aux imprimés qui ne sont pas des livres, ce qui est fondamental puisque beaucoup d’imprimeries anciennes n’ont jamais imprimé un seul livre, mais des feuilles volantes, des affiches, des faire-part, ce que les institutions de la ville demandaient, ce qu’on appelle « travaux de ville », et qui assuraient les revenus des imprimeries, y compris celles qui impriment aussi des livres. Mais, pour en revenir aux livres, je ne sais pas si l’on a des données objectives sur ce que deviennent les collections des collectionneurs, entre les ventes publiques, les dons aux bibliothèques, les conservations par les héritiers…
M. Bouvier –Au moment d’une vente publique ou privée, l’État peut intervenir. Le conservateur de la Bibliothèque nationale peut dire : il nous manque telle impression de Paris que nous devons avoir, et donc dans cette collection, nous choisissons tels exemplaires.
Lecture et nouveaux supports
Vous avez bien montré l’importance du travail d’imprimerie et des questions matérielles pour l’intelligence des textes. Faut-il alors s’inquiéter du passage du support papier aux tablettes numériques ? Qu’est-ce que cela change du point de vue de la lecture et de la formation intellectuelle, de la compréhension des textes ?
R. Chartier – Il s’agit d’abord d’une question générationnelle : jusqu’à présent des générations de lecteurs venaient à la textualité numérique à partir de l’expérience d’une culture écrite manuscrite, imprimée, épigraphique. À l’inverse, maintenant, les jeunes générations élevées dans une grande familiarité avec les outils numériques, au moins dans les pays où la présence des ordinateurs est immédiate, ne découvriront que par l’école d’autres formes de la culture écrite, par exemple l’écriture à la main, ou la lecture de l’imprimé. L’école doit-elle s’inscrire de plain-pied dans cette culture numérique, par exemple en remplaçant les manuels par des tablettes numériques, ou doit-elle montrer la force, la puissance et l’intérêt particulier du codex ? Si l’on admet la seconde hypothèse, il faut se demander pourquoi.
À mon avis, la réponse tient non seulement à ce que l’on a dit pour les livres du passé dont la compréhension serait perdue s’ils n’étaient plus que des textes électroniques, mais aussi à un phénomène intrinsèque qu’a bien montré Milad Doueihi dans son livre la Grande conversion numérique2, à savoir la structure anthologique du texte numérique. L’idée est que tout texte numérique est, en quelque sorte, une banque de données faite de fragments juxtaposés relativement indépendants les uns des autres, et qui peuvent être lus sans que le lecteur se préoccupe de les resituer à l’intérieur d’une totalité de discours.
On peut voir cette réalité comme permettant l’invention d’un nouvel ordre du discours, fait de fragments malléables, mobilisables, déplaçables, ou bien on peut penser qu’il y a là un défi très profond lancé aux catégories que nous avons évoquées : individualité, originalité, propriété. Ces trois notions supposent que, d’une manière ou d’une autre, même si un lecteur n’est jamais obligé de lire toutes les pages d’un livre imprimé, il puisse resituer le fragment de texte (chapitre, paragraphe, citation) à l’intérieur d’une totalité, qui était la totalité du discours, attribuée à une originalité créatrice, à une individualité d’écriture, et qui était l’objet d’une propriété. Mais pour qu’il y ait propriété sur un discours, encore faut-il que sa cohérence, son identité, sa totalité soient perceptibles et délimitables ; pour qu’il y ait propriété, il faut qu’il y ait des limites.
On est devant ce défi, ou ces deux possibles futurs : l’un dans lequel l’ordre du discours basculerait et abandonnerait les contraintes du codex, c’est-à-dire le rapport entre le fragment et la totalité, et les contraintes du copyright, c’est-à-dire l’appropriation particulière d’un texte par celui qui l’a écrit ou celui qui l’édite ; l’autre, comme on le voit aujourd’hui, où les catégories anciennes resteront dominantes et trouveront dans l’objet imprimé une forme de matérialisation de l’œuvre qui est beaucoup plus immédiate que dans la structure anthologique de la textualité numérique.
De là, la possibilité de mieux comprendre une controverse majeure de notre présent. Quel est, en effet, le projet de Google ? C’est fondamentalement d’exploiter un marché de fragments, ceux qui constituent l’information. Or qu’est-ce qui fait l’information ? Comme dans une base de données, ce sont des fragments qu’on peut recomposer selon ses besoins. De là, la grande différence avec les politiques de numérisation fondées sur l’idée de la bibliothèque, ou de l’œuvre, qui cherchent à préserver une cohérence. Derrière les oppositions techniques, politiques, linguistiques ou juridiques, la raison de fond des divergences est là.
Ce qui intéresse Google est la constitution d’un monde numérique entendu comme une banque de fragments. C’est ce qui explique pourquoi Google veut tout numériser, indistinctement3. On peut penser qu’après un certain temps, une telle entreprise s’arrêtera parce qu’elle arrivera à une saturation, avec des rendements décroissants. La firme californienne ajoute à ce projet commercial une politique de culture, certes, mais le point fondamental est bien la vente de l’information, car ce qui fait les revenus de Google, c’est la publicité qui est liée principalement à Google Search, et non pas à Google Books.
Si vous ajoutez le fait que cette structure anthologique est accompagnée d’une lecture qui elle-même est une lecture discontinue, fragmentée, segmentée, qui compose à chaque fois des écrans textuels qui sont décidés par le lecteur, qui sont éphémères et qui sont tout à fait spécifiques, vous êtes devant une contradiction profonde entre les possibilités du numérique et les catégories qui, pour nous, sont attachées au discours, peut-être depuis le xviiie siècle : le discours adressé au public dont parle Kant, l’œuvre, sanctifiée par le sacre de l’écrivain, l’œuvre protégée par le copyright. Dans le cas de la propriété, la question de l’identité de l’œuvre est plus problématique puisque, selon les lois du copyright, c’est une œuvre dont la matérialité peut être extrêmement diverse, mais qui est suffisamment identifiable pour qu’on affirme qu’il s’agit toujours de la même œuvre, même si c’est une adaptation cinématographique, un téléfilm, ou différentes éditions. Néanmoins, même dans ce cas où la dématérialisation est la plus forte, des critères de stabilité existent. On peut discuter de ces critères qui varient dans l’histoire : ainsi lorsque le droit devient plus structuraliste, il considère que c’est toujours la même œuvre si la trame narrative a été conservée alors même qu’ont été changés les lieux, les personnages et les temps, ou bien on peut considérer que c’est parce que c’est l’invention d’une figure de héros qui permet de définir une œuvre dans sa singularité. Peu importe la définition, l’important c’est qu’il y ait un minimum de stabilité reconnaissable.
G. Vigarello – Pour des raisons de construction intellectuelle, il semble difficile de se passer d’une référence à une œuvre qui fasse tout, qui soit construite comme tout. Il paraît difficile d’ambitionner la compréhension du monde s’il ne demeure pas des œuvres qui fassent totalité. Et dans le cas du livre, le geste même de tenue et d’exploration des pages participe de ce sentiment de totalisation. La matérialité, ici encore, joue un rôle : tenir à la main, feuilleter en un instant, survoler les chapitres, passer de l’index au texte par un simple regard, autant de « facilités » dont il est difficile de se défaire pour un habitué du livre.
R. Chartier – Je trouve justement que les textes les plus intéressants sur le monde numérique sont ceux qui poussent jusqu’à un point extrême l’invention d’une nouvelle forme de textualité. Ainsi les textes de Milad Doueihi ou de Rodriguez de las Heras, dans lesquels le monde des discours devient fluide, malléable, mobile, composé de fragments. Pour Rodriguez de las Heras, dans l’univers digital, ce n’est pas le livre qui est plié, mais c’est une textualité en son entier qui est à déplier par le lecteur sur l’écran. Il voit aussi la textualité numérique comme un immense mur, et l’écran serait seulement un zoom sur ce mur. De même parler de page pour l’internet est impropre, il s’agit d’assemblages textuels qui sont chaque fois éphémères et singuliers. Nos « pages » ne durent que quelques secondes, ce qui rend très difficiles les problèmes d’archivage du patrimoine de la textualité numérique.
Pour nous, cela nous paraît encore étrange et minoritaire, et ce doit être le cas pour la plus grande partie des lecteurs. En effet, les plus grands succès du livre électronique sont remportés par des éditions de textes qui ont eux-mêmes une structure anthologique : ce sont des dictionnaires, des encyclopédies, actualisables et où personne n’a nécessairement besoin de connaître la totalité pour utiliser le fragment. À l’inverse, pour le moment, il y a une résistance à la forme numérique – peut-être parce que les tablettes s’adressent à des lecteurs formés par la culture imprimée – des essais, des livres d’histoire, éventuellement même des romans, qui supposent que la totalité soit le référent, même si l’on ne lit qu’un extrait, pour l’argumentation, pour la démonstration, ou pour la narration. L’année dernière, on a parlé du succès extraordinaire du livre numérique, c’est vrai, mais cela ne représente jamais que 5% au grand maximum de la totalité des ventes de livres, même aux États-Unis. Progrès important des tablettes et des livres électroniques donc, mais qui reste limité par rapport à un attachement qui reste fort, au moins pour ces genres-là, à la forme traditionnelle de lecture.
Quel type de lecture le numérique autorise-t-il ? La lecture d’innutrition va disparaître. De même que la lecture commentée. Quand on lit sur un support papier, on intervient, parfois avec un crayon, on gribouille. Peut-on le faire sur une tablette ?
R. Chartier – Les promesses du monde numérique sont infinies, mais à condition de les séparer de la catégorie de propriété, donc de la stabilité du texte. L’interactivité est rendue infiniment plus facile par le monde numérique que par une composition typographique classique qui laisse des blancs, mais sans possibilité de changer le texte imprimé. Heureusement pour nous historiens, il y a les marges, où des lecteurs ont écrit leurs réactions face au texte. Le problème que vous soulignez, celui du texte numérique qui devient plus fermé que ne l’est le texte imprimé alors que l’invention du numérique promettait justement l’ouverture des textes, vient de ce que l’on a voulu appliquer au monde numérique les critères qui préservaient l’idée de propriété intellectuelle dans celui de l’imprimé.
Or, pour qu’il y ait propriété, il faut qu’il y ait une œuvre qui soit l’objet de cette propriété, si bien que le texte doit être fermé. Sur les nouveaux supports électroniques, ceux du marché des textes, on ne peut ni copier les textes, ni les transmettre, ni même les imprimer. Les « sécurités » ont ainsi figé ce qui était une textualité inventée pour une communication libre, ouverte, gratuite. Ce mode de textualité reste le critère de la communication électronique, mais il ne peut pas être celui de l’édition électronique, d’où le paradoxe selon lequel il est plus facile d’écrire dans un livre de poche que dans certains des textes électroniques vendus sur des tablettes, et qui ne sont ni ouverts, ni transférables, ni imprimables.
Mais pour que les textes restent des objets commerciaux, il faut qu’ils soient verrouillés. Sur les nouveaux supports de lecture numérique, en particulier les tablettes et les téléphones à écran tactile, tous les fichiers sont verrouillés, les échanges sécurisés… On est bien loin de cette utopie de la libre communication et du participatif qui existait au début de l’internet.
R. Chartier –Vous désignez là la distinction entre la communication électronique et l’édition électronique. Comme elles sont toutes les deux des formes de « publication », on a pu les confondre. La communication garde ces caractères de liberté, de gratuité, de malléabilité. L’édition électronique, qui édite des textes qui font discours, qui font œuvre, doit, pour sa part, inscrire dans la nouvelle technologie des dispositifs qui empêchent la liberté, la gratuité et la malléabilité des textes. C’est là un paradoxe fondamental. La distinction s’est esquissée entre, d’une part, une édition électronique qui essaie de rapatrier dans la nouvelle technique des dispositifs qui permettent de respecter les anciennes catégories et, d’autre part, la vitalité inventive d’une communication électronique, qui peut donner lieu à de nouvelles formes d’écriture, par exemple les blogs, et qui suppose la malléabilité de textes que l’on ouvre à volonté. Certains romanciers ont essayé de profiter de cela : se désapproprier de l’œuvre et la laisser ouverte.
C’était le rêve de Michel Foucault, qui n’avait jamais vu d’ordinateur en 1970, quand il prononça sa leçon inaugurale au Collège de France. Le rêve était d’inscrire la nouvelle parole dans une parole déjà là, sans attribution individuelle, dans un flux ininterrompu de discours sans auteur.
Je pense qu’il aurait apprécié les mutations actuelles. Sauf peut-être appliqué à ses propres œuvres… C’est là le problème : pour les auteurs, la propriété intellectuelle, qui a un aspect économique fondamental, est aussi la condition de l’assignation de l’œuvre à une création singulière. Et les tentatives d’édition en ligne directement par des auteurs n’ont pas encore trouvé leur modèle économique.
Peut-être la différence est-elle moins grande entre notre monde textuel électronique, fait d’archipel de discours sans appropriation et l’écriture à la Renaissance qu’entre cette écriture et l’ordre des discours né au xviiie siècle. Le concept de plagiat, par exemple, n’a aucun sens aux xvie et xviie siècles, et toutes les œuvres ont des continuations. Dans le cas du vol d’une intrigue, la seule possibilité pour l’auteur premier, c’est d’intégrer la continuation, comme l’a fait Cervantès dans la seconde partie de Don Quichotte, pour la transformer en un objet de raillerie. Avant le xviiie siècle, l’invention littéraire consistait à déplacer et à inventer à l’intérieur d’une imitation. La propriété n’appartenait pas à l’auteur, et l’écriture en collaboration était infiniment plus fréquente qu’on ne le pense, en particulier pour les genres les plus littéraires. Est-ce là le futur de la culture écrite ?
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Michel Bouvier est libraire-expert ; Jean Viardot est historien de la bibliophilie ; Roger Chartier et Georges Vigarello sont historiens. Roger Chartier fait paraître prochainement chez Gallimard, Cardenio entre Cervantès et Shakespeare. Histoire d’une pièce perdue.
- 1.
Paul Bénichou, le Sacre de l’écrivain. 1750-1830. Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne, Paris, José Corti, 1973.
- 2.
Milad Doueihi, la Grande conversion numérique, Paris, Le Seuil, 2008.
- 3.
Voir, dans « Librairie » (infra, p. 198), le compte rendu du livre de Robert Darnton, Apologie du livre. Demain, aujourd’hui, hier, Paris, Gallimard, coll.« Nrf essais », 2011.